Cet inconnu mourut en 1703, et fut enterré la nuit à la paroiffe de St Paul. Ce qui redouble l'étonnement, c'eft que quand on l'envoya dans l'île Ste Marguerite, il ne difparut dans l'Europe aucun homme confidérable. Ce prifonnier l'était fans doute; car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'ile. Le gouverneur mettait lui-même les plats fur fa table, et enfuite fe retirait après l'avoir enfermé. Un jour le prifonnier écrivit avec un couteau fur une affiette d'argent, et jeta l'affiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage prefque au pied de la tour. Un pêcheur à qui ce bateau appartenait ramaffa l'affiette et la rapporta au gouverneur. Celui-ci étonné demanda au pêcheur: Avez-vous lu " ce qui eft écrit fur cette affiette, et quelqu'un » l'a-t-il vue entre vos mains? Je ne fais pas » lire, répondit le pêcheur. Je viens de la trouver, perfonne ne l'a vue. Ce payfan fut retenu jufqu'à ce que le gouverneur fût bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'affiette n'avait été vue de perfonne. Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne favoir pas lire. Parmi les perfonnes qui ont eu une connaissance immédiate de ce fait, il y en a une très-digne de foi qui vit encore. (*) M. de Chamillart fut le dernier miniftre qui eût cet étrange fecret. Le fecond maréchal de la Feuillade, fon gendre, parle, et qui a appartenu au maréchal de Richelieu, eft témoin de ce que j'avance; et M. de Bernaville, fucceffeur de Saint-Mars, me l'a confirmé. (Voyez le Dictionnaire philofophique, articles Ana, Anecdotes.)

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(*) Cecia été écrit en 1760.

m'a dit qu'à la mort de fon beau-père, il le conjura à genoux de lui apprendre ce que c'était que cet homme, qu'on ne connut jamais que fous le nom de l'homme au mafque de fer. Chamillart lui répondit que c'était le fecret de l'Etat, et qu'il avait fait ferment de ne le révéler jamais. Enfin il reste encore beaucoup de mes contemporains qui dépofent de la vérité de ce que j'avance, et je ne connais point de fait ni plus extraordinaire ni mieux conftaté.

Louis XIV cependant partageait fon temps entre les plaisirs qui étaient de fon âge, et les affaires qui étaient de fon devoir. Il tenait confeil tous les jours, et travaillait enfuite fecrétement avec Colbert. Ce travail fecret fut l'origine de la catastrophe du célèbre Fouquet, dans laquelle furent enveloppés le fecrétaire d'Etat Guenegaud, Péliffon, Gourville et tant d'autres. La chute de ce miniftre, à qui on avait bien moins de reproches à faire qu'au cardinal Mazarin, fit voir qu'il n'appartient pas à tout le monde de faire les mê. mes fautes. Sa perce était déjà réfolue, quand le roi accepta la fête magnifique que ce miniftre luidonna dans fa maifon de Vaux. Ce palais et les jardins lui avaient coûté dix-huit millions, qui en valent aujourd'hui environ trente-cinq. (bb) Il avait bâti le palais deux fois, et acheté trois

(hh) Les comptes qui le prouvent étaient à Vaux, aujour d'hui Villars, en 1718, et doivent y être encore. M. le duc de Villars, fils du maréchal, confirme ce fait. Il eft moius fingulier qu'on ne penfe. Vous voyez dans les mémoires de l'abbé de Choifi que le marquis de Louvois lui difait en lui parlant de Meudon: Je fuis fur le quatorzième million.

