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Commençons par un grand mot auquel ses voyages d'Allemagne ont dû habituer M. Girardin: son esthétique ne me paraît pas assez ouverte, assez compréhensive; elle croit trop aux littératures convenues, aux Arts poétiques. Pour nous, nous voulons bien des chartes littéraires, mais il faut qu'elles aient toujours leur article 14; les hommes de génie ont les priviléges des despotes. Qu'arrive-t-il quand on admet ainsi des barrières dans l'art? C'est que la Muse quitte les sommets de l'idéal et de l'enthousiasme pour descendre à mi-côte, sur les terrains moyens. A force de vouloir des poëtes raisonnables, on risque tout simplement de les transformer en prosateurs. Ce ne sont point des poëtes tels que les feraient les préceptes de M. Girardin que Platon eût chassés de sa république; il les eût mis aux affaires. Une autre remarque que je veux noter encore, c'est comment, en partant toujours de la donnée morale et non de la donnée littéraire, M. Saint-Marc Girardin se trouve mettre sa critique en laisse. De la sorte, tout ce qui ne rentre point dans ses cadres n'est pas abordé par lui; c'est là le côté exclusif de son talent : il condamne les sentiments raffinés au nom de la morale, la rêverie au nom du bon sens. Ne pourrait-on pas citer pourtant tel chef-d'œuvre qui n'est que la traduction sublime d'un sentiment exagéré, telle ode qui doit tout son charme au vague de la rêverie, tel conte que la fée du caprice a touché de sa baguette? La fantaisie est notre dixième muse. J'ai d'excellentes raisons pour ne pas défendre les déportements du drame moderne contre l'analyse corrosive de M. Girardin; mais on conviendra pourtant qu'en choisissant ce point, et en ne parlant pas du reste, le malin critique s'est donné trop beau jeu. Il triomphe contre le Roi s'amuse, dont il parle; les Feuilles d'automne, dont il ne parle pas, triomphent contre lui. L'école nouvelle est battue où il l'attaque, mais elle n'est pas battue partout, comme son silence le laisse croire; la poésie lyrique reste la plus belle conquête littéraire de notre temps. Il est une dernière objection qu'on avait unanimement soumise à M. SaintMarc Girardin au nom du goût à ces raisons-là M. Saint-Marc

se rend toujours. Il a compris qu'on fait trop d'honneur à certains ouvrages en les discutant au milieu d'un livre sérieux, et, dans la récente édition qu'il vient de donner de son Cours de littérature dramatique, le nom du Père Goriot a disparu du texte.

Certes, on comprendrait à la rigueur que M. Victor Hugo, librement discuté au dehors par M. Girardin, lui eût fait poliment quelques-unes de ces objections ou d'autres pareilles; mais c'était à la condition, imposée par les plus simples convenances académiques, de rendre justice au brillant passé d'un confrère dont l'avenir pourrait être plus brillant encore. Le récipiendaire précisément avait revendiqué dans son spirituel discours « la plus vieille et la plus gracieuse des libertés françaises, la liberté de la bonne compagnie, où tout se peut dire, pourvu que tout se dise bien. » M. Hugo a profité de la liberté, mais pas du précepte; il a oublié que dans les tournois littéraires la chevalerie est encore de mise. Sa harangue tendue et lourde a quelquefois atteint l'éloquence, et nulle part l'urbanité. On sait le profond dédain que M. Victor Hugo professe pour la critique : comment l'illustre poëte a-t-il donc consenti à s'essayer dans un genre si misérable, et comment, s'abaissant jusque-là, a-t-il si mal réussi?

LOUIS DE LÉON.'

« Vous savez que les absents égalent
zéro, excepté près de vous, j'espère. »
(L. DE LÉON, Lettre, 3 janv. 1843.)

C'est toujours avec une curiosité mêlée de tristesse que j'ouvre un livre posthume: il y a je ne sais quel attrait mélancolique à retrouver ainsi, fixées sous le langage et rendues immobiles dans leur essor, ces idées imparfaites et cependant plus durables que celui qui les avait pensées, ces plans inachevés qui ont pourtant survécu à l'esprit maintenant éteint où ils étaient éclos. Un simple recueil de vers, appelé la Tragédie du Monde (2), a été imprimé, il y a quelques mois, qu'on pourrait dire posthume, au moins par les immédiats souvenirs de mort qui s'y rattachent. Le jeune poëte, avec cette tristesse couverte de raillerie qui lui était familière, disait à un endroit :

Critiques, hâtez-vous, car peu de temps vous reste;
J'ai lu tantôt encor dans un signe céleste
Que la fin de ce monde approchait promptement....

