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trois morceaux, comme le conte du courrier bigame, comme l'élégie sur la disparition du passant, qui sont, dans ce genre, de petits chefs-d'œuvre tels que les eût écrits un Addison mêlé de Swift. Tout cela, de plus, est d'un style industrieux, net, aiguisé. Malheureusement ce ton-là n'est pas continu.

Quel effet feront à distance les Lettres parisiennes ? Pourrat-on jamais croire qu'une femme spirituelle et douée se soit ainsi jetée, de gaieté de cœur, dans les hasards les plus scabreux de la polémique courante? Qui sait? Peut-être un jour quelque bibliographe, curieux et paradoxal, s'imaginera que c'est là une perfidie envers l'aimable écrivain, et que cette correspondance, toute signée qu'elle soit, a bien pu être imprimée à son insu, comme il est arrivé à Bussy pour sa Gaule amoureuse. Certes, on a soutenu des thèses plus invraisemblables, et si j'étais un érudit de l'avenir, un érudit des temps calmes et reposés, je me ferais fort de m'en tirer avec honneur. Les bonnes raisons, les raisons de convenance et de probabilité, ne me manqueraient pas. Au besoin, j'aurais recours au livre luimême, et j'en extrairais victorieusement la phrase que voici : «Oh! les femmes, les femmes! elles ne comprennent point leur vocation, elles ne savent point que leur premier intérêt, leur premier devoir est d'être séduisantes. » En matière d'érudition, un texte mène loin: M. Letronne reconstruit des dynasties tout entières avec quelques lignes tronquées d'une inscription égyptienne. Ma citation en main, il ne me serait donc pas difficile d'induire que, comme rien n'est moins séduisant qu'une femme satirique, la femme qui a écrit les Lettres parisiennes était trop séduisante et comprenait trop bien son rôle pour les avoir publiées.

Voilà peut-être le parti que nous prendrions dans l'avenir. Dans le présent, il nous suffira de répéter le mot si vrai de Mme de Girardin: « Quoi de plus charmant qu'une fleur qui se cache dans un champ de blé! » Oui, fût-ce un simple bluet, je préfère son modeste arome à tous les parfums que jette au passant, que disperse au vent de la route la rose épineuse des haies.

LE

GROTESQUE EN LITTÉRATURE

A PROPOS D'UN LIVRE DE M. THÉOPHILE GAUTIER.1

Dans les spirituels caprices de ses causeries, ce pauvre Nodier aimait à dire qu'en littérature l'art de ne point vieillir consiste, malgré l'apparence, à savoir ne pas s'obstiner dans la jeunesse. Sous un air de paradoxe, l'assertion cache une vérité, et cette vérité me revient toujours au souvenir quand il s'agit de certains romantiques à tous crins (comme dit M. Gautier), qui, au sein des générations nouvelles, ont gardé toutes les fantasques allures du temps d'Hernani et de la Ballade à la Lune. La châtelaine précisément de ce feuilleton où M. Gautier gaspille chaque lundi tant de verve et de couleur, Mme de Girardin laissait naguère échapper de sa plume je ne sais plus quelle élégie coquette sur ces charmants bonnets de l'an passé, qui

(1) Voir Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1844.

régnaient hier, qui sont surannés aujourd'hui; n'est-ce pas un peu, je le demande, l'image des écoles poétiques, quelles qu'elles soient, qui s'obstinent à tout jamais dans une théorie exclusive et tranchante? Il deviendrait piquant que le romantisme à son tour eût ses perruques, pour parler avec l'historien des Grotesques (1). Assurément, vis-à-vis des préceptes régnants de Le Batteux et des tragédies de l'Empire, l'émeute poétique de la Restauration fut parfaitement légitime; toutefois, dans lá calme impartialité d'aujourd'hui, l'hyperbolique persistance de quelques radicaux littéraires ne semble-t-elle pas une gageure où il se dépense sans aucun doute beaucoup d'esprit, mais où il pourrait aussi se perdre beaucoup de talent? Prendre le rôle de ligueur le lendemain de l'édit de Nantes, se déclarer frondeur en plein règne de Louis XIV, aurait été sans aucun doute un moyen bruyant de se faire remarquer; peutêtre n'eût-ce pas été un moyen de succès durable.

Certes, ces réflexions moroses ne s'appliquent pas, dans toute leur dureté, à l'auteur de Fortunio, à un poëte dont je sais apprécier, pour ma part, la plume brillante et la palette colorée; pourtant le dernier et tout récent ouvrage de M. Gautier sur les Grotesques est bien propre, il en faut convenir, à confirmer la critique dans ses regrets, je voudrais pouvoir dire dans ses vœux. A la vérité, en cherchant aujourd'hui à réhabiliter la littérature de Louis XIII aux dépens de celle de Louis XIV, en donnant raison à Théophile et à Saint-Amant contre Boileau, M. Gautier n'a pas quitté, je le soupçonne, ces domaines de la fantaisie où sa muse hasardeuse se joue quelquefois avec bonheur; mais, comme l'a dit un grand poëte, dont l'historien des Grotesques ne saurait récuser l'autorité :

L'idéal tombe en poudre au toucher du réel.

