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par une contradiction étrange, ce sont des aspirations incroya➡ bles à l'originalité et à la puissance inventive. En somme l'acharnement verbeux des imitateurs est aussi infécond que le silence prolongé des maîtres. Si l'on veut s'enquérir avec quelque certitude de la vérité de ces assertions, il n'y a qu'à aborder le détail, il n'y a qu'à jeter un rapide regard sur les recueils poétiques qui ont paru dans ces derniers mois.

(Ici le critique appuyait ses considérations de bon nombre d'exemples, et il procédait à une anatomie très-vive des productions récentes de plusieurs poëtes vivants. Nous supprimons cette partie justificative qui a perdu de son intérêt pour le public et qui garderait trop de piquant pour les intéressés.)

Si je ne m'abuse, les pages qu'on vient de lire ont rendu évidente, par les faits, la conclusion anticipée que nous énoncions dès l'abord. Il y a plus de dix ans déjà que ce mouvement poétique, mal connu des intéressés eux-mêmes qui s'ignorent les uns les autres, se reproduit avec une infatigable et monotone régularité : rien cependant ne décourage les poëtes, et leur obstination n'a d'égal que l'indifférence de la foule. Si, en face d'un pareil spectacle, la critique a toujours les mêmes déductions à tirer, les mêmes conseils à émettre, a-t-on le droit de s'en prendre à elle? Ce n'est point elle, c'est l'art qui est tenu à la variété. Devant les mobiles fantaisies de l'imagination, devant les créations du sentiment, la critique représente un élément fixe, immobile; elle applique toujours de la même manière des lois qui toujours sont les mêmes; en un mot, elle parle au nom du bon sens. Je sais bien qu'à en juger par les œuvres de beaucoup de poëtes, le bon sens est chose variable et accessible aux transformations; mais le monde n'est pas tout à fait de cette opinion.

Nous n'hésitons pas à le répéter, le fatal esprit de vertige qui a frappé plusieurs chefs est descendu en même temps jusque dans les régions inférieures de la poésie. Partout aux sages lenteurs d'un travail sobre s'est substituée la stérile abondance d'une improvisation hâtive. En s'habituant à donner la poésie

comme une révélation d'en haut, on s'est répété que les révélations étaient spontanées, subites, et chacun sait si la remarque a été mise à profit. Dieu pourtant ne s'est reposé que le septième jour dans leurs assimilations ambitieuses, les poëtes s'en devraient souvenir. Aujourd'hui, la dissolution absolue des grou.pes littéraires isole chacun dans son talent ou dans son orgueil: nulle part on n'est maintenu ou corrigé par les avertissements d'alentour. De là ces étranges éruptions de vanités solitaires, de là cette persistante accumulation d'œuvres où l'absence d'originalité ne se trahit que mieux par la prétention. Ce n'est pas que nous voulions faire de l'art une aristocratie exclusive et réserver ses faveurs à quelques privilégiés; il faudrait être bien ignorant ou bien aveugle pour ne pas reconnaître, au contraire, qu'il y a quelque chose de contagieux dans le génie, qu'on est nombreux dans les grandes époques, et que les talents enfin, au lieu de se faire ombrage, s'illuminent les uns les autres. Or, s'il est incontestable, comme il nous paraît, que le lyrisme de notre âge tiendra une place notable dans l'histoire littéraire, il semblerait qu'à côté de ses représentants les plus glorieux, la poésie contemporaine devrait pouvoir compter aussi bien des adeptes moins illustres, bien des disciples fervents et heureux. Pour cela, il eût fallu chez ceux qui ne marchaient pas les premiers une certaine discipline, un certain sentiment des forces qui leur étaient départies; il eût fallu, de la part des jeunes générations appelées à continuer ce mouvement, une intervention propre, un peu d'inspiration nouvelle. Malheureusement aucune de ces espérances ne s'est jusqu'ici réalisée. Tandis que les maîtres s'égaraient trop souvent dans des voies fâcheuses, les natures secondaires, abandonnées à elles-mêmes, se firent illusion sur leur rôle, et, prétendant à l'esprit inventif, n'arrivèrent qu'à défigurer leurs plagiats en les exagérant; d'un autre côté, les écrivains qui offraient à la poésie le tribut de la jeunesse, se voyant saufs, dès le début, de toute solidarité littéraire, s'imaginèrent bientôt apporter des créations quand ils ne donnaient que des copies. Chez ceux qui n'avaient pas le sceptre

l'indiscipline, chez ceux qui débutaient le manque d'originalité, chez tous les suggestions de l'amour-propre amenèrent la situation mauvaise où nous sommes, situation inquiétante et d'où l'on ne saurait se tirer qu'en recommandant de plus en plus le travail à qui a le talent, le silence à qui n'est pas doué. Le conseil rajeunit avec les siècles :

Mediocribus esse poetis

Non homines, non Di, non concessere columnæ.

