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dernier rempart de la nature féminine! Ce caractère ainsi conçu est fortement dessiné; il a quelque chose de la puissance, mais rien de la manière aisée et coulante de Shakspeare. Le discours où elle exprime son mépris pour son faible mari, l'impatience et le dépit qu'elle témoigne en voyant le pouvoir qu'exercent ces fiers barons, les York, les Salisbury, les Warwick, les Buckingham, nous donnent une idée exacte d'elle et de ces temps féodaux. L'indignation qu'elle fait éclater, en terminant, est admirable.

Son amour criminel pour Suffolk (incident dramatique, mais non historique) donne lieu à la belle scène des adieux, au troisième acte, scène qu'il est impossible de lire sans éprouver les plus vives émotions, et sans sympathiser avec l'éloquence de la douleur. Son passage subit de l'extrême fureur aux larmes et à l'attendrissement, toutes ces scènes ont été avec raison jugées dignes de la touche de Shakspeare.

Dans la troisième Partie de Henri VI, Marguerite, engagée dans une lutte terrible pour le trône de son époux, paraît avec plus d'avantage. Son indignation contre Henri, qui a lâchement cédé les droits de son fils pour avoir le privilége de régner sans inquiétude pendant le reste de sa vie, nous identifie avec elle. Mais bientôt le meurtre du duc d'York, l'esprit de basse vengeance et l'atroce cruauté avec laquelle elle l'insulte, l'amertume de ses railleries, lorsqu'elle lui présente le mouchoir teint du sang de son plus jeune fils, en lui commandant de s'en servir pour essuyer ses yeux, tout cela change notre sympathie en aversion.

Dans plusieurs passages, la vérité et l'uniformité du caractère de cette princesse sont sacrifiées à la marche de l'action dramatique, et il en résulte un très-mauvais effet. Quand, dans sa mauvaise fortune, elle cherche un refuge à la cour du roi de France, Warwick, son plus formidable ennemi, cédant à quelque ressentiment qu'il a contre Édouard IV, offre d'épouser sa querelle, et lui propose un mariage entre le prince son fils et sa fille Anne de Warwick: la Marguerite de l'histoire rejette avec fierté cette dégradante proposition. Elle ne peut, dit-elle, pardonner de bon cœur à l'homme qui a été la cause première de toutes ses infortunes. Il fallut à Louis XI tout son art, et toute son éloquence, pour lui arracher un consentement qui lui répugnait, et qu'elle accompagna de larmes.

Le discours de Marguerite au conseil de ses généraux avant la bataille de Tewkesbury, et son allocution aux soldats, la veille du combat, sont des modèles d'une éloquence vraie et passionnée.

Après avoir été témoin de la défaite complète de son armée, du massacre de ses partisans et du meurtre de son fils, elle est désarmée, traînée en prison, et elle offre le spectacle d'une misère extrême. Si l'on compare les clameurs et les vociférations de Marguerite, après le massacre de son fils, avec le délire de Constance, on s'apercevra où est le génie de Shakspeare, et où il n'est pas. Marguerite, en dépit de 'l'histoire, mais avec un bel effet dramatique, est introduite de nouveau à la cour somptueuse et souillée d'Édouard IV; elle y marche fièrement autour du siége de sa première grandeur, comme le terrible fantôme d'une majesté éteinte. Sans sceptre, sans couronne, sans pouvoir, et désolée; prophétesse de malheur, elle appelle sur la tête de ses ennemis cette ruine et ces désastres qu'elle voit se réaliser de son vivant. Une scène incomparable est celle qui suit le meurtre des princes dans la Tour: la reine Élisabeth et la duchesse d'York sont assises à terre, pleurant sur leurs infortunes; Marguerite apparaît tout à coup derrière elles, et s'assied pour se réjouir de leur désespoir.

M. de Chateaubriand dit avec raison que cette scène est une des plus fortes qui soient au théâtre : « Écoutez Marguerite retraçant ses adversités pour s'endurcir aux misères de sa rivale, et finissant par ces mots : « Tu usurpes ma place, et tu ne pren>>drais pas la part qui te revient de mes maux! Adieu, femme » de York! reine de tristes revers! » C'est là du tragique, et du tragique au plus haut degré. » Le même auteur ajoute: « Je ne sais si jamais homme a jeté des regards plus profonds sur la nature humaine que Shakspeare. »

Allocution de Marguerite d'Anjou à son armée, avant la bataille de Tewkesbury.

« Lords, chevaliers, gentilshommes..... mes larmes para>> lysent mon discours..... Vous le voyez, à chaque mot que je » prononce les pleurs viennent inonder mes yeux..... Je ne >> vous dirai donc que ceci : Henri, votre souverain, est pri» sonnier, son trône est usurpé, ses sujets sont massacrés, ses

>> édits effacés, ses trésors pillés, et là-bas est le loup qui cause >> tout ce dégât! Vous combattez pour la justice: ainsi, au nom » de Dieu, lords, montrez-vous vaillants, et donnez le signal >> du combat. >>

L'on trouvera, dans le tome III, la tragédie de Richard III, précédée d'une notice critique et historique; nous nous contentons de donner ici le portrait d'Élisabeth par l'illustre auteur des Enfants d'Édouard.