Le vers de M. Victor Hugo exprime merveilleusement ce que je veux dire; le contact des faits, le voisinage de l'histoire, sont

(1) Par M. Théophile Gautier, 2 vol. in-8, 1844.

dangereux aux utopistes en littérature comme aux utopistes en politique. C'est un contrôle fatal, c'est surprendre les secrets de la vie dans la mort, in anima vili. Supposez quelque partisan du communisme faisant l'apologie des anabaptistes; ce sera à peu près le pendant du néo-romantisme replaçant sur le piédestal l'école poétique du temps de Louis XIII. Provoquer de pareilles comparaisons est au moins imprudent: en montrant vos préférences dans le passé, yous attirez la lumière sur le présent. Étrange moyen de nous faire croire à vos victoires. actuelles, que de nous étaler les défaites de ceux que vous proclamez vos précurseurs et vos aïeux directs! Certes, il serait souverainement injuste de traiter M. Gautier sur le ton que M. Gautier lui-même n'hésite pas à prendre à l'égard de l'ignorant Boileau et du filandreux Malherbe; mais cette indépendance absolue de jugements; ces airs délibérés à l'égard de toute théorie reçue et de tout nom accrédité, semblent autoriser ici une liberté d'examen qu'on se croit d'autant plus permise, que les remarques s'adresseront bien moins au talent qu'au parti pris, bien moins aux dons de l'écrivain qu'à ses procédés.

Une des choses qui me frappent le plus dans l'histoire du romantisme (car le romantisme, hélas! a déjà son histoire), c'est comment, tout en brisant en visière à la tradition, il a toujours senti le besoin impérieux d'un lien avec le passé, le désir de se rattacher à certains antécédents. La Muse est aristocratique, et on ne saurait dire d'elle le mot qu'elle dictait au poëte:

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En cela, le romantisme resta fidèle au bon instinct poétique. Quand on entre sans engouement comme sans prévention dans notre histoire littéraire, telle qu'elle était avant la venue des Méditations de Lamartine et des Odes de Victor Hugo, on est aussitôt frappé d'une lacune que l'éclat de tant d'autres perfections ne fait que rendre plus manifeste. Cette lacune évidente, c'est la poésie lyrique; les choeurs délicieux d'Esther ne

suffisent pas seuls à constituer un genre. Je ne m'étonne donc pas qu'avec son goût d'innovation à tout prix, l'école romantique ait réussi d'une façon éclatante sur ce point, tandis qu'elle échouait ailleurs. Au théâtre, en effet, la place était prise; il n'était guère facile de surpasser tant de maîtres glorieux. Et d'autre part, pour innover dans la prose, après tant d'immortels chefs-d'œuvre, il fallait s'attaquer (la méthode est dangereuse) au fond même, et comme au tissu de l'idiome. De là tant d'essais monstrueux à la scène; de là cette langue bariolée et métaphorique dont les termes font saillie sur l'idée et l'enveloppent si bien, qué la forme prédomine sur le fond, et que le sentiment est moindre que l'expression. Dans la poésie lyrique, comme les précédents manquaient, on n'eut pas besoin de tous ces vains efforts pour atteindre l'originalité : l'inspiration y suffit. J'avoue que, malgré mes réserves contre les graves imperfections des poëtes et les pires excès de leurs imitateurs, ma sympathie suit sur ce terrain l'école romantique. Ici je serais désolé de paraître suspect, même à M. Théophile Gautier; mais, plus loin, mon bon sens fait le rétif, et je m'arrête sans passer le Rubicon. Voyons de la rive si César (plus d'un prétend à ce rôle) arrivera jusqu'à Rome sans coup férir, ou bien s'il se perdra dans les maremmes.

En 1828, M. Sainte-Beuve, dans un livre célèbre, rattachait le nouvel et brillant essor de la poésie lyrique aux tentatives souvent charmantes et si vite interceptées de la pléiade du XVIe siècle; cet hommage à des prédécesseurs trop oubliés était, même par le point où le rapprochement semblait moins exact, un instinct heureux de M. Sainte-Beuve et comme un symptôme de la séparation qui ne pouvait manquer de s'établir plus tard entre ce que j'appellerai les girondins de la première génération et les sans-culottes de la seconde, entre ceux qui ont posé hardiment des principes et ceux qui les ont poussés à bout, comme si la littérature procédait avec une logique absolue, comme si les matières de goût pouvaient jamais se passer des nuances et des tempéraments! Pour la délicate cișelure du

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