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AGRIPPINE.

J'avais rempli mon devoir rigoureux;

Et, bientôt l'abjurant pour un droit généreux,

Mon cœur s'applaudissait : j'apprends en mon asile
Que demain le pardon pourrait être inutile.
Ces guerriers à l'instant sont venus m'annoncer
Que Pison par des cris s'entendait menacer,
Qu'on demandait sa tête, et qu'un ordre suprême
Convoquait le sénat au sein de la nuit même.
Leurs voix contre Pison ne s'élèveront plus;
Comme eux je viens le rendre aux vertus de Cnéius.
A de longs repentirs mon courroux l'abandonne.
Auguste a pardonné : Germanicus pardonne.
De ses persécuteurs il fut longtemps l'appui ;
Sa veuve en l'imitant reste digne de lui;

Il lui suffit des pleurs qu'il vous a fait répandre;
Les regrets des Romains ont bien vengé sa cendre ;
Et, dút ce pardon même être accusé d'orgueil,
Des hommages sanglants souilleraient son cercueil.
TIBÈRE.

Qu'entends-je! le sénat peut souffrir ce langage!
Romains dégénérés, prêts à tout esclavage,
Au gré de son caprice, Agrippine, en un jour,
Pourra-t-elle accuser, pardonner tour à tour?
Non; que Pison périsse, ou qu'il se justifie.
Flétrir un sénateur en lui laissant la vie !
Non respectez sa gloire, et surtout l'équité;
Non : du sénat romain gardez la dignité.
Cet insolent pardon n'a rien de magnanime:
Si Pison fut coupable, on vous demande un crime
Envers les saintes lois dont vous êtes l'appui ;
Et, s'il est innocent, le crime est envers lui.

SCÈNE V.

TIBÈRE, AGRIPPINE, CNÉIUS, SÉNATEURS, LIGTEURS,

GUERRIERS.

GNEIUS.

Sénat!

TIBÈRE.

Venez, Cnéius; joignez-vous à Tibère : Défendez avec moi l'honneur de votre père · Celle qui l'accusait ose lui pardonner,

Tandis qu'ailleurs peut-être on veut l'assassiner.

AGRIPPINE.

Moi! grands dieux ! moi, Tibère ! Ah! faut-il me défendre ? CNÉIUS.

A vous justifier pourquoi daigner descendre?

Le nom seul d'Agrippine interdit le soupçon,

Et vous ne craignez pas les secrets de Pison.

Mais vous, pères conscrits, vous devez tout connaître :
On vient de m'arracher du toit qui m'a vu naître ;
J'entends partout les cris de ce peuple égaré;
Partout le nom d'un père aux insultes livré;
Partout Germanicus! Agrippine! vengeance!
Pison!... Sur l'empereur on garde le silence.
J'apprends que le sénat vient d'être convoqué;
J'accours je n'aurai pas vainement invoqué
Votre appui, la justice et nos lois tutélaires;
Envoyez vos licteurs, vos tribuns militaires :
Que l'accusé, couvert de votre autorité,
Sorte de son palais, et parle en liberté ;

Sans délai devant vous ordonnez qu'il se rende :
Devant vous, sénateurs, que Tibère l'entende.

AGRIPPINE.

Qui; vous reconnaîtrez, j'en atteste les dieux,

Contre Germanicus un complot odieux.

C'est son ombre, c'est lui, c'est moi que l'on outrage.

TIBÈRE.

El César encor plus; mais il brave l'orage.

Rassurez vos esprits justement effrayés;

Par moi-même à l'instant des secours envoyés....

CNEIUS.

Des secours!

AGRIPPINE.

Qui?

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Guerriers, c'est un jour de victoire.

Vous n'étiez point venus demander au sénat
De venger un héros par un assassinat.

Eh! qui peut le venger, quand sa veuve pardonne?
Ne pensez pas, Cnéius, que je vous abandonne.
A de vils meurtriers opposons mes amis,
Et l'aspect d'Agrippine, et les larmes d'un fils.
Le dieu se cache encor, mais je vois la victime :
Pison pouvait subir un arrêt légitime;

Aux lois, à la clémence on voudrait l'enlever;
Des secours de Séjan courons le préserver.
CNÉIUS.