..... « O vous, pierres antiques, prenez compassion de >> ces tendres enfants que la haine a renfermés dans vos murs, >> berceau bien rude pour ces pauvres chers petits! Dure et >> sauvage nourrice, vieille et triste compagne de jeu pour de » jeunes princes, traite bien mes enfants! Pierres, c'est ainsi » qu'une douleur insensée prend congé de vous. »

Tels sont les adieux adressés à la Tour de Londres par celle qui fut lady Grey, que Shakspeare vous a montrée, depuis, épouse heureuse, reine enviée, glorieuse mère de deux princes, que déjà vous revoyez veuve, qui n'a plus de reine que le nom et qui ne sera plus mère quand vous la reverrez. Aussi ne revient-elle que pour s'asseoir dans la poussière entre Marguerite qui maudit, et la duchesse d'York qui pleure. Elle dit à l'une : « Enseignez-moi à maudire ; » elle n'a pas besoin de demander à l'autre de lui apprendre à pleurer. Si grand toutefois, si désespéré que soit son malheur, il tient peu de place dans cet immense drame de Richard III où se déroulent quatorze années d'histoire, dans ce poëme imposant, mais confus, où Shakspeare a jeté pêle-mêle et comme entassées tant d'iniquités et d'infortunes royales, dans cette tragédie où se succèdent, se confondent et se heurtent tant de tragédies différentes.

Mais le plus beau génie perd quelque chose à ne pas être simple; plus les incidents s'accumulent dans un drame, moins les développements sont possibles, et l'intérêt diminue en proportion même du nombre des personnages qui se le partagent, ou plutôt qui se le disputent. Admirez cependant ici la puissance du poëte; il marque de quelques traits touchants ou terribles, qui les distinguent entre eux, tous ces personnages dont la foule ne semble se presser que pour servir de cortége

å Richard III, hideuse figure qu'il se complaît à peindre dans toute sa laideur de démon, comme Milton, celle de Satan. Voyez Élisabeth, par exemple : quelle sainte résignation! quelle majestueuse douceur! quelle naïve expression de toutes les joies et de toutes les douleurs maternelles ! elle ne vous apparaît que de loin en loin, et l'impression qu'elle vous laisse dans le cœur ne s'efface plus. Il en est ainsi de ces jeunes princes qui ne font que passer devant vous, de ces deux êtres si malheureux et tant aimés, de ces deux pauvres chers petits, pour les nommer du nom que leur donne leur mère. Frêles créatures, Shakspeare les compare à des roses. Comment auraient-elles résisté à ces vents destructeurs qui, s'élevant alors de tous les points de l'Angleterre, bouleversaient les hautes fortunes et déracinaient les trones?

Leur souffle tiède et lourd annonçait un orage
Pour ces pâles boutons, qui presque du même âge,
Sur un même rameau confondant leur parfum,

L'un à l'autre enlacés, semblaient n'en former qu'un.

L'orage les a touchés, et c'en est fait d'eux: n'y a-t-il pas là une tragédie tout entière? Comme s'il la dédaignait, Shakspeare l'ébauche à peine et passe outre. Mais, s'il ne vous la donne pas, il vous la fait rêver; témoins les vers qu'il a placés dans la bouche de Tyrrel et dont ceux-ci ne sont qu'une inspiration:

Si vous les aviez vus hier, à leur réveil,

Les yeux encor fermés, le plus jeune des frères

Tenant encor entre eux ce livre de prières !

Leurs bras nus se cherchaient l'un vers l'autre étendus ;

Sur ce lit leurs cheveux retombaient confondus;
Leurs bouches, qui s'ouvraient comme pour se sourire,
Semblaient avoir en songe un mot tendre à se dire.
Si vous les aviez vus, vous-même épouvanté
Devant tant d'abandon, de grâce et de beauté,
Vous auriez dit, milord : Il faut trop de courage
Pour détruire du ciel le plus charmant ouvrage.

Oui, de tels vers, je parle de ceux du poëte anglais, sont une tragédie. Heureux privilége de quelques esprits puissants, l'é

lite de l'intelligence humaine, qui arrivent à l'autore de cha que littérature pour créer l'art chez les nations! Une pensée qui leur échappe est féconde pour l'avenir. Tout dans leurs œuvres porte en soi un germe de grandeur, même ce qu'ils dédaignent. Un trait que leur pinceau a jeté au hasard devient un tableau et enfante un peintre; tout un ouvrage peut naître d'un seul vers qui est tombé de leur plume. Tel a été en Angleterre le privilége de Shakspeare, et en France celui de Molière.

CASIMIR DELAVIGNE.

HENRI VIII.

TRAGÉDIE.

<< Henri VIII, qui fut le mari de six femmes, qui envoya deux reines à l'échafaud, qui chassa les religieuses et les moines de leurs couvents, qui fonda une église où le clergé se marie, où les vœux monastiques sont abolis, qui fit périr soixantedouze mille hommes dans les supplices, fut aussi auteur én vers comme il était en prose: il jouait de la flûte et de l'épiñette; il mit en musique des ballades, pour sa cour, des messes pour sa chapelle il reste de lui un motet, une antienne, et beaucoup d'échafauds. N'était-ce pas un troubadour d'une grande imagination que cet homme, qui se servit d'une statue de bois de la Vierge pour alimenter le bûcher de l'ancien confesseur de Catherine d'Aragon, que cet homme qui manda à son tribunal le cadavre de saint Thomas de Cantorbery, le jugea, le con

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