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Séchelles, de Quinette et de Danton, avec la brune Gabrielle. et Illyrina l'évaporée ?

Je reconnais les soins de Bailleul, ajouta Ducos, et je conviens qu'il a présidé en conscience à l'ordonnance du festin. Il manque seul au nombre de nos convives ordinaires, et c'est la première fois que notre amitié trouve à se consoler de son absence. Nous lui voterons des remercîments le verre à la main.

« Cela vaudra mieux pour lui, reprit Mainvielle, que le baiser fraternel dans le panier de Samson.

« Et Mainvielle rit.

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La séance est ouverte, dit Vergniaud. Je vous convoque au repas libre des anciens chrétiens. Laissons rugir jusqu'à demain les tigres qui nous attendent (1).

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La donnée primitive du banquet des Girondins, telle que M. Thiers l'avait exprimée, s'est, comme on voit, fort accrue. D'abord, le récit simple a pris la forme du dialogue; ensuite, nous voyons poindre Bailleul, qui aurait été l'ordonnateur de ce festin.

Quel était ce Bailleul? où était-il ? Pourquoi manquait-il à un banquet dû à ses soins? Charles Nodier ne le dit pas dans l'exposé du banquet; mais il le dit ailleurs, dans les termes que voici :

« Bailleul, avocat, député de la Seine-Inférieure, alors âgé de trente et un ans. Il avait été le compagnon de captivité des Girondins, après son arrestation à Provins; et sa conduite énergique et pure à la Convention nationale lui méritait bien cette distinction. On se contenta cependant de le colloquer parmi les soixante et treize députés dont il partagea la rigoureuse destinée, jusqu'à leur rappel solennel et expiatoire dans le sein de l'Assemblée.

(1) Charles Nodier, OEuvres complètes, t. VII, le Dernier Banquet des Girondins, p. 39 et 40.

<< Selon la tradition des vieux amis des Girondins, ils étaient convenus entre eux que les absous pourvoiraient au festin funèbre des condamnés; et M. Bailleul, seul échappé à la mort, n'oublia pas, dit-on, cet engagement.

« Je ne pouvais pas me dispenser de faire allusion à une anecdote si glorieuse pour lui, et qu'il n'appartient qu'à lui de démentir. M. Bailleul est encore vivant (1).

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Il ne manque plus rien maintenant aux éléments essentiels de la légende. D'abord, nous savons que les Girondins se sont assis à un dernier et solennel repas; ensuite, nous connaissons les matières diversement élevées qu'ils y traitèrent dans des discours éloquents dont les auteurs sont nommés; enfin, Charles Nodier, réparant un oubli de M. Thiers, et voulant donner à son récit une garantie d'exactitude, nous apprend l'origine, la cause et l'ordonnateur du banquet.

C'est Bailleul, l'un des soixante et treize députés bannis après la révolution du 31 mai, d'abord prisonnier comme les Girondins, ensuite échappé à la prison et à la mort, qui fit servir ce mémorable festin à ses amis condamnés. Bailleul, dont le témoignage était invoqué, et qui dut lire ces lignes, est mort sans avoir démenti sa glorieuse participation à cet événement mémorable; et dès lors, la conscience du public a pu raisonnablement se croire à l'abri de tout reproche de cré

dulité.

Il semble donc que le dernier banquet des Girondins aurait dû s'arrêter là dans ses développements; mais, en imagination surtout, le détail appelle le détail, comme l'abîme appelle l'abîme; et comme le récit était à la rigueur susceptible de recevoir encore quelques festons et quelques astragales, voici la dernière forme qu'il a reçue :

« Le député Bailleul, dit M. de Lamartine, leur collègue de l'Assemblée, leur complice d'opinion, proscrit comme eux,

(1) Charles Nodier, OEuvres complèles, t. XI; Notes historiques, p. 182 et 183.

mais échappé à la proscription, et caché dans Paris, leur avait promis de leur faire apporter du dehors, le jour de leur jugement, un dernier repas, triomphal ou funèbre, selon l'arrêt, en réjouissance de leur liberté, ou en commémoration de leur mort. Bailleul, quoique invisible, avait tenu sa promesse, par l'intermédiaire d'un ami.

« Le souper funéraire était dressé dans le cachot. Les mets recherchés, les vins rares, les fleurs chères, les flambeaux nombreux couvraient la table de chêne des prisons. Luxe de l'adieu suprême, prodigalité des mourants, qui n'ont rien à épargner pour le jour suivant.

<< Les condamnés s'assirent à ce dernier banquet, d'abord pour restaurer en silence leurs forces épuisées ; puis ils restèrent pour attendre avec patience et avec distraction le jour; ce n'était pas la peine de dormir.

« Un prêtre, jeune alors, destiné à leur survivre plus d'un demi-siècle, l'abbé Lambert, ami de Brissot et d'autres Girondins, introduit à la Conciergerie pour consoler les mourants ou pour les bénir, attendait dans le corridor la fin du souper. Les portes étaient ouvertes. Il assistait de là à cette scène, et notait dans son âme les gestes, les soupirs et les paroles des convives. C'est de lui que la postérité tient la plus grande partie de ces détails, véridiques comme la conscience, et fidèles comme la mémoire d'un dernier ami.

