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venger; » la menace était solennelle. Le Journal de Paris reçut aussi les confidences de Chénier en cette occasion: « Quand on n'est pas très-patient, écrit-il, il faut au moins se montrer reconnaissant et rendre ce qu'on a reçu au plus vite, et, s'il est possible, avec usure. » Marie-Joseph tint parole: le coup d'épingle rendu valut l'égratignure donnée. Rien de plus insignifiant que le Public et l'Anonyme, pâle imitation du Pauvre Diable de Voltaire, dont le rhythme même n'était pas original. Rivarol, qui, au dire de Chénier,

Sans s'appauvrir donnait des ridicules,

ne daigna même pas répondre : Chénier alors ne comptait que par ses prétentions. Après la publication du Public et l'Anonyme, La Harpe eut le droit de dire : « Il ne fait pas mieux une satire qu'une tragédie !.. » Ce n'était que la vérité,

Voilà comment débutait dans la poésie satirique celui qui devait écrire la belle Épître à Voltaire, voilà comment débutait au théâtre celui qui devait, avant de mourir, dérober quelques traits au sombre pinceau de Tacite. Ces commencements obscurs m'ont semblé dignes d'être particulièrement éclaircis. Si en toute chose l'étude des origines est bonne, ici elle a l'avantage de mettre exactement dans son jour, d'expliquer au vrai la valeur native et le développement d'un talent presque nul d'abord, très-longtemps médiocre, mais que les souffrances à la fin dégagèrent, que les malheurs affermirent, que la persévérance múrit. Pour mon compte, j'aime ces esprits qui grandissent par l'effort, qui s'améliorent dans la lutte devenir ainsi meilleur, c'est donner un noble spectacle, un spectacle qui ne peut manquer d'honorer l'homme, puisqu'il est à l'honneur de sa 1 Correspondance littéraire, lettre 266.

volonté. Même dans une biographie de poëte, l'espérance est un meilleur guide que le désenchantement. Par malheur, la vie de beaucoup d'écrivains modernes ressemble plutôt à l'histoire du Paradis perdu qu'à celle de la Terre promise.

Marie-Joseph devait être le poëte de la période républicaine; ce que la prise de la Bastille avait été dans l'ordre politique, la représentation de Charles IX le fut dans l'ordre littéraire. La veille, Chénier était inconnu ; le lendemain, son nom était sur toutes les lèvres. Cette tragédie fut un véritable événement, et le critique voyait juste qui, dans le feu même du succès de la pièce, écrivait « Quoi que fasse M. de Chénier, on dira toujours de lui C'est l'auteur de Charles IX. » Ginguené, en ceci, était prophète. Ce triomphe subit, ces acclamations populaires, cette famosité inouïe dont la plus grande part devait se rapporter aux événements, eurent en effet leur expiation: bientôt, avec un talent plus franc, plus tard, avec des éclats de génie, Marie-Joseph trouvera l'attention plus rebelle, et après lui le silence peu à peu se fera autour de son nom. On ne saurait se le dissimuler, aux yeux du plus grand nombre, Chénier est resté l'auteur de Charles IX. En se retirant des bords qu'elle avait battus avec fracas, la vague a emporté après elle plus d'un monument fait pour orner ces rives aujourd'hui délaissées. Ayons confiance pourtant, le flot ne peut manquer de reprendre à l'abîme ce qu'il lui avait donné et de le restituer à la plage. La justice ne fait jamais défaut au temps.

Charles IX marque une date: c'est le dernier mot de l'école voltairienne au théâtre. Je m'explique. La littérature, pendant tout le xvIIIe siècle, avait été un

1 Moniteur du 21 avril 1790.

combat, une sorte de mêlée intellectuelle et politique, dans lesquels chacun s'était servi des armes les plus actives. Comme on n'avait pas la libre tribune des gouvernements à constitution, on s'avisa de la remplacer par ce qui émeut et séduit le plus la foule, c'est-à-dire par l'éloquence et par l'esprit. La première fut réservée pour le théâtre, on garda le second pour les pamphlets. Avec son facile génie, Voltaire se saisit à la fois de ces deux sceptres. On sait la prose vive, claire, assurée, merveilleuse de ses pamphlets. Au théâtre (je mets à part quelques chefs-d'œuvre), ce n'est plus le même homme : il est brillant, il n'est plus simple; quelquefois même sa haine de prosateur contre l'emphase tourne à l'indulgence, et le voilà qui chausse le cothurne, qui déclame, qui se laisse aller à la pompe artificielle de la versification sentencieuse. On le sent, c'est l'éloquence qui le tente: souvent il l'attrape; mais on s'aperçoit trop vite que c'est une éloquence de tribune, propre surtout à charmer les contemporains. Quand ce grand homme mourut, sa double dictature de pamphlétaire spirituel et de poëte philosophe ne pouvait pas passer à un seul homme : une même main n'eút plus suffi à porter ce rude fardeau. L'empire d'Alexandre se partagea : Beaumarchais, qui se glorifiait d'être le typographe de Voltaire, et Chénier, dont le chef-d'œuvre devait être aussi une Epître à Voltaire, se divisèrent l'héritage. L'un eut l'esprit qu'il porta bruyamment à la scène, l'autre prit l'éloquence théâtrale, à laquelle il ajouta sa propre bouffissure; le premier écrivit Figaro, le second fit Charles IX. A vrai dire, c'est Beaumarchais qui eut le bon lot ', car l'esprit

