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de voir comment l'œuvre et l'auteur furent jugés dans la Correspondance littéraire de Grimm, quand la traduction parut. « M. Horace Walpole est un homme de beaucoup d'esprit, mangé de goutte, et d'une fort mauvaise santé. Il a écrit différentes choses. Il ne faut pas juger les ouvrages de M. Walpole comme ceux d'un homme de lettres de profession, mais comme des objets d'amusement et de délassement d'un homme de qualité. On vient de traduire son roman gothique intitulé le Château d'Otrante, en deux parties. C'est une histoire de revenants des plus intéressantes. On a beau être un philosophe, ce casque énorme, cette épée monstrueuse, ce portrait qui se détache de son cadre et qui marche, ce squelette d'ermite qui prie dans un oratoire, ces souterrains, ces voûtes, ce clair de lune, tout cela fait frémir les cheveux du sage, comme d'un enfant et de sa mie, tant les sources du merveilleux sont les mêmes pour tous les hommes ! Il est vrai que, quand on a lu cela, il n'en reste pas · grand'chose; mais le but de l'auteur était de s'amuser, et, si le lecteur s'est amusé avec lui, il n'a rien à lui reprocher1. >>

Un homme de qualité qui écrit par délassement et qui, comme en se jouant, fait un roman dont tout le monde parle, c'était bien là le rêve secret de Horace Walpole; c'est aussi l'idée qu'il avait donnée d'avance de lui à la société française. Chose étrange! nous dit son dernier biographe anglais, il ne dissimulait pas son anti. pathie pour les écrivains de profession, et pourtant toute son ambition était celle d'un auteur; mais il réussissait à

1. Correspondance littéraire, février 1787.

cacher ses aspirations. On retrouvait là l'orgueil du gentilhomme qui, ayant toujours la plumé à la main, n'aurait pas souffert qu'il restât une seule tache d'encre sur ses manchettes. Sa vie à Strawberry-Hill se passait à écrire à ses amis, ce qui était une sorte de moyen terme entre ses préjugés de gentleman et sa passion dominante. «Ma vie n'est qu'une longue lettre,» disait-il à Georges Montagu (mine is a life of letterwriting). La correspondance était l'occupation de ses jours et de ses nuits. Lady Ossory racontait que, tandis qu'ils étaient proches voisins à Londres, Walpole allait la voir presque tous les jours, mais que, s'il trouvait un sujet qui pût prêter à une lettre agréable, il s'abstenait ce jour-là de lui faire sa visite habituelle. Il nous dit lui-mème qu'il faut considérer ses lettres comme de simples journaux, et que, si elles possèdent quelques qualités de style, elles les doivent à son étude constante des lettres de Mme de Sévigné et de celles de son ami Gray. « J'écris presque toujours en hâte, disait-il encore, et je jette sur le papier tout ce qui me passe par la tête. Je ne puis me mettre à composer des lettres comme Pline et Pope. Rien n'est si agréable dans une correspondance que les commérages du monde, et j'ai toujours regretté de ne pouvoir m'en servir dans mes lettres à Me du Deffand et à sir Horace Mann, la première n'étant pas venue en Angleterre et l'autre n'y ayant jamais reparu depuis cinquante ans1. >> On nous fait remarquer que l'inconvénient dont il se plaint n'a guère ralenti sa correspondance avec Horace Mann; ses lettres au diplomate

1. Peter Cunningham, Preface to the Letters of Horace Walpole.

anglais sont au nombre de plus de huit cents! On ajoute que ses correspondants n'étaient pour lui que des prétextes à lettres ; lui-même mettait au feu la plupart des réponses qu'il recevait; celles de Mann et de Montagu ne méritaient pas, dit-on, un autre sort. Les correspondances de West, de Gray, de Mme du Deffand ont été conservées, et c'est assez.

