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ne cèdent jamais à ce travail caché au fond de la nature humaine; fièvre lente du temps qui produit le dégoût et la lassitude, qui dissipe toute illusion et tout enchantement, qui mine nos passions, fane nos amours et change nos cœurs, comme elle change nos cheveux et nos années.

Cependant il est une exception à cette infirmité des choses humaines : il arrive quelquefois que dans une ame forte, un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu; alors il perd sa défaillance de nature et vit de ses principes immortels. Richardson a merveilleusement représenté une passion de cette sorte, dans le caractère de Clémentine.

Au surplus, en laissant à part les lettres fictives des romans, et ne considérant que la langue épistolaire, les Anglais n'ont rien à comparer aux lettres de madame de Sévigné : les lettres de Pope, de Swift, d'Arbuthnot, de Bolingbroke, de Lady Montague, et enfin celles de Junius, que l'on croit être de sir Philip Francis, sont des Ouvrages et non des Lettres; elles ont plus ou moins de rapport avec les lettres de Pline le jeune et de Voiture. Je préférerais, pour mon goût, quelques lettres de l'infortuné lord Russel, de lady Russel, de miss Anne Seward, et le peu que l'on connait des lettres de Byron.

NOUVEAUX ROMANS.

De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans modernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peintures de la société générale. Après Richardson les mœurs de l'ouest de la ville firent une irruption dans le domaine des fictions : les romans se remplirent de chateaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à l'Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat, un caquetage, qui ne finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie; les amans traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des douleurs d'ame à attendrir les lions le lion répandit des pleurs! Un jargon de bonne compagnie fut adopté : or les modes de mots, les affectations d'un certain langage, d'une certaine prononciation, changent dans la haute société anglaise presque à chaque session parlementaire; un

honnête lecteur est tout ébahi de ne plus savoir l'anglais qu'il croyait savoir six mois auparavant. En 1822, lors de mon ambassade à Londres, le fashionable devait offrir, au premier coup d'œil, un homme malheureux et malade; il devait avoir quelque chose de négligé dans sa personne, les ongles longs, la barbe non pas entière, non pas rasée, mais grandie un moment par surprise, par oubli, pendant les préoccupations du désespoir : mèche de cheveux au vent, regard profond, sublime, égaré et fatal; lèvres contractées en dédain de la nature humaine; cœur ennuyé, byronnien, noyé dans le dégoût et le mystère de l'être.

Aujourd'hui le dandy doit avoir un air conquérant, léger, insolent; il doit soigner sa toilette, porter des moustaches ou une barbe taillée en rond comme la fraise de la reine Élisabeth, ou comme le disque radieux du soleil; il décèle la fière indépendance de son earactère en gardant son chapeau sur sa tête, en se roulant sur les sophas, en alongeant ses bottes au nez des ladies assises en admiration sur des chaises devant lui. Il monte à cheval avec une canne, qu'il porte comme un cierge, indifférent au cheval qui est entre ses jambes, par hasard. Il faut que sa santé soit parfaite, et son ame toujours au comble de cinq ou six félicités. Quelques dandys radicaux les plus avancés

vers l'avenir, ont une pipe. Mais sans doute tout cela est changé, dans le temps même que je mets à le décrire.

Le roman est obligé, sous peine de mort, de suivre le mouvement de l'ouest de Londres. Vingt jeunes femmes travaillant jour et nuit, n'écrivent pas assez vite pour rester dans la vérité des mœurs d'un bout du roman à l'autre : si malheureusement leur ouvrage a trois petits volumes, nombre exigé par les libraires, le premier chapitre est déjà vieilli, lorsqu'elles arrivent au dernier.

Dans ces milliers de romans, qui ont inondé l'Angleterre depuis un demi-siècle, deux ont gardé leur placé, Caleb William et le Moine. Dans tous les autres beaucoup de talent et d'esprit est disséminé, comme on éparpille des dons précieux, des qualités rares, dans des feuilletons et des articles de journaux. Les ouvrages d'Anne Radcliffe font une espèce à part. Ceux de mistriss Barbauld, de miss Edgeworth, de miss Burnett, etc., ont, dit-on, beaucoup de chances de vivre.

« Il y devroit, dit Montaigne, avoir coertion des << loix, contre les escrivains ineptes et inutiles, comme << il y a contre les vagabonds et fainéants. On banni« roit des mains de notre peuple, et moy et cent au

a tres. L'escrivaillerie semble être quelque symptosme « d'un siècle desbordé. Quand écrivimes-nous tant, << que depuis que nous sommes en trouble? Quand les «<< Romains, tant que lors de leur ruine? »

Je n'ai presque point parlé des femmes anglaises qui ont brillé jadis, ou qui brillent maintenant dans les lettres, parce que j'aurais été entraîné, en suivant mon plan, à des parallèles que je ne veux point faire. Madame de Staël domine son époque, et ses ouvrages sont restés. Quelques Françaises se distinguent aujourd'hui par un rare mérite d'écrivain : une d'entre elles a ouvert une route où elle sera peu suivie, mais par laquelle elle arrivera certainement à l'avenir. Les femmes, quand elles ont du génie, y mélent des secrets qui font une partie du charme de leur talent et qu'on n'en peut séparer : or, personne n'a le droit d'entrer dans ces mystères de la femme et de la muse. Enfin le talent change souvent d'objet et de nature; il faut savoir attendre pour l'admirer dans ses modes divers. Plusieurs ont été séduites et comme enlevées par leurs jeunes années : ramenées au foyer maternel par le désenchantement, elles ont ajouté à leur lyre la corde grave ou plaintive sur laquelle s'exprime la religion ou le malheur.

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