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au lieu des amis célèbres de sa mère, au lieu de ses protecteurs familiers, les David, les Le Brun, les Lavoisier, ne rencontrait plus que des beaux esprits de province et des désœuvrés de garnison. Il se résigna pourtant et chercha une distraction dans le travail. Ses études avaient été mauvaises; il les refit tant bien que mal par des lectures. On voit comment ce caractère emporté était rebelle à la discipline: il étudiait parce qu'il n'avait plus de maîtres. Mais, au bout de deux ans, sa patience fut à bout : il quitta le service et revint près de sa mère avec plusieurs canevas de pièces et quelques tragédies ébauchées. Son plus ardent désir était de débuter sur la scène.

Marie-Joseph retrouva André à Paris : André n'avait pu subir son exil de régiment pendant plus de six mois; dès-lors les deux frères, chacun dans sa voie, reprirent leur vie littéraire. Ils s'encourageaient l'un l'autre; ils se confiaient leurs plans, leurs vœux, leurs essais. Quelques amis communs, les de Pange, le marquis de Brazais, les deux Trudaine surtout, étaient initiés à ces mutuelles confidences. André, moins expansif, ne communiquait qu'avec réserve les vers non sans peine obtenus de sa voix; en revanche, il applaudissait à ceux des autres, il aimait voir venir à lui

Et mon frère et Le Brun, les Muses elles-mêmes.

D'ailleurs, son goût de la campagne et des voyages, sa fureur d'errer, sa santé mauvaise, plus tard ses fonctions à l'ambassade de Londres, l'éloignaient souvent de Paris; il y revenait pourtant par intervalles, menant cette vie nonchalante et facile des Elė– gies, allant de Fanny à Glycère, mais corrigeant quelquefois le plaisir par la passion. Il était sincère quand il disait :

Moi j'ai besoin d'aimer, qu'ai-je besoin de gloire?

Plus d'une élégie, à cette date, n'est qu'un cri de son âme. Sa muse d'alors (il l'aima éperdument) était une éclatante et spirituelle personne dont la fille, également belle, épousa depuis

Regnauld de Saint-Jean-d'Angely. Mme de Bonneuil est la poésie riante des heures dissipées et du loisir, comme Mile de Coigny sera la poésie mélancolique des heures suprêmes : c'est la différence de Camille à la Jeune Captive. Marie-Joseph ne se laissait pas ainsi prendre aux énervantes tendresses de l'amour : il parlait du sentiment sur le ton d'un patriote dénonçant les suppóts du despotisme :

L'amour est un tyran; j'ai dû briser ses chaînes.

Enclin au plaisir, Chénier ne sentait même pas le besoin de le chanter; on ne retrouve dans ses vers ni l'Éléonore de Parny ni même les Églés de Le Brun. La passion patriotique se déclare tout de suite en lui et se confond avec la passion littéraire. Aujourd'hui il veut le théâtre parce que c'est une tribune; demain il voudra la tribune parce que ce sera un théâtre. Mais, s'il a le goût du faste et du bruit, il a aussi celui du bien et du beau; si le souvenir du couronnement d'Irène l'exalte et lui fait croire qu'il peut aspirer à la succession de Voltaire, son cœur n'en est pas moins ouvert à toutes les généreuses passions de Ja Constituante. Aussi 89 le trouva-t-il armé pour la lutte et animé de tous les nobles enthousiasmes d'alors.

Le versatile Palissot, qui à cette époque s'était rattaché, au moins par les personnes, au parti philosophique, fut le premier prôneur et le patron de Marie-Joseph. Le vieux Le Brun, l'ami de Mme de Chénier et d'André, se trouva aussi, tout naturellement, être un de ses protecteurs; il aurait été bien ingrat, au reste, de ne pas produire dans les lettres un jeune poëte qui s'écriait en une épître louangeuse :

A peine mes regards mesurent ta hauteur (1).

(1) Marie-Joseph disait également à Palissot :

Toi que pour successeur Molière eût avoué.

Cette flagornerie tourna la tête du vaniteux auteur de la comédie des Philosophes; dès lors Palissot joua auprès de Chénier un vrai rôle de comparse et de compère.

Chénier, à l'aide de ces liaisons, s'insinua bientôt auprès de l'acteur Vanhove, et fit lire par lui, à la Comédie-Française, deux petits actes en vers appelés Edgard ou le Page supposé, qui furent reçus unanimement pour être joués à la cour. Cela se passait dans l'été de 1783. Les acteurs sans doute avaient fait acte de complaisance: aussi la pièce dormit-elle dans les cartons. Chénier était aussi actif qu'impatient; il fit des visites, il réclama, il écrivit. Voici un échantillon inédit et assez piquant de cette correspondance de solliciteur : c'est un billet adressé aux comédiens (1):

24 janvier 1785.

« Il y a dix-huit mois environ qu'on a eu la bonté, messieurs, de vous lire pour moi une petite comédie qui a été, je crois, reçue unanimement. Depuis ce temps, je vous ai lu moi-même deux tragédies que vous avez bien voulu recevoir. Trois pièces du même auteur, quand il n'a que vingt ans, ne prouvent-elles pas sinon un grand talent, du moins une ardeur dont il n'y a pas encore d'exemple dans les fastes d'aucune littérature? Si cette considération, messieurs, vous semble mériter quelques égards, j'oserai, pour la seconde fois, vous rappeler mon pauvre Page, placé depuis deux ans de suite sur le répertoire de la cour. Mes rôles sont distribués depuis longtemps. Le secrétaire de la Comédie doit avoir une copie approuvée du censeur et de la police. La pièce enfin n'a que quatre rôles, destinés à quatre acteurs chéris du public, et qui n'auraient pas à s'en occuper longtemps pour la mettre au théâtre. Je les supplie donc de vouloir bien songer un peu à moi et à cette bagatelle, qui doit m'être chère, puisque c'est mon premier pas dans la carrière et mon premier hommage au ThéâtreFrançais.