Agrippine, à ces traits on doit vous reconnaître.
Courons; et que Séjan... Dieux! je le vois paraître !

AGRIPPINE.

Quel est ce fer sanglant qu'ose agiter sa main?

SCÈNE VI.

LES MÊMES, SÉJAN.

SÉJAN.

Le poignard que Pison s'est plongé dans le sein.

Pison! par quel motif?

AGRIPPINE.

SÉJAN.

Vous le savez sans doute.
TIBÈRE.

Parle au sénat qui juge, à César qui t'écoute.

SÉJAN.

Je vois ici Cnéius; et vous aurez appris

Qu'une foule homicide exaltait dans ses cris

Le vainqueur des Germains, sa veuve magnanime;

OEUVRES POSTHUMES,

Qu'au nom de leurs vertus on réclamait un crime. Mais les prétoriens me prêtaient leur appui, Ils appelaient Pison; j'arrivais jusqu'à lui, Quand déjà, croyant voir la troupe forcenée, Pison, d'un coup trop sûr, tranchait sa destinée. Dès qu'il entend parler de César et des lois, D'une âme ferme encor, mais d'une faible voix : « C'en est fait, me dit-il; la trahison m'assiége; << Tu sais quels ennemis m'ont préparé le piége : « On les nomme, on les vante; et, certain de périr, « Je leur prouve du moins qu'un Romain sait mourir. << Il faut, sans leur parler de crime ou d'innocence, « Annoncer que Pison succombe à leur puissance, << Leur présenter ce fer, ainsi qu'à mes amis, « Le porter au sénat, le donner à mon fils. »

Donne.

CNÉIUS.

SÉJAN.

« Et si l'on croyait mon trépas légitime; «Que Pison condamné soit la seule victime. Fier, orgueilleux peut-être en ma calamité, « Je n'ai point de Tibère imploré la bonté; << Mais qu'à mon dernier vœu Tibère soit propice : « Pour un fils innocent j'implore sa justice. »> Il expire à ces mots. Soit pitié, soit remord, Tout frémit dans la place en apprenant sa mort; Des plus séditieux j'ai vu tomber la rage, Pareille aux flots mourants à la fin d'un orage. Tout ce bruyant amas, par la haine assemblé, Morne et silencieux s'est en foule écoulé ;

Et les mêmes Romains qui demandaient vengeance,
Qui de Pison vivant prononçaient la sentence,
De leur succès honteux semblent déjà confus,
Et vont donner des pleurs à Pison qui n'est plus.

AGRIPPINE.

César, et vous, sénat, vous venez de l'entendre :
On attaque Pison; Séjan court le défendre;
Mais Séjan n'a porté que d'impuissants secours ;
Pison n'est plus, lui-même il a tranché ses jours;

Séjan seul est témoin de cette mort si prompte;
Des discours de Pison Séjan vient rendre compte;
Pison, nous dit Séjan, parle de trahison;

Et Séjan tient le fer qui poignarda Pison!

TIBÈRE.

Aux leçons du malheur Agrippine indocile
Commence à fatiguer ma bonté trop facile;
Et détourne avec art des soupçons odieux,
Quand le sénat sur elle ouvre déjà les yeux.
Séjan m'est nécessaire; et, qu'aucun ne l'ignore,
J'honore un tel ministre et prétends qu'on l'honore.
Quant au vœu de Pison, sans peine j'y souscris ;
Cnéius a des vertus dont je connais le prix :
Que d'un malheureux père il garde la fortune;
Plus d'orageux débats, de recherche importune.
Pison longtemps encore aurait servi l'État,
S'il avait mieux connu l'équité du sénat.
D'un crime, je le sais, Pison fut incapable.

CNÉIUS,

Vous vous trompez, César; mon père était coupable.

AGRIPPINE.

Cnéius, après sa mort osez-vous l'outrager?

CNÉIUS..

Écoutez, Agrippine, avant de me juger.

SEJAN.

Ah! s'il eut des secrets, pouviez-vous les connaître ?

CNÉIUS.

Aussi bien que Séjan connaît ceux de son maître.

TIBÈRE.

Seriez-vous un ingrat? M'insultez-vous, Cnéius?

CNEIUS.

Mon père était coupable, et Tibère encor plus.

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