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Chez Bettina, si ce n'est pas du parti pris (et j'en doute, car elle semble sincère), c'est au moins du fétichisme.

Quoi qu'on pense en définitive de cette poésie du vertige, quelque impression dernière que laissent une passion si peu naturelle, un mélange si singulier de l'enthousiasme littéraire et de l'exaltation amoureuse, le nom de cette muse fantasque restera comme un phénomène, et ne sera jamais séparé de celui de Goethe. Assurément ce n'est pas une femme ordinaire que celle qui fut l'amie de Herder et de Jacobi, que celle à qui le chantre de Faust a si souvent dérobé ses inspirations. Beethoven enviait cette destinée de Goethe: « Si comme lui, écrivait-il à Mme d'Arnim, j'avais pu vivre avec vous ces beaux jours, j'aurais produit de bien plus grandes choses. » Il n'y a pas de plus bel éloge. Certes, ce n'est point dans le groupe glorieux de Cinthie, de Béatrice, de Laure ou d'Elvire que Bettina sera rangée : elle a été de celles qui aiment plutôt qu'on ne les aime, de celles qui trouvent elles-mêmes les accents de leur passion; mais elle aura son rôle à part, et ne la voyez-vous pas déjà qui erre solitaire, les cheveux épars, agitant d'une main fébrile le thyrse poétique, comme une ménade de l'esprit, comme la Sapho de l'intelligence?

En quittant cette littérature si vague et si enivrante, on a besoin de se reposer l'esprit par quelque étude plus calme. Ce sont les Russes, je crois, qui, au sortir des chaleurs du bal, vont se plonger dans des bains de neige. Pour ma part, je suis heureux de faire ainsi. Après les éblouissements de la poésie germanique, l'ombre modeste de l'érudition paraît plus douce.

LA

JEUNESSE DE FLÉCHIER.'

« L'éloquence continue ennuie. » - C'est une phrase piquante de Pascal qui se trouve être à elle seule toute la rhétorique de ceux qui font profession de n'en pas avoir. Je m'imagine que l'auteur des Pensées aura jeté un jour ce mot entre ses notes, au sortir de quelque lecture de Balzac. Pénétré de Montaigne, admirateur de la langue des Essais, si pleiné de saveurs exquises, et qu'il venait, avec sa propre et incomparable plume, de porter à la perfection, Pascal devait tenir peu de compte de tous ces beaux arrangeurs de mots, de ces artisans harmonieux de la période qui, en disciplinant la langue, lui avaient cependant préparé les voies. Le Fléchier que nous connaissons tous, le faiseur de pièces d'éloquence officiellement admirées, ce Fléchier-là, quoique plus aimable dans sa diction

(1) Voir Revue des Deux Mondes, 15 mars 1845.

fleurie qué le rhétoricien Balzac, eût bien pu inspirer aussi le trait malin de Pascal. Malheureusement il y avait dix ans que le sublime janséniste n'était plus quand le futur évêque de Nimes prononça sa première oraison funèbre. Mais qu'importe la chronologie? Pour être anticipée, l'épigramme n'en a pas moins sa juste application.

Ce n'est pas que je veuille le moins du monde me faire le détracteur de cette belle ordonnance, de cette noblesse lumineuse, de cette élégante symétrie de langage qu'on rencontre chez Fléchier; Fléchier a droit, dans l'histoire de la prose française, à une place honorable: un rôle distinct, une part d'originalité, lui reviennent. Il ne fait pas comme Boileau, il ne rompt pas en visière avec la tradition immédiate, avec l'école de Louis XIII; c'est cette école au contraire qu'il continue, mais en polissant le langage, en évitant l'enflure, en faisant un art du choix des termes et des constructions, en recherchant le nombre, la correction, la scrupuleuse justesse des termes, en un mot les secrets du style et les manéges de l'écrivain. Sorti de l'hôtel Rambouillet, il en a gardé les délicatesses en les épurant; successeur direct des Balzac et des Godeau, il a suivi leurs exemples d'éloquence, mais en dégageant ce genre de l'emphase. C'est pour cela que d'Olivet disait : « Il nous a appris les graces de la diction. >> Qui nierait d'ailleurs que, malgré les antithèses du bel esprit et les tours communs de l'arrangeur de syllabes, Fléchier, dans ses oraisons funèbres de Turenne et de Montausier, n'ait attrapé certaines teintes d'éloquence sombre et de douceur pathétique? On comprend que, quand l'orateur, avec son action triste et sa voix traînante, récitait ces pages du haut de la chaire, la lenteur même du style devait avoir quelque chose d'imposant et qui répondait à la solennité du sujet. Et puis il y avait l'illusion des contemporains: à chaque opuscule de Fléchier, Mme de Sévigné séduite se récrie que c'est une pièce achevée, et elle ne tarit pas sur ce style parfait et également beau partout. L'aimable écrivain ne se doutait point, d'Alembert le remarque, que, parlant de Turenne dans une simple lettre, elle avait rencontré

des traits d'un sublime bien autrement touchant que celui du prédicateur.