Il faut bien que les débutants en soient convaincus : quand une école est régnante et qu'elle a eu des interprètes écoutés, on ne peut aspirer à la remplacer ou à la poursuivre dignement qu'à la condition de s'appartenir, qu'en ayant la main assez robuste pour porter à son tour le drapeau. Or, rien de pareil ne se révèle dans ces innombrables holocaustes que la vanité vient sans cesse offrir aux pieds de la déesse implacable. Partout, quoiqu'il se déguise, l'esprit d'imitation est manifeste. Une remarque me frappe : presque tous les poëtes célèbres de notre époque ont rencontré dès le premier jour leur veine, l'élan propre de leur talent; presque tous ont conquis du premier coup la place qui leur était due. Aujourd'hui, au contraire, il n'y a que des essais ternes, sans avenir, sans vie; aucun astre ne se lève, et l'oeil se perd à l'horizon dans cette pâle voie lactée où chaque étoile scintille de près, et s'efface à distance en un entassement de lumière opaque et indistincte. Lorsqu'on est arrivé à une pareille dispersion de la faculté poétique, qu'a de mieux à faire le public que de réserver son attention exclusive aux génies vraiment créateurs? Sans doute il est bon que le monde ne cesse pas d'apporter discrètement son offrande à la muse, il est bon que l'amour désintéressé de l'art produise çà et là des essais délicats et sans prétention : rien n'est plus légitime, et nous en avons vu plus d'un exemple qui méritait le regard; mais quand, au lieu de servir à condenser la pensée sous une forme plus vive, le rhythme ne sait que l'énerver et la distendre; quand, au lieu d'être une distraction aimable, la poésie devient, chez ceux qui

ne sont pas ses vrais élus, une carrière maladive et dangereuse; en un mot, quand elle n'amène que des exigences sans cause et des aspirations sans résultat, on ne fait, en se montrant sévère, qu'accomplir un strict devoir. En ces temps de trouble moral et d'anarchie littéraire, il est bon qu'un lieu se trouve encore où l'on n'hésite pas à protester contre les superbes exigences, contre les orgueilleuses aberrations. Après avoir rendu hommage, par une suite d'études sympathiques et indépendantes, aux plus glorieux représentants de l'art contemporain, pourquoi n'essaierait-on pas aussi de restituer leur vraie place à tant de souverainetés douteuses? pourquoi craindrait-on de toucher à tant de sceptres fragiles? La petite histoire a ses enseignements comme la grande; il y a là toute une galerie piquante et instructive qu'il ne faut pas dédaigner. Après tout, cette classification de minores est plus bienveillante qu'elle ne semble : à combien de minimi, en effet, à combien de pejores, qui autrement n'eussent obtenu que le silence, ne donnera-t-elle pas asile? Et puis, y aurait-il beaucoup d'habileté à se piquer, en cet âge de rénovation poétique, d'être mis au second rang? Il est toujours imprudent de se ranger entre les majores; les royautés qui se proclament elles-mêmes sont rarement acceptées par la foule. Qu'importent d'ailleurs les irritables susceptibilités de l'amour-propre? Puisque les poëtes inférieurs prétendent avoir une mission, il faut bien que le bon sens à son tour ait la sienne.

II.'

La plupart des jeunes poëtes, dans leurs vers moroses, représentent la critique une grosse férule à la main. C'est une flatterie quand elle n'a qu'une férule, la critique manque à ses devoirs; il lui en faut deux. Si les auteurs, en effet, tombent incessamment sous sa compétence, les lecteurs, à leur tour, n'é

(1) Voir Revue des Deux Mondes, 15 juin 1845.

chappent pas tout à fait à cette juridiction. Sans doute, dans les époques favorisées où le goût est un suprême arbitre et où l'admiration ne craint pas d'avouer le bon sens pour complice, le public, de lui-même, vient en aide à la critique, au lieu d'appeler son contrôle; c'est l'âge d'or, ce sont des intervalles de far niente pour ceux qui font profession de juger les écrits. Mais il est des heures moins heureuses : c'est quand les maladifs caprices de la décadence ont perverti le tact des choses littéraires, c'est quand les mobiles engouements de la mode se sont substitués à l'enthousiasme de la poésie vraie. Alors la tâche est doublement lourde pour ce qu'on appelle la critique; car, si elle ne consent pas à abdiquer, il faut forcément qu'elle s'interpose entre ce public et ces écrivains, également dévoyés, qui, par d'équivalentes flatteries, s'entretiennent, se fortifient dans leurs mutuelles faiblesses. On a dit mille fois que la société faisait la littérature à son image; c'est juste la moitié de la vérité, laquelle ne se complète et ne se rectifie que par la proposition contraire, à savoir que les lettres impriment au monde contemporain leur propre caractère. En effet, l'action ici est toujours réciproque, et pour la société comme pour la littérature, c'està-dire en abrégé pour celui qui lit comme pour celui qui compose, l'influence exercée est à peu près égale à l'influence subie. Voilà pourquoi c'est un devoir quelquefois de redresser le goût public quand il se fausse; voilà pourquoi le succès, qui à lui seul ne prouve rien, a besoin, pour devenir définitif, de la sanction du temps comme de celle des vrais juges. Assurément, il a dû se débiter dix fois plus d'exemplaires des Mystères de Paris que de Colomba; mais, en vérité, est-ce la faute de Colomba ou celle des lecteurs? Dans vingt ans, sans nul doute, le public sera sur ce point revenu à l'avis des lettrés. Cet art de la critique, si décrié des poëtes, a donc tout au moins le mérite d'être une protestation contre les mauvais entraînements de la foule, et ainsi de ne pas laisser périmer les droits du talent.

Est-ce à dire pourtant qu'il faille pousser le pessimisme jusqu'à prétendre que le public a toujours tort? En général, les

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