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POÉSIES

DE

MARIE-JOSEPH CHÉNIER

PREMIÈRE PARTIE.

OEUVRES ANCIENNES.

DISCOURS EN VERS.

SUR LA CALOMNIE.

Nunquamne reponam,

Vexatrs toties?

JUVENAL, Sat. 1.

Nous avons parmi nous détruit la tyrannie.
Ne détruirons-nous pas l'impure calomnie?
J'entends déjà frémir, au nom de liberté,
Ce monstre enorgueilli de son impunité.
Les lois à son poignard opposent leur égide;
Mais, bravant du sénat la justice rigide,
Il insulte au courroux des impuissantes lois,
Et de la renommée usurpe les cent voix.

D'écrivains, d'imprimeurs quelle horde insensée
Diffame ce bel art de peindre la pensée !
Un faquin sans esprit, chansonnier des valets,
De refrains d'antichambre habillant ses couplets,
Compile lourdement de tristes facéties,
Qu'il orne avec raison du nom de rapsodies':
Le stupide Léger 2 veut remplacer Piron;
Fantin se croit Tacite, et Richer Cicéron 5:

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1 Les Rapsodies, petit journal du temps, rédigé par Villiers. ↑ Léger, auteur et acteur du théâtre du Vaudeville. 3 Fantin-Désodoards, auteur d'une mauvaise Histoire de France. Richer-Sérizy, éditeur de l'Accusateur public, journal monarchique. - On lisait ici dans la pretaière édition :

Contre tout l'Institut Charlemagne conspire:
Le fiel est leur talent; la fange est leur empire.
Cent grimauds, de Zoïle effrontés écoliers,
Barbouillant à l'envi des pamphlets journaliers,
Vont prendre tour à tour leçon de calomnie
Chez le docte Suard, qui ment avec génie.......

Le démon du mensonge inspire leurs brochures;

Un peu d'or fait couler des flots d'encre et d'injures.
Même en ces temps de gloire où des soldats français
Tous les fleuves toscans attestent les succès,
Dans les murs de Paris l'Autriche a son armée
Qui, faisant chaque jour mentir la renommée,
De loin, par des pamphlets signalant sa valeur,
Poursuit sous des lauriers Bonaparte vainqueur,
Et, vantant des Germains la prudente retraite,
Pour l'aigle fugitive embouche la trompette.

Dans ce nombreux essaim, doublement indigent,
Nul n'a besoin d'honneur; tous ont besoin d'argent.
A la honte aguerris, ces forbans littéraires
Ont mis leur conscience aux gages des libraires.
Envieux par nature, et brigands par métier,
Ils vendent l'infamie à qui veut la payer;
Et, meublant de Maret la boutique infernale,
Ils dînent du mensonge, et soupent du scandale.

Bon! me dit un lecteur, à quoi tendent ces vers?
Ce bas monde est rempli de sots et de pervers.
Mais veux-tu, des héros négligeant la peinture,
Abaisser tes crayons à la caricature?

Et le hideux portrait des bâtards de Gacon
Doit-il souiller la main qui peignit Fénelon?
A Fonvielle, à Langlois', daigneras-tu répondre?
Leur nom seul prononcé suffit pour les confondre.
Prétends-tu, déchaîné contre ce vil troupeau,
Armé des fouets vengeurs d'Horace et de Boileau,
Fesser le grand orgueil du petit L.........?
Rendre d'un Jolivet la bêtise immortelle ?
Et, du plat Souriguère 2 exhumant les écrits,
Disputer au néant ses plus chers favoris?

Fonvielle, journaliste peu connu. Langlois concourait à la rédaction des Actes des Apôtres, de la Quotidienne et du Précurseur.

rédacteur du Miroir.

* Sonriguère.

Il les réclamerait; c'est tenter l'impossible.
Organe du public, la censure inflexible,
Exerçant à loisir le pouvoir d'un bon mot,
Punira Lormian' du malheur d'être un sot.
Un défaut naturel veut quelque tolérance :
Il sait ennuyer; soit : on sait bâiller en France.
Pour moi, je ne veux point, Don-Quichotte nouveau,
De prétendus géants me remplir le cerveau,
Et, la lance en arrêt, cherchant les aventures,
Ou redresser les torts, ou venger les injures.
Mercier 2 combat Newton, Voltaire et le bon sens ;
Il sera ridicule; il le veut, j'y consens.
Qu'il nous vante Rétif3, son émule en folie;
Que, d'un fard imposteur enluminant Thalie,
En doucereux jargon surpassant ses rivaux,
Demoustier dans ses vers commente Marivaux;
Que le cousin Beffroi reste au fond de la lune ;
Que Dumolard nous glace à la même tribune
Où la raison sublime allumait son flambeau,
Où discutait Barnave, où tonnait Mirabeau;
Sur sa lyre de plomb que Souriguère chante
De Dumont converti l'humanité touchante ;
Que le moine Gallais, burlesquement disert,
De Midas Bénezech fasse un nouveau Colbert:
A tous ces beaux esprits il est permis d'écrire,
Et j'attends qu'un décret me condamne à les lire.

Plus tolérant encor, je souffre qu'en tout lieu
Trissotin-Roederer" se dise Montesquieu.
Poursuis, cher Trissotin: doctement ridicule,
Écrase le bon sens sous ta lourde férule;
Et, de la renommée épris à son insu,
Régente l'univers sans en être aperçu.

Un sot est toujours vain. En passant dans la rue,
Vous nommez Démosthène; et Lémerer salue.

1 La première édition portait Morellet. L'auteur du Tableau de Paris. -3 Rétif de La Bretonne. 4 La première édit. portait Sieyes. Rédacteur du Journal de Paris. — 6 Ræderer, rédacteur du Journal d'Economie politique, et propriétaire du Journal de Paris. Lémerer, député à la Convention.

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