Encore une fois, je ne voudrais pas déprécier la gloire du panégyriste de Turenne; mais comment accorder à Voltaire que, même dans cette oraison célèbre, Fléchier ait égalé Bossuet? Comment accorder à La Harpe que ce soit là un grand coup de l'art? A quoi bon méconnaître les rangs? La place est encore belle au-dessous de l'historien des Variations. D'Alembert, en parlant d'alignement et de compas, Thomas (le reproche lui allait bien!), en parlant de mécanisme, ont tous deux marqué d'un mot l'immense espace qui sépare Fléchier de Bossuet. Cependant la réputation de Fléchier a quelque chose de légitime; s'il n'a pas été l'un des prosateurs vraiment souverains de sa grande époque, une gloire honorable lui revient du moins, celle d'avoir épuré la diction et comme clarifié le style. Ç'a été, qu'on me passe le mot, un précepteur excellent de la langue. Balzac n'avait fait qu'ébaucher le genre que Fléchier a rendu parfait : or, la perfection, dans un genre, c'est la durée. Voilà pourquoi Dussault a pu dire avec justesse que les oraisons de Fléchier « ont fixé chez nous un des types originaux du style. » Certes, de pareilles et si sérieuses qualités sont faites pour défier la mauvaise volonté des critiques; mais toujours est-il qu'on peut tourner le trait de Pascal contre Fléchier: « L'éloquence continue ennuie. » Osons être net : malgré tant de mérites dignes d'être sentis, il y a du rhéteur, beaucoup du rhéteur dans Fléchier. Jolies périodes emmiellées, comme dit Pétrone, mellitos verborum globulos; le malheur est qu'elles soient saupoudrées de pavot, papavere sparsos. De là vient qu'on estime Fléchier et qu'on le lit peu : c'est tout ce que je voulais dire.

M. Villemain (1) a quelque part écrit que Fléchier n'était << pas assez goûté de nos jours. » Serions-nous donc injustes envers celui qui, selon la remarque de l'illustre écrivain, a l'un des premiers rencontré les véritables formes de la langue fran

(1) Essai sur l'Oraison funèbre.

çaise, qui sont la grâce et la dignité? Dire pourtant que les Oraisons de Fléchier tiennent, dans notre littérature, la même place à peu près que le Panégyrique de Trajan chez les Latins, n'est-ce pas assez? n'est-ce pas donner l'estime réelle qu'elles méritent à ces pièces, comme le dit l'auteur lui-même, « travaillées dans les cabinets (1)? » Seulement il est permis, ce me semble, de mettre les Lettres de Pline bien au-dessus de son Panégyrique. Voilà précisément ce qui m'arrive pour Fléchier. On peut risquer d'être un moment sévère ou même dur, quand on se sent, pour l'instant d'après, de vives inclinations à l'indulgence. Peut-être aussi, avec ses agréments ingénus, sa douceur badine et sa fleur d'enjouement tempérée de mélancolie, le Fléchier inattendu que nous allons rencontrer nous donnet-il un peu de prévention contre les syllabes cadencées et les tours arrondis de ce que j'appellerai le Fléchier officiel et légal; telle est la perfidie des contrastes. Ce spirituel prosateur, aussi naturel qu'expressif, et dont les allures naïves comme les négligences sont à propos relevées par l'air de qualité tout particulier à ce temps-là, cet écrivain, si différent de l'orateur composé et pompeux que nous connaissons, vient d'être révélé aux lecteurs par les Mémoires sur les Grands-Jours tenus à Clermont, retrouvés et publiés en Auvergne par M. Gonod. C'est avec ce nouvel et tout gracieux auteur que nous voudrions faire, en passant, connaissance.

Rien qu'à parcourir, il est vrai, dans leurs parties moins fréquentées, les dix gros tomes des œuvres de Fléchier, rien qu'à lire ces lettres, ces poésies, ces opuscules oubliés, on devinait le bel esprit sous le rhéteur, on voyait quelque pointe aimable percer à travers la solennité voulue du discours; mais qui lit à présent les vers latins, qui lit les missives complimenteuses de Fléchier? D'un autre côté, les curieux, quelques fureteurs comme nous, innocemment passionnés pour les moindres débris du grand siècle, gardaient le souvenir de certains billets de Flé

(1) Voyez le premier des Discours académiques de Fléchier.

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