Où retrouver de notre temps l'analogue d'une pareille existence? Aujourd'hui on n'écrit plus guère que pour des affaires ou des intérêts privés. On n'écrit plus sur les affaires publiques, sur les choses du monde ou sur les impressions qu'on en reçoit. Le journal a tué la lettre. Qui donc, parmi nous, aurait assez de temps à perdre pour analyser dans sa correspondance de chaque jour les débats des Chambres, les incidents de la vie parlementaire, peindre les différentes physionomies d'orateurs, nous initier aux petits détails des grandes crises, comme le faisait Horace Walpole dans ses lettres de 1742 à Horace Mann, où il raconte la dernière lutte de son père à la Chambre des lords, avec cette précision animée et cette verve d'impressions personnelles qui nous font assister à ce drame du gouvernement représentatif, comme s'il s'était accompli hier et en France? A quoi bon, de nos jours, tant d'efforts et de talent épistolaire? Le journal arrive dès le lendemain au fond des provinces et dans les principales capitales d'Europe; il y apporte la sténographie même des séances pour ceux qui ont du loisir, le résumé pour ceux qui sont pressés, bien plus, l'opinion toute faite que l'on en doit avoir, dispensant ainsi le lecteur du moindre effort d'esprit et lui donnant la facilité de parler de tout avec l'apparence

d'informations sûres et l'aplomb d'une bonne mémoire. Se rejettera-t-on sur les renseignements secrets, sur tout ce qui n'est ni public ni officiel, les conversations de coulisses ou de couloirs, les transactions et les transitions d'opinions et de partis, les combinaisons mystérieuses, les accords secrets, les intrigues, en un mot toute cette partie occulte et réservée, qui produit de si grands effets sans causes apparentes, et qui constitue, sans nom bien défini, l'élément le plus actif de la vie parlementaire? Quelle illusion! C'est la matière même des informations les plus intimes de chaque journal: c'est là que chacun d'eux met sa gloire; c'est pour cette œuvre spéciale et délicate qu'il choisit ses collaborateurs les plus avisés. Dans la feuille de chaque jour se montre discrètement ou indiscrètement cette matière vague, subtile, vaporeuse, dont se formera l'événement ou l'incident du lendemain. C'est la nébuleuse, chère à tous les astronomes de la politique, l'astre en voie de formation: heureux qui peut la saisir dans ses contours mal définis, la suivre et la décrire dans ses orbites irrégulières, annoncer, sur la foi d'une conjecture hardie, la crise qui arrivera, souvent la former et la faire aboutir par cette prédiction même! Reste, dans le domaine d'autrefois, la partie des mœurs, l'anecdote, le bon mot qui circule, le petit scandale de la veille et du jour. Hélas! non. Cette friande pâture est enlevée aux petitsmaîtres de la correspondance intime. Même pour eux, il n'y a plus d'inédit. On les devance sur tous les points: le journal les bat d'une tête sur le turf de la publicité. On leur enlève non seulement le fait réel, mais le fait possible, le fait idéal, celui que l'on

invente pour ne rien laisser même à l'imprévu.

Où voulez-vous que se réfugie l'art délicat et charmant de la correspondance? La lettre se meurt, la lettre est morte. S'il y a gain d'un certain côté pour la rapidité et l'universalité des informations, que de pertes irréparables! D'opinions individuelles, à vrai dire, il n'y en a plus ; il y a des catégories d'opinions. L'accent personnel et sincère des impressions se perd de plus en plus dans ces grands courants de l'atmosphère ambiante, dans ces jugements impersonnels, dont l'écho se retrouve partout, dont l'origine ne se retrouve nulle part. Sauf de rares exceptions, on ne résiste guère à l'effet presque insensible et répété de la feuille qu'on lit chaque matin ou chaque soir, et ce n'est pas une histoire invraisemblable que celle de ce bourgeois qui ne s'aperçut jamais qu'il avait changé d'opinion ce n'était pas lui qui en avait changé, c'était son journal. Cette légende n'est-elle pas un peu notre histoire à tous, toute proportion gardée entre la légende et l'histoire? — L'art épistolaire n'a chance de revivre que si la vie moderne, comme plusieurs symptômes nous portent à le croire, s'américanise à l'excès, si la presse elle-même modifie ses habitudes encore trop littéraires, au gré de certaines gens, si elle devient une pure succursale de la télégraphie électrique, lui empruntant les grâces rapides de son langage, annonçant avec la même impartialité les votes des Chambres, les catastrophes, la cote de la Bourse, les inventions nouvelles, les chefs-d'