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CHAPITRE II.

Campagne de l'Argonne.

Plans militaires de Dumouriez. - Prise du camp de - Retraite des coalisés ;

Grand-Pré par les Prussiens. — Victoire de Valmy. bruits sur les causes de cette retraite.

Déjà, comme on l'a vu, Dumouriez avait tenu un conseil de guerre à Sedan. Dillon y avait émis l'opinion de se retirer à Châlons pour mettre la Marne devant nous, et en défendre le passage. Le désordre des vingt-trois mille hommes laissés à Dumouriez, l'impuissance où ils étaient de résister à quatre-vingt mille Prussiens parfaitement aguerris et organisés, le projet attribué à l'ennemi de faire une invasion rapide sans s'arrêter aux places fortes, tels étaient les motifs qui portaient Dillon à croire qu'on ne pourrait pas arrêter les Prussiens, et qu'il fallait se hâter de se retirer devant eux, pour chercher des positions plus fortes, et suppléer ainsi à la faiblesse et au mauvais état de notre armée. Le conseil fut tellement frappé de ces raisons, qu'il adhéra unanimement à l'avis de Dillon, et Dumouriez, à qui appartenait la décision, comme général en chef, répondit qu'il y réfléchirait.

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C'était le 28 août au soir. Ici fut prise une résolution qui sauva la France. Plusieurs s'en disputent l'honneur: tout prouve qu'elle appartient à Dumouriez. L'exécution au reste la lui rend tout-à-fait propre, et doit lui en mériter toute la gloire. La France, comme on sait, est défendue à l'est par le Rhin et les Vosges, au nord par une

la

suite de places fortes dues au génie de Vauban, et par Meuse, la Moselle et divers cours d'eau qui, combinés avec les places fortes, composent un ensemble d'obstacles suffisants pour protéger cette frontière. L'ennemi avait pénétré en France par le nord, et il avait tracé sa marche entre Sedan et Metz, laissant l'attaque des places fortes des Pays-Bas au duc de Saxe-Teschen, et masquant par un corps de troupes Metz et la Lorraine. D'après ce projet, il eût fallu marcher rapidement, profiter de la désorganisation des Français, les frapper de terreur par des coups décisifs, enlever même les vingt-trois mille hommes de Lafayette, avant qu'un nouveau général leur eût rendu l'ensemble et la confiance. Mais le combat entre la présomption du roi de Prusse et la prudence de Brunswick, arrêtait toute résolution, et empêchait les coalisés d'être sérieusement ou audacieux ou prudents. La prise de Verdun excita davantage la vanité de FrédéricGuillaume et l'ardeur des émigrés, mais ne donna pas plus d'activité à Brunswick, qui n'approuvait nullement l'invasion, avec les moyens qu'il avait et avec les dispositions du pays envahi. Après la prise de Verdun, le 2 septembre, l'armée coalisée s'étendit pendant plusieurs jours dans les plaines qui bordent la Meuse, se borna à occuper Stenay, et ne fit pas un seul pas en avant. Dumouriez était à Sedan, et son armée campait dans les environs.

De Sedan à Passavant s'étend une forêt dont le nom doit être à jamais fameux dans nos annales; c'est celle de l'Argonne, qui couvre un espace de treize à quinze lieues, et qui, par les inégalités du terrain, le mélange des bois et des eaux, est tout-à-fait impénétrable à une armée, excepté dans quelques passages principaux. C'est par cette forêt que l'ennemi devait pénétrer pour se rendre à Châlons, et prendre ensuite la route de Paris. Avec un projet pareil, il est étonnant qu'il n'eût pas songé encore à en occuper les principaux passages, et à y devancer Du

mouriez, qui, à sa position de Sedan, en était éloigné de toute la longueur de la forêt. Le soir, après la séance du conseil de guerre, le général français considérait la carte avec un officier dans les talents duquel il avait la plus grande confiance : c'était Thouvenot. Lui montrant alors du doigt l'Argonne et les clairières dont elle est traversée « Ce sont là, lui dit-il, les Thermopyles de la France: si je puis y être avant les Prussiens, tout est

sauvé. »