hameaux, dont le terrain fut enfermé dans ces jardins immenfes, plantés en partie par le Nôtre, et regardés alors comme les plus beaux de l'Europe. Les eaux jailliffantes de Vaux, qui parurent depuis au-deffous du médiocre après celles de Verfailles, de Marli et de St Cloud, étaient alors des prodiges. Mais quelque belle que foit cette maifon, cette dépenfe de dix-huit millions, dont les comptes existent encore, prouve qu'il avait été fervi avec auffi peu d'économie qu'il fervait le roi. Il eft vrai qu'il s'en fallait beaucoup que St Germain et Fontainebleau, les feules maifons de plaifance habitées par le roi, approchaffent de la beauté de Vaux. Louis XIV le fentit, et fut irrité. On voit par-tout dans cette maifon les armes et la devise de Fouquet. C'est un écureuil avec ces paroles: Quò non afcendam? Où ne monterai-je point? Le roi fe les fit expliquer. L'ambition de cette devife ne fervit pas à apaifer le monarque. Les courtifans remarquèrent que l'écureuil était peint par-tout, pourfuivi par une couleuvre, qui était les armes de Colbert. La fête fut au-deffus de celles que le cardinal Mazarin avait données, non-feulement pour la magnificence, mais pour le goût. On y repréfenta, pour la première fois, les Fâcheux de Molière. Péliffon avait fait le prologue qu'on admira. Les plaifirs publics cachent ou préparent fi fouvent à la cour des défaftres particuliers que, fans la reine-nière, le fur- intendant et Péliffon auraient été arrêtés dans Vaux le jour de la fête. Ce qui augmentait le reffentiment du roi, c'est que mademoiselle de la

Vallière

Vallière, pour qui le prince commençait à fentir une vraie paffion, avait été un des objets des goûts paffagers du furintendant, qui ne ménageait rien pour les fatisfaire. Il avait offert à mademoiselle de la Vallière deux cents mille livres, et cette offre avait été reçue avec indignation, avant qu'elle eût aucun deffein fur le cœur du roi. Le furintendant, s'étant aperçu depuis quel puiffant rival il avait, voulut être le confident de celle dont il n'avait pu être le poffeffeur; et cela même irritait encore.

Le roi, qui dans un premier mouvement d'indignation, avait été tenté de faire arrêter le furintendant au milieu même de la fête qu'il en recevait, ufa enfuite d'une diffimulation peu néceffaire. On eût dit que ce monarque déjà tout-puiffant eût craint le parti que Fouquet s'était fait.

Il était procureur-général du parlement; et cette charge lui donnait le privilége d'étre jugé par les chambres affemblées: mais après que tant de princes, de maréchaux et de ducs avaient été jugés par des commiffaires, on eût pu traiter comme eux un magiftrat, puifqu'on voulait fe fervir de ces voies extraordinaires, qui fans être injustes laiffent toujours un foupçon d'injustice.

Colbert l'engagea, par un artifice peu honorable, à vendre fa charge. On lui en offrit jusqu'à dix-huit cents mille livres, qui vaudraient trois millions et demi de nos jours, et par un mal-entendu il ne la vendit que quatorze cents mille francs. Le prix exceffif des places au parlement, fi diminué depuis, prouve quel refte de confidéT. 20. Siècle. Tome III.

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ration ce corps avait confervé dans fon abaiffe. ment même. Le duc de Guife, grand-chambellan du roi, n'avait vendu cette charge de la couronne au duc de Bouillon que huit cent mille livres.

C'était la fronde, c'était la guerre de Paris qui avait mis ce prix aux charges de judicature. Si c'était un des grands défauts et un des grands malheurs d'un gouvernement long-temps obéré, que la France fût l'unique pays de la terre où les places de juges fuffent vénales, c'était une fuite du levain de la fédition, et c'était une espèce d'infulte faite au trône, qu'une place de procureur du roi coûtât plus que les premières dignités de la cou

ronne.

Fouquet, pour avoir diffipé les finances de l'Etat, et pour en avoir ufé comme des fiennes propres, n'en avait pas moins de grandeur dans l'ame. Ses déprédations n'avaient été que des licences et des libéralités. Il fit porter à l'épargne le prix de fa charge; et cette belle action ne le fauva pas. On attira avec adresse à Nantes † un homme qu'un exempt et deux gardes pouvaient arrêter à Paris. Le roi lui fit des careffes avant fa difgrace. Je ne fais pourquoi la plupart des princes affectent d'ordinaire de tromper, par de fauffes bontés, ceux de leurs fujets qu'ils veulent perdre. La diffimulation alors eft l'oppofé de la grandeur. Elle n'eft jamais une vertu, et ne peut devenir un talent eftimable que quand elle eft abfolument néceffaire. Louis XIV parut fortir de fon caractère; mais on lui avait fait entendre

† 1661.