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tous les maux de la révolution, fut encore le commencement des malheurs de cette journée.

Après bien des tentatives pour pénétrer dans le palais, je fus reconnu par le suisse d'une des portes, et je parvins à entrer. J'allai sur-le-champ à l'appartement du Roi, et je priai quelqu'un de son service d'instruire Sa Majesté de tout ce que j'avais vu et entendu.

A sept heures, les inquiétudes augmentèrent par la lâcheté de plusieurs bataillons qui abandonnaient successivement les Tuileries. Ceux des gardes nationaux qui restaient à leur poste, au nombre de quatre ou cinq cents, montrèrent autant de fidélité que de courage; ils furent placés indistinctement avec les Suisses dans l'intérieur du palais, aux différens escaliers, et à toutes les issues. Ces troupes avaient passé la nuit sans prendre aucune nourriture, je m'empressai, avec d'autres serviteurs du roi, de leur porter du pain et du vin, en les encourageant à ne point abandonner la famille royale. Ce fut alors que le Roi donna le commandement de l'intérieur de son palais à MM. le maréchal de Mailly, le duc du Châtelet, le comte de Puységur, le baron de Vioménil, le comte d'Hervilly, le marquis du Pujet, etc. Les personnes de la cour et du service furent distribuées dans différentes salles, après avoir juré de défendre jusqu'à la mort la personne du Roi. Nous étions environ trois ou quatre cents, mais sans autres armes que des épées ou des pistolets.

A huit heures, le danger devint plus pressant. L'assemblée législative tenait ses séances dans le bâtiment du Manége donnant sur le jardin des Tuileries: le Roi lui avait adressé plusieurs messages pour lui faire part de la position où il se trouvait, et l'inviter à nommer une députation qui l'aidât de ses conseils ; l'Assemblée, quoique l'attaque du château se préparât sous ses yeux, n'avait fait aucune réponse.

Quelques instans après, on vit entrer le département de Paris et plusieurs municipaux, ayant à leur tête Roederer, alors procureur-général-syndic. Roederer, sans doute d'accord avec les conjurés, engagea vivement Sa Majesté à se rendre avec sa famille à l'Assemblée : il assura que le Roi ne pouvait plus compter sur la garde nationale; et que, s'il restait dans son palais, ni le département, ni la municipalité de Paris ne répondaient plus de sa sûreté. Le Roi l'écouta sans émotion; il rentra dans sa chambre avec la Reine, les ministres et un petit nombre de personnes, et bientôt après il en sortit pour se rendre avec sa famille à l'Assemblée. Il était entouré d'un détachement de Suisses et de gardes nationaux. De toutes les personnes du service, madame la princesse de Lamballe, et madame la marquise de Tourzel, gouvernante des enfans de France, eurent seules la permission de suivre la famille royale. Madame de Tourzel, pour ne pas quitter le jeune prince, fut obligée de laisser aux Tuileries mademoiselle

sa fille, âgée de dix-sept ans, au milieu des soldats. Il était alors près de neuf heures.

Forcé de rester dans les appartemens, j'attendais avec terreur la suite de la démarche du Roi : j'étais aux fenêtres qui donnent sur le jardin. Il y avait déjà une demi-heure que la famille royale était à l'Assemblée, lorsque je vis sur la terrasse des Feuillans quatre têtes placées sur des piques, que l'on portait du côté du lieu des séances du Corps Législatif. Ce fut là, je crois, le signal de l'attaque du château, car au même instant un feu terrible de canon et de mousqueterie se fit entendre. Les balles et les boulets criblaient le palais. Le Roi n'y étant plus, chacun ne s'occupa que de sa propre sûreté; mais toutes les issues étaient fermées, et une mort certaine nous attendait. Je cours de toutes parts : déjà les appartemens et les escaliers étaient jonchés de morts; je me détermine à sauter sur la terrasse par une des fenêtres de l'appartement de la Reine. Je traverse rapidement le parterre pour gagner le Pont-Tournant. Un gros de Suisses, qui m'avait précédé, se ralliait sous les arbres. Placé entre deux feux, je revins sur mes pas pour gagner l'escalier neuf de la terrasse du bord de l'eau : je voulus sauter sur le quai, le feu continuel qui partait du Pont-Royal m'en empêcha. Je m'avançai du même côté jusqu'à la porte du jardin de monsieur le Dauphin; là, des Marseillais qui venaient de massacrer plusieurs Suisses, les dépouillaient. L'un d'eux vint à

moi, une épée sanglante à la main : «< Comment, citoyen, me dit-il, tu es sans armes ? prends « cette épée, aide-nous à tuer. » Un autre Marseillais s'en empara. J'étais en effet sans armes, et vêtu d'un simple frac; si quelque chose eût indiqué que j'étais de service au château, je n'eusse pas échappé.

Quelques Suisses poursuivis se réfugièrent dans une écurie peu distante de là, moi-même je m'y cachai: ces Suisses furent bientôt massacrés à mes côtés. Aux cris de ces malheureuses victimes, le maître de la maison, M. le Dreux, accourut: je profitai de cet instant pour entrer chez lui, et, sans me connaître, M. le Dreux et sa femme m'engagèrent à rester, jusqu'à ce que le danger fût passé. J'avais dans ma poche quelques lettres, des journaux à l'adresse du prince royal et une carte d'entrée aux Tuileries sur laquelle étaient écrits mon nom et la nature de mon service; ces papiers auraient pu me faire reconnaître : j'eus à peine le temps de les jeter. Aussitôt une troupe armée vint visiter la maison pour s'assurer si des Suisses n'y étaient point cachés; M. le Dreux me dit de faire semblant de travailler à des dessins placés sur une grande table. Après une recherche inutile, ces hommes, les mains teintes de sang, s'arrêtèrent pour raconter froidement leurs assassinats. Je restai dans cet asile depuis dix heures du matin jusqu'à quatre heures du soir, ayant sous les yeux le spectacle des horreurs qui se commirent

sur la place de Louis XV.Des hommes assassinaient, d'autres coupaient la tête des cadavres ; des femmes, oubliant toute pudeur, les mutilaient, en arrachaient des lambeaux, et les portaient en triomphe. Pendant cet intervalle, madame de Rambaut, femme de chambre de monsieur le Dauphin, qui n'avait échappé qu'avec peine au massacre des Tuileries, vint aussi se réfugier dans cette maison; quelques signes que nous nous fimes nous engagèrent au silence. Les fils de nos hôtes, qui dans ce moment arrivèrent de l'Assemblée nationale, nous apprirent que le Roi, suspendu de ses fonctions, était gardé à vue avec la famille royale dans la loge du rédacteur du Logographe, et qu'il était impossible d'approcher de sa personne (1).

Je résolus alors d'aller retrouver ma femme et mes enfans, dans une maison de campagne, à cinq lieues de Paris, que j'habitais depuis plus de deux ans ; mais les barrières étaient fermées, etje ne devais pas abandonner madame de Rambaut. Nous convînmes de prendre la route de Versailles, où elle demeurait; les fils de nos hôtes nous accompagnèrent. Nous traversâmes le pont de Louis XVI, couvert de cadavres nus, déjà putréfiés par la

(1) Voyez les Éclaircissemens (B) sur le danger que courut, dans la même occasion, M. Huë. Nous avons également extrait de son ouvrage ce qu'il a dit sur le séjour momentané de la famille royale aux Feuillans.

(Note des nouv. éditeurs.)

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