Ce mot enflamma le génie de Thouvenot, et tous deux se mirent à détailler ce beau plan. Les avantages en étaient immenses: outre qu'on ne reculait pas, et qu'on ne se réduisait pas à la Marne pour dernière ligne de défense, on faisait perdre à l'ennemi un temps précieux; on l'obligeait à rester dans la Champagne pouilleuse, dont le sol désolé, fangeux, stérile, ne pouvait suffire à l'entretien d'une armée; on ne lui cédait pas, comme en se retirant à Châlons, les trois évêchés, pays riche et fertile, où il aurait pu hiverner très-heureusement, dans le cas même où il n'aurait pas forcé la Marne. Si l'ennemi, après avoir perdu quelque temps devant la forêt, voulait la tourner, et se portait vers Sedan, il trouvait devant lui les places fortes des Pays-Bas, et il n'était pas supposable qu'il pût les faire tomber. S'il remontait vers l'autre extrémité de la forêt, il rencontrait Metz et l'armée du centre; on se mettait alors à sa poursuite, et, en se réunissant à l'armée de Kellermann, on pouvait former une masse de cinquante mille hommes, appuyée sur Metz et diverses places fortes. Dans tous les cas, on lui avait fait manquer sa marche et perdre cette campagne; car on était déjà en septembre, et à cette époque on faisait encore hiverner les armées. Ce projet était excellent; mais il fallait l'exécuter, et les Prussiens, rangés le long de l'Argonne, tandis que Dumouriez était à l'une de ses extrémités, pouvaient en avoir occupé les passages. Ainsi

donc le sort de ce grand projet et de la France dépendait d'un hasard et d'une faute de l'ennemi.

Cinq défilés dits du Chêne-Populeux, de la Croix-auxBois, de Grand-Pré, de la Chalade, et des Islettes, traversaient l'Argonne. Les plus importants étaient ceux de Grand-Pré et des Islettes, et malheureusement c'étaient les plus éloignés de Sedan et les plus rapprochés de l'ennemi. Dumouriez résolut de s'y porter lui-même avec tout son monde. En même temps il ordonna au général Dubouquet de quitter le département du Nord pour venir occuper le passage du Chêne-Populeux, qui était fort important, mais très-rapproché de Sedan, et dont l'occupation était moins urgente. Deux routes s'offraient à Dumouriez pour se rendre à Grand-Pré et aux Islettes : l'une derrière la forêt, l'autre devant, et en face de l'ennemi. La première, passant derrière la forêt, était plus sûre, mais plus longue; elle révélait à l'ennemi nos projets, et lui donnait le temps de les prévenir. La seconde était plus courte, mais elle trahissait aussi notre but, et exposait notre marche aux coups d'une armée formidable. Il fallait en effet s'avancer le long des bois, et passer devant Stenay, où se trouvait Clerfayt avec ses Autrichiens. Dumouriez préféra cependant celle-ci, et conçut le plan le plus hardi. Il pensait qu'avec la prudence autrichienne, le général ne manquerait pas, à la vue des Français, de se retrancher dans l'excellent camp de Brouenne, et que, pendant ce temps, on lui échapperait pour se porter à Grand-Pré et aux Islettes.

Le 30, en effet, Dillon est mis en mouvement, et part avec huit mille hommes pour Stenay, marchant entre la Meuse et l'Argonne. Il trouve Clerfayt, qui occupait les deux bords de la rivière avec vingt-cinq mille Autrichiens. Le général Miaczinsky attaque avec quinze cents hommes les avant-postes de Clerfayt, tandis que Dillon, placé en arrière, marche à l'appui avec toute sa division.

Le feu s'engage avec vivacité, et Clerfayt repassant aussitôt la Meuse, va se placer à Brouenne, comme l'avait très heureusement prévu Dumouriez. Pendant ce temps, Dillon poursuit hardiment sa route entre la Meuse et l'Argonne. Dumouriez le suit immédiatement avec les quinze mille hommes qui composaient son corps de bataille, et ils s'avancent tous deux vers les postes qui leur étaient assignés. Le 2 septembre, Dumouriez était à Beffu, et n'avait plus qu'une marche à faire pour arriver à GrandPré. Dillon était le même jour à Pierremont, et s'approchait toujours des Islettes avec une extrême hardiesse. Heureusement pour celui-ci, le général Galbaud, envoyé pour renforcer la garnison de Verdun, était arrivé trop tard, et s'était replié sur les Islettes, qu'il tenait ainsi d'avance. Dillon y arrive le 4 avec ses dix mille hommes, s'y établit, et fait garder de plus la Chalade, autre passage secondaire qui lui était confié. En même temps Dumouriez parvient à Grand-Pré, trouve le poste vacant, et s'en empare le 3. Ainsi le 3 et le 4, les passages étaient occupés par nos soldats, et le salut de la France était fort

avancé.

Ce fut par cette marche audacieuse, et au moins aussi méritoire que l'idée d'occuper l'Argonne, que Dumouriez se mit en état de résister à l'invasion. Mais ce n'était pas tout : il fallait rendre ces passages inexpugnables, et pour cela faire encore une foule de dispositions dont le succès dépendait de beaucoup de hasards.

Dillon se retrancha aux Islettes; il fit des abatis, éleva d'excellents retranchements, et, disposant habilement de l'artillerie française, qui était nombreuse et excellente, plaça des batteries de manière à rendre le passage inabordable. Il occupa en même temps la Chalade, et se rendit ainsi maître des deux routes qui conduisent à SainteMenehould, et de Sainte-Menehould à Châlons. Dumouriez s'établit à Grand-Pré, dans un camp que la nature

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