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grâce, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s'intéressèrent à moi. Mme Lindsey, qui m'avait ramené de Calais, parla à Mme Gay, laquelle s'adressa à Mme Regnauld de Saint-Jean-d'Angely (1) elles parvinrent à remonter jusqu'au duc de Rovigo et l'invitèrent à me laisser à l'écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et l'infortune.

« Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l'année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit pourtant demander à l'Académie, à propos de ces prix, pourquoi elle n'avait point mis sur les rangs le Génie du Christianisme (2)? L'Académie s'expliqua; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage. J'aurais pu leur dire ce qu'un poëte grec dit à un oiseau : « Fille de l'Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlèves « une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourri«ture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces lieux, << toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu « pas la liberté? Il n'est pas juste qu'une chanteuse périsse du bec « d'une de ses semblables. »>

L'édition furtive du Discours dont parle M. de Châteaubriand a presque entièrement disparu. On serait pourtant curieux de savoir comment l'auteur des Martyrs parlait de l'auteur de Ti

(1) M. Fiévée assure que M. de Châteaubriand avait été précisément dénoncé à l'empereur par Regnauld de Saint-Jean-d'Angely.

(2) Cette pensée de voir un prix décennal donné au Génie du Christianisme remontait à quelques années déjà dans l'esprit de l'empereur : Fontanes, en une pièce adressée à M. de Châteaubriand et qu'il avait, après bien des hésitations, permis de publier, Fontanes disait :

Ta gloire est sûre, il faut l'attendre;

Ce n'est point un présage vain.
Chérile n'osera prétendre

Au prix qu'un nouvel Alexandre

Promet à l'illustre écrivain.

Cette strophe et la suivante ont été omises dans la récente édition des OEuvres de Fontanes (voyez t. I, p. 92); on les trouvera à la page 18 du Nouvel Almanach des Muses, donné en 1811 par M. Beuchot.

bère, comment il jugeait « un ennemi. » Un exemplaire retrouvé par hasard me permet de détacher ce passage:

« Je ne troublerai point la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez malheureux pour trouver un écueil? car, en portant aux cendres de M. de Chénier le tribut du respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres. Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu'un puissant monarque élève aux mânes de nos rois et de leurs dynasties outragées.

« Ah! qu'il eût été plus heureux pour M. de Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques qui retombent enfin sur sa tête ! Il a su, comme moi, ce que c'est que de perdre, dans les orages populaires, un frère tendrement aimé ! Qu'auraient dit nos malheureux frères, si Dieu les eût appelés dans le même jour à son tribunal ? S'ils s'étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute : « Cessez vos guerres intes« tines, revenez à des sentiments d'amour et de paix. La mort frappe « également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. » Tels auraient été leurs cris fraternels.

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« Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles, qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l'hommage que je rends à son frère, car il était naturellement généreux. Ce fut même cette générosité de caractère qui l'entraîna vers des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu'elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius; mais, bientôt trompé dans ses espérances, son humeur s'aigrit, son talent se dénature. Transporté de la solitude du poëte au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentiments affectueux qui font le charme de la vie? Heureux s'il n'eût vu d'autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né! s'il n'eût contemplé d'autres ruines que celles de Sparte et d'Athènes! Je l'aurais peutêtre rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions

juré amitié sur les bords du Permesse; ou bien, puisqu'il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus porté par nos tempêtes? Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée, et les cabanes des sauvages l'eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vains souhaits! M. de Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d'une maladie mortelle, vous le vîtes s'incliner lentement sur la tombe.... >>

J'ai laissé volontiers la parole à M. de Châteaubriand, mais je n'oserais la reprendre après lui.

RAYNOUARD.'

De 1800 à 1805 il n'y eut pas un seul grand succès dramatique au Théâtre-Français; le public pourtant n'avait jamais été plus assidu aux représentations, plus épris du brillant ensemble qu'offrait alors cette scène si complète en acteurs, si riche de tout l'ancien répertoire, retrouvé avec bonheur après l'invasion révolutionnaire. Les tragédies de Marie-Joseph de Chénier se rattachaient trop à cette époque orageuse, pour ne pas être un peu rejetées en arrière, sans parler même des défenses plus positives que leur opposait un gouvernement ombrageux. Pour trouver un grand triomphe à la scène, un triomphe dû tout entier aux émotions dramatiques, sans préoccupation d'intérêt et de passions étrangères, il fallait remonter à l'Agamemnon de Lemercier, à ce drame ressaisi encore une fois d'Eschyle et d'Homère. Mais, le 14 mai 1805, devant ces spectateurs si difficiles et si bien rétablis dans les habitudes classiques, se représenta et retentit avec des bravos inconnus depuis Voltaire la dernière vraie tragédie cornélienne, une tragédie nationale par le sujet, continuant avec sévérité cette inspiration moderne de Tancrède,

(1) Voir Revue des Deux Mondes, 1er février 1837.

d'Adélaïde Duguesclin, que Du Belloy avait autrefois usurpée, et dont l'auteur nouveau semblait hériter légitimement. Elle avait de plus le mérite de reposer non sur un fait admiré de tous, mais sur une réhabilitation historique, qui n'était pas néanmoins sans exciter quelque intérêt de retour au sortir d'une révolution qui avait aboli et dépouillé les ordres religieux. Cette tragédie, c'était les Templiers.

L'auteur des Templiers, François-Just-Marie Raynouard, naquit à Brignolles le 8 septembre 1761. Après avoir fait ses humanités au petit séminaire d'Aix avec grand succès, il prit ses grades à l'école de droit de cette ville. Sans doute il revenait souvent à cette époque au sein de sa famille, qu'il aima toujours d'une affection austère et profonde; nous savons que la veille de sa thèse il était à Brignolles, et que, parti le matin à pied, selon une habitude toujours conservée, il arriva à temps pour soutenir d'une manière brillante cet acte public. Ceci se passait en 1784, et ce fut aussi à cette époque que Raynouard vint à Paris avec des projets littéraires arrêtés, et (ce qui valait beaucoup mieux, non pour sa fortune peut-être, mais pour sa conscience) avec une grande obstination à la probité et une horreur pour l'injustice, qu'avait soulevée et comme mise au vif en lui une mesure arbitraire dont il avait été victime au collége. Au moment où Raynouard arriva à Paris, les idées politiques commençaient déjà à fermenter. La littérature pourtant et la philosophie recouvraient toute la surface de leur vernis le plus brillant; les grands hommes du XVIIIe siècle avaient disparu ou achevaient de mourir; mais une génération nombreuse et vive ne laissait pas voir les pertes. L'auteur des Études de la Nature était près de succéder à Rousseau, et l'auteur de Figaro s'emparait bruyamment de la moquerie puissante de Voltaire. La poésie, qu'ornait et qu'enjolivait l'abbé Delille, offrait, comme accompagnement d'un style plus sévère, les belles odes de Le Brun, et aussi les premières élégies de Parny. Raynouard ne paraît pas avoir eu accès dans cette société et cette littérature si agréables et si raffinées. L'insinuation qu'il aurait fallu

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