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monde le plus majestueux spectacle. Les irrévérentes ironies de M. Gautier contre Despréaux peuvent être spirituelles; elles no changeront rien aux choses. C'est là de l'histoire.

Un délicieux et paradoxal morceau de Charles Nodier sur Cyrano (1) (que M. Gautier ne paraît pas avoir connu, mais que nous n'avons pas oublié), quelques judicieuses et fines notices de M. Géruzez et de M. Bazin, plusieurs articles très-brillants et étudiés de M. Philarète Chasles, nous avaient mis en goût de cette période Louis XIII, sur laquelle l'auteur des Grotesques revient aujourd'hui avec toute sorte de brusqueries inattendues et divertissantes. On n'a pas besoin, il est vrai, de se faire cercler les côtes à force de rire, comme l'auteur le propose; mais l'hilarité, je n'en disconviens pas, est franchement provoquée à plus d'un endroit. M. Gautier, par exemple, est impayable quand il montre le poëte crotté dont les semelles usées pétrissent la boue à cru, quand il peint le pédant avec sa soutane moirée de graisse et ses grègues faites d'une thèse de Sorbonne. Scudery sur les échasses de son style, l'ancillaire Colletet aux genoux de sa Claudine, Chapelain avec ses rimes criardes, Saint-Amant charbonnant les cabarets de vers admirables, le rodomont Cyrano dans ses duels avec la raison, frétillent et chatouillent sous le pinceau du plaisant critique. M. Gautier excelle dans ce genre à demi bouffon, et sa verve est si gaie qu'on lui pardonne de descendre à chaque instant sur le pré pour donner des taillades aux idées reçues. J'aurais bien eu envie de taquiner un peu l'historien si approprié des Grotesques sur cette admiration sans bornes pour Viau, que ses citations ne justifient guère; mais, que voulez-vous? on lit dans la notice de ce poëte mal famé ces propres mots : « Tout le mal que l'on disait de Théophile me semblait adressé à Théophile Gautier. » Que dire à cela, sinon qu'on pense infiniment plus de bien de M. Gautier que de son homonyme d'il y a deux siècles? Dans son enthousiasme, l'auteur des Grotesques va jus

(1) Revue de Paris, 1831, t. XXIX.

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qu'à faire de la Corinne de Théophile une sœur d'Elvire. Si c'est un compliment adressé à M. de Lamartine, je doute qu'il charme l'illustre poëte.

Au fond, et malgré ses étalages d'assurance, M. Gautier n'a qu'une foi très-factice dans l'école excentrique à laquelle il semble avoir voué jusqu'ici un esprit et un talent faits pour de meilleures causes. A un endroit même, il lui échappe de dire : « Hélas! quel est celui de nous qui peut se flatter qu'une bouche prononce son nom dans cent ans d'ici, ne fût-ce que pour s'en moquer? Les plus grands génies de maintenant n'oseraient l'espérer. » Un pareil aveu trahit le découragement. Est-ce que Boileau, par hasard, aurait raison contre Théophile? Mais je n'hésite pas à dire que M. Gautier calomnie beaucoup la littérature contemporaine et se calomnie peut-être un peu luimême en désespérant à ce degré de l'avenir. Vous plaignez le sort des écrivains de Louis XIII, vous regrettez la venue d'un régulateur aussi sévère que Despréaux; pourquoi alors faire comme ces vaincus et les reproduire? Des moyens semblables amènent en général une fin pareille. C'est la loi de l'histoire.

Soyez sûr qu'on goûte votre talent, qu'on apprécie votre plume effilée et savante. Vous êtes même aimé de plusieurs... comme l'enfant prodigue; mais pourquoi ne pas croire à vousmême et ne pas vous prendre au sérieux? Pourquoi vous complaire toujours à des pochades, quand vous pourriez faire des tableaux? Jusqu'à présent, l'imagination a tenu chez vous le dé en souveraine, et a fait de la raison son esclave. Tout votre secret, ou plutôt toute votre erreur, c'est de faire passer toujours le mot qui peint avant le mot qui fait sentir. Est-ce là, je le demande, le procédé des grands écrivains? La forme ne peut pas être indépendante du sentiment; le sentiment, au contraire, dès qu'il est grand, emporte avec lui son expression, et est, pour ainsi parler, sa forme à lui-même. Tel humble mot du cœur, telle situation simple et immortelle, Werther contemplant Charlotte, Virginie serrant la main de Paul, valent mieux, selon nous, que tout le glossaire métaphorique de l'école pit