"Le repas fut prolongé jusqu'au premier crépuscule du jour. Vergniaud, placé au milieu de la table, la présidait avec la même dignité calme qu'il avait gardée la nuit du 10 août, en présidant la Convention (1). Vergniaud était de tous celui qui

(1) C'est assurément par une distraction excusable, en raison de son énormité même, que M. de Lamartine a fait présider la Convention par Vergniaud pendant la nuit du 10 août. M. de Lamartine sait, sans nul doute, que, le 10 août 1792, la Convention n'existait pas encore.

Mais Vergniaud n'a rien présidé la nuit du 10 août, pas même l'Assembléo législative. C'est M. de Pastoret qui prit le fauteuil, à la réunion des députés,

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avait à regretter le moins en quittant la vie, car il avait accompli sa gloire, et il ne laissait ni père, ni mère, ni épouse, ni enfants derrière lui. Les autres se placèrent par groupes, rapprochés par le hasard ou par l'affection. Brissot seul était à un bout de la table, mangeant peu et ne parlant pas.

« Rien n'indiqua pendant longtemps, dans les physionomies et dans les propos, que ce fût le prélude d'un supplice. On eût dit une rencontre fortuite de voyageurs dans une hôtellerie sur la route, se hâtant de saisir à table les délices fugitifs d'un repas que le départ va interrompre.

<< Ils mangèrent et burent avec appétit, mais sobrement. On entendait de la porte le bruit du service et le tintement des verres, entrecoupés de peu de conversation : silence de convives qui satisfont la première faim. Quand on eut emporté les mets, et laissé seulement sur la table les fruits, les flacons et les fleurs, l'entretien devint tour à tour animé, bruyant et grave, comme l'entretien d'hommes insouciants, dont la chaleur du vin délie la langue et les pensées.

Mainvielle, Antiboul, Duchâtel, Fonfrède, Ducos, toute cette jeunesse (1), qui ne pouvait se croire assez vieillie en une heure pour mourir demain, s'évapora en paroles légères et en saillies joyeuses. Ces paroles contrastaient avec la mort si voisine, profanaient la sainteté de la dernière heure, et glaçaient de froid le faux sourire que ces jeunes gens s'efforçaient de répandre autour d'eux. Cette affectation de gaieté devant Dieu et devant la dernière heure était également irrespectueuse pour

vers minuit, en l'absence du président, qui était M. Merlet, député de Maine-etLoire. M Merlet céda ensuite le fauteuil à M. Tardiveau, député d'Ille-etVilaine ; et M. Tardiveau ne le céda à Vergniaud qu'à sept heures. Vergniaud ne présida qu'une heure environ, et il céda le fauteuil à Guadet, pour se retirer au sein de la commission extraordinaire.

Dans la nuit du 10 au 11, l'Assemblée fut présidée par M. Merlet et par M. Français (de Nantes). Voyez le Procès-verbal de l'Assemblée nationale,

imprimé par son ordre, t. XI, p. 481 et 484; t. XII, p. 1, 126.

(1) Antiboul, ancien procureur à Saint-Tropez, avait quarante ans.

la vie ou pour l'immortalité. Ils ne pouvaient quitter l'une ou aborder l'autre si légèrement...

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Brissot, Fauchet, Sillery, Lasource, Lehardy, Carra essayaient quelquefois de répondre à ces provocations bruyantes d'une gaieté feinte et d'une fausse indifférence... Vergniaud, plus grave et plus réellement intrépide dans sa gravité, regardait Ducos et Fonfrède avec un sourire où l'indulgence sc mêlait à la compassion.

"... L'entretien prit vers le matin un tour plus sérieux et un accent plus solennel. Brissot parla en prophète des malheurs de la république...

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Vergniaud fit un petit discours. Ducos demanda :

Que ferons-nous demain à pareille heure?

« Chacun répondit selon sa nature:

Nous dormirons après la journée.

Fonfrède, Gensonné, Carra, Fauchet, Brissot tinrent des discours. Vergniaud résuma le débat.

<< Le jour, descendant de la lucarne (1) dans le grand cachot, commençait à faire pâlir les bougies... Ils se levèrent de table, se séparèrent, pour rentrer dans leurs chambres, et se jetèrent presque tous sur leurs matelas. Les uns se parlaient à voix basse, les autres étouffaient des sanglots; quelques-uns dormaient. A huit heures, on les laissa se répandre par groupes dans les corridors (2).

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Il serait impossible de rien ajouter à ce récit, en fait de détails.

Bailleul, qui est toujours l'ordonnateur du festin, n'est pas seulement sorti de prison. Il est caché dans Paris, d'où il nargue, pour tenir la parole qu'il avait donnée aux Giron

(1) Nous expliquerons plus loin comment ce grand cachot était la chapelle actuelle de la Conciergerie, où les prisonniers assistent, le dimanche, à l'office divin. Il n'y avait pas une lucarne, mais deux grandes baies vitrées, qui y sont

encore.

(2) De Lamartine, les Girondins, t. VII, p. 47 à 54.

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