<< J'ai l'honneur, etc.

« LE CHEVALIER DE CHÉNIER. >>

Voilà une vanité tout au moins naïve. L'auteur n'a que vingt ans, il n'a pas besoin de le dire, on le voit de reste : un orgueil expérimenté eût caché son jeu. Les acteurs, toutefois, ne se

(1) Archives de la Comédie-Française.

rendirent pas à ces belles raisons, ils temporisèrent encore; mais Chénier tourmenta si bien ceux qui se plaisaient ainsi à exercer la patience des auteurs, qu'on finit par céder à ses instances et par ne pas même attendre que la cour retournat à Fontainebleau, où la pièce devait être jouée. On la donna donc à Paris le 14 novembre 1785: elle fut sifflée dès la première scène et tomba au milieu des murmures et des éclats de rire. Me Contat elle-même, avec ses grâces, ne put garantir de l'impitoyable hilarité du public cette maussade anecdote où il s'agissait d'un roi anglais du xe siècle, déguisé en page, et qui devenait amoureux de la fille d'un gentilhomme. Les Fourches Caudines du feuilleton hebdomadaire n'étaient pas encore inventées : la critique pourtant avait son tour. L'abbé Aubert, l'aristarque des Petites Affiches, jugea l'œuvre « faible et singulière. » Quant à Grimm, il n'y met pas tant de façon : c'est le gros mot qu'il lâche, et il parle tout crûment de niaiseries; par contre, Palissot s'était écrié en plein foyer qu'on venait de « briser un petit diamant. >> Ce suffrage consola sans doute le poëte, dont l'amour-propre au reste était assez robuste pour se consoler tout seul. Il faut bien le dire en effet, son ton tranchant, ses étalages, ses airs hautains, avaient, dès ces premiers débuts, donné à Chénier une réputation très-notoire d'arrogance et de morgue que Mme de Genlis n'est point, par malheur, la seule à constater (1). A cette date même, j'en trouve plusieurs témoignages curieux. Ainsi, le lendemain du Page supposé, La Harpe, avec son ton dépité et rogue, écrit au grand-duc de Russie : « C'est l'ouvrage d'un jeune homme nommé Chénier, qui fait profession d'un grand mépris pour Racine, et qui a bien ses raisons pour cela. » Le Mercure dit la même chose; seulement il met plus d'aménité dans son conseil et engage doucement l'auteur à «maîtriser son penchant vers la satire. » C'était au moins une insinuation polie; le continuateur des Mémoires de Bachaumont ne se crut pas obligé à ces ménagements, à ces précautions oratoires :

(1) Voir Mémoires, 1825, in-8, t. III, p. 308 et suiv.

«Ce qui fait désespérer du débutant, écrit-il assez brutalement, c'est qu'il est très-présomptueux et parle avec dédain non-seuement des contemporains, mais même des meilleurs auteurs classiques.» Voilà une unanimité désespérante. Évidemment le caractère de Chénier ressemblait alors à son style; il était gonflé. Cette première piqûre ne lui fit pas de mal, mais elle ne suffit pas à le corriger.

Le bruit des sifflets tintait encore aux oreilles de Marie-Joseph que déjà il pensait à reparaître au théâtre. Son portefeuille était garni; il en pouvait tirer au besoin une tragédie d'OEdipe mourant, une tragédie de Brutus, une tragédie d'Azémire. Azémire l'emporta dans son cœur; on a toujours un faible pour les derniers nés. C'était l'histoire d'une reine musulmane et d'un croisé, son prisonnier, qui devenaient amoureux l'un de l'autre; mais l'honneur au dénouement l'emportait sur la passion dans le cœur du chrétien : il partait, et sa royale maîtresse finissait par se tuer. Chénier avait fait ici comme tous les enfants qui écrivent : il avait pris sa mémoire pour son imagination. En réalité, Azémire n'était qu'une copie affaiblie de Médée, d'Ariane, d'Armide, de toutes les amantes délaissées, et, comme l'a remarqué depuis M. de Féletz (1), la seule scène un peu pathétique qui s'y rencontrât n'était qu'une copie impudente de Mérope, transportée dans un méchant roman dérobé à Métastase. Le poëte désirait faire jouer cette pitoyable tragédie à Fontainebleau. Mme de Genlis, qui a ses raisons pour se vanter d'avoir servi Chénier, prétend que ce fut elle qui recommanda la pièce au duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre, lequel trouva l'ouvrage très-médiocre, mais finit cependant par céder à ses sollicitations réitérées. Quoi qu'il en soit, nous savons par Grimm que le poëte avait réussi à intéresser directement la duchesse d'Orléans à son œuvre. Sur l'insistance de cette princesse, Azémire fut donnée devant la cour le 4 novembre 1786. « Comme il faut encourager les jeunes gens, dit l'auteur lui-même dans

(1) Mélanges, 1828, in-8, t. II, p. 123.

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