toresque. Qu'on y songe, ni l'inspiration ni le style n'ont manqué à notre temps; ce qui a fait défaut, c'est tout simplement le bon sens et le naturel, lesquels ne font pas les grandes littératures, mais seuls peuvent les consacrer. M. Gautier est jeune; peut-être est-il encore temps pour lui de se soustraire aux enchantements de la sirène. Son talent original et plein de sève se régénérerait par des doctrines plus saines, par une pratique assidue et sérieuse. Dès lors, nous le croyons, une place brillante lui serait réservée dans la littérature d'aujourd'hui. Nous espérons que M. Gautier verra là de notre part un vœu plutôt encore qu'un conseil; il nous répugnerait trop de penser que dans cette histoire rétrospective des grotesques oubliés le fantasque écrivain n'aurait réussi qu'à être un prophète.

GOETHE

ET

MADAME D'ARNIM.'

Aux grandes époques littéraires, on se contente de traduire dans l'art les sentiments naturels du cœur, les épreuves ordinaires de la vie. Toute œuvre d'imagination est simplement un tableau, où chacun retrouve des airs de famille, un miroir dans lequel le premier venu reconnaît ses propres traits ou les traits de son voisin. Plus tard il n'en est pas ainsi : on arrive au raffinement, on croit n'avoir point assez des vulgaires émotions du cœur. Viennent alors les combinaisons étranges, les situations singulières et ne faut-il pas, en effet, quelque chose de mieux, quelque chose de plus rare que ces communes affections de mère, d'amante et de fille? On fait donc appel aux ressources des civilisations avancées, on crée des sentiments. Telle est

(1) Voir Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1843.

trop souvent la poésie des seconds âges littéraires, tranchons le mot, la poésie des décadences. Pourquoi cependant ne pas oser le dire? il n'y a de vrai que les lieux communs, parce que le fonds des passions humaines est éternellement le même. Que vous rajeunissiez tout cela par l'expression et les nuances, que vous jetiez à pleines mains sur cette matière première les fleurs toujours nouvelles, les richesses à jamais inépuisables de l'imagination inventive, rien de mieux. Libre à vous de changer, dans des combinaisons sans fin, les nombres de la poésie; mais est-il besoin, est-il permis d'inventer de nouveaux chiffres?

Sans doute, de tous les sentiments humains, l'amour est, à beaucoup près, celui qui admet les plus bizarres faiblesses. Et cependant, je le demande, quand Werther sent frissonner dans sa main la main de Charlotte, quand M. de Nemours recueille l'aveu tremblant de madame de Clèves, quand Rousseau demande aux allées de La Chevrette l'empreinte des pas de madame d'Houdetot, quand le premier rayon du matin ne luit pas encore sur les fronts enlacés de Roméo et de Juliette, croyez-vous que le sentiment qui agite ces cœurs divers soit tout-à-fait différent, croyez-vous que leur passion soit moins grande parce qu'elle se rencontre dans une émotion à peu près pareille? Pour ma part, je n'hésiterais pas à le nier. Toute esthétique est mauvaise qui prend l'extraordinaire pour le sublime. L'idée de beau, au contraire, implique celle de degré, d'hiérarchie or, le commun est tout-à-fait sur la même ligne que l'idéal; seulement des degrés infinis les séparent, qu'il appartient à la beauté de gravir en se transfigurant, en devenant plus resplendissante à mesure qu'elle s'élève davantage. Aussi, peindre des sentiments naturels, vulgaires si l'on veut, c'est s'adresser à tout le monde; peindre des sentiments exceptionnels, c'est ne s'adresser qu'à quelques-uns, qu'à certains cœurs égarés, curieux, maladifs. Ce dernier but n'est pas, ne peut pas être celui de l'art véritable. Par là, en effet, dans l'ordre des idées, on arrive forcément au factice, à la convention; dans l'ordre du style, on est induit au caprice, à la manière.

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