1 Des héritiers sont rarement d'accord; l'année même de Figaro, Chénier, qui n'avait que vingt ans, écrivait à propos de Beaumarchais, ces deux vers ridicules:

Parmi les Tabarins assis au rang suprême,

Doué de tout l'esprit que peut avoir un sot.

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est de tous les temps, et Mirabeau, d'ailleurs, était un rival terrible pour Chénier.

La tragédie avait tenu une si grande place dans le rapide mouvement des lettres au XVIIe siècle, elle était si bien passée dans les mœurs, que, sur les dernières années, le moindre débutant s'y sentait attiré. L'ascendant de Voltaire, l'éclat de cette grande gloire dramatique, l'habitude de l'imitation, tournaient toutes les jeunes têtes. Dès sa première jeunesse, Chénier vit dans la tragédie sa véritable vocation; chez lui, c'était à la fois un penchant irrésistible et un choix médité. Du reste, il abordait cet art avec tous les préjugés de l'école, sans aucune vue originale, n'ayant pas même cette demiindépendance dont Diderot avait donné l'exemple en certaines prefaces de ses drames. Pour lui, Shakspeare est un ignorant, un barbare, et il écrit à son frère, qui était alors à Londres : « Vous me paraissez indulgent pour ce Shakspeare; vous trouvez qu'il a des scènes admirables 1. » André avait ses raisons. Voilà où en est Marie-Joseph, même après Ducis et Letourneur! La fantaisie, l'imagination, sont lettres closes pour cet esprit emprisonné dans la tradition. Aussi accepte-t-il le vieux moule du drame classique et le croit-il indispensable. La tragédie nationale de De Belloy transformée avec les idées historiques de Mably et de Thouret, la tragédie romaine de Voltaire refaite avec les fureurs collégiales de Lebeau, en un mot le Siége de Calais et la Mort de César arrangés pour les héros du Jeu de Paume et pour les conquérants de la Bastille, telle est la poétique de Chénier. On peut cependant revendiquer pour lui une certaine intervention propre, un rôle particulier, dans

Dans son poëme sur les Principes des Arts, Chénier a porté un jugement un peu moins absurde sur Shakspeare qui, selon lui,

Sublime par élans, fut bouffon par accès.

1

cette histoire de la tragédie. Comme les richesses de l'invention lui manquaient, il n'ajouta rien, bien entendu; mais, comme il avait le bon sens, il retrancha. Ainsi, avec lui, plus de confidents, plus de mythologie; l'amour, cette grande passion du théâtre, est même rejeté sur le second plan, sous prétexte qu'il énerve l'action. Chénier écrit pour une génération de Spartiates. Des œuvres fortes et nues, un grand but politique et une action simple étaient l'idéal de Chénier; il a fini par l'atteindre dans Tibère. On conçoit ce goût des canevas austères à la veille d'une révolution. C'était, au reste, une mode, je dirais presque une nécessité du temps. Au delà des Alpes, elle avait amené la mâle sécheresse d'Alfieri et coïncidé avec la réaction d'archaïsme contre la mollesse du Métastase. En France, elle fit succéder à la grâce minaudière des tableaux de Boucher l'imposante raideur de David, à la fadeur de Bernis et de Dorat la poésie forte et tendue de Lebrun et de Chénier. Chénier avec sa forme froide, dure, ampoulée, mais ferme et quelquefois éclatante, était l'interprète vrai de son temps. Cela correspondait merveilleusement à l'imitation des mœurs latines, à tous les souvenirs du forum qu'affectaient les tribuns drapés en Brutus. Dès lors, le drame ne chercha plus à peindre la vérité historique; il voulut seulement mettre des opinions en présence. Dans le théâtre de Chénier, l'homme du moyen âge est naturellement un aristocrate, le Romain est naturellement un patriote.

Entre les mains de Voltaire, la tragédie avait été une arme tantôt contre la religion, tantôt contre le despotisme. En mettant la Saint-Barthélemy au théâtre, en

Chénier avait eu occasion de connaître Alfieri pendant le séjour du poëte italien à Paris, de 87 à 91; peut-être cette liaison ne fut-elle pas sans influence sur les théories dramatiques de Marie-Joseph.

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