(1) Voir Revue de Paris, 18 juin 1843. (2) Un vol. in-18, Paris, 1843.

Il ne croyait, dans cette saillie, écrire qu'une épigramme contre les lenteurs du feuilleton, contre les habituels retards des comptes-rendus. Qui, moins que lui, eût prévu que c'était là un pronostic, et que cette fin, joyeusement annoncée, serait la sienne? Je me souviens que, la première fois (et on le comprend) la menace m'avait fait sourire : il était là si plein d'empressement et de vie! Il me récitait précisément ce passage d'un ton si dégagé et avec tant de scepticisme sur lui-même! C'était hier...... Aujourd'hui, ces trois vers ne me reviennent pas sans émotion. Oui, il faut se háter, car « les morts vont vite. » A cette heure, le devoir de l'amitié est de mettre tristement à profit et de prendre pour elle ces gais conseils donnés à la critique. En venant consacrer quelques lignes à ce livre, inconnu au monde, et déjà peut-être oublié par les plus fidèles, je n'ai eu d'autre pensée que celle d'écrire une épitaphe courte et dénuée de toute prétention. Heureusement nos mœurs ont le culte des morts: chacun se découvre devant eux. Aussi, qui ne trouverait naturel ce dernier hommage à la mémoire d'un jeune esprit qui aimait les lettres, qui avait espoir en elles, et dont le dernier acte a été une offrande à la religion sainte de la poésie?

J'avais connu Louis de Léon en Bretagne, et le connaître, c'était l'aimer. La plupart des relations se nouent, la plupart des affections s'établissent entre ceux qui sont jeunes, par cette seule facilité de caractère, par ces dispositions ouvertes à tout commerce d'esprit et de cœur auxquelles plus tard les années substituent les froideurs polies, la réserve mondaine et l'aménité des convenances. A vingt ans on a beaucoup de camarades, à trente beaucoup de connaissances, en tout temps fort peu d'amis. Ce qui m'a toujours frappé dans Louis de Léon, c'est qu'il savait être tout cela à la fois, gai compagnon, homme bien appris et ami sûr. On se ferait aimer à moins. Né à Rennes en 1818, d'une famille aristocratique et riche, Louis avait reçu directement de son père une instruction solide qui était venue s'achever brillamment au collége; il en avait reçu des tradi

tions sérieuses qui, même dans les plus futiles dispersions de la vie, n'ont pas cessé un instant de lui être présentes. Cette éducation sans larmes, cette vie des champs, Virgile expliqué à douze ans sous une haie d'aubépine ou au bord du sentier des blés, son père qui lui racontait les duretés de l'exil et les épreuves d'une révolution passée, pendant que le contre-coup d'une révolution nouvelle se faisait sentir en Bretagne, tout cela, dans un cœur bien fait, dans une nature délicate, devait ouvrir les sources de la poésie. Aussi Louis de Léon rêva-t-il de bonne heure, à la place de cette calme et monotone existence qui l'attendait à Rennes, les hasards de Paris et les agitations de la vie littéraire. Ce n'est pas là une histoire nouvelle. Contre ce vœu pourtant, le plus cher de son cœur, contre ces aiguillons secrets de la muse, un sentiment bien honorable lutta longtemps: il fallait laisser un vieux père, un ami; il fallait ne plus le voir qu'à de rares intervalles. Pour qui a connu M. de Léon, ces scrupules s'expliquent : c'était le vrai, le dernier type du gentilhomme breton, une de ces loyales figures comme Walter Scott les a su peindre avec la sévérité de leurs vertus, avec les singularités de leur caractère. Volontiers il parlait par images, et l'uniformité de sa conversation s'illuminait çà et là par des saillies subites, par je ne sais quel grandiose passager d'expression. Aussi entre ce vieillard arrivé aux extrêmes limites de la vie et ce jeune homme d'hier, dernier venu de sa famille, non-seulement il y avait des liens de parenté et d'affection, les liens que rien ne rompt, mais il s'établit aussi un autre sentiment, une intimité cordiale qui était une forme sainte de l'amitié. C'était comme un échange entre les deux âges de la poésie, entre l'espérance et le souvenir. J'insiste sur cet attachement singulier et exceptionnel, parce que toute la vie de Louis est là, parce que là aussi sans doute est le secret de sa mort.

Avec les années, M. de Léon lui-même comprit que l'éloignement, au moins momentané, de son fils, était nécessaire. Notre destinée est ainsi faite, que trop souvent le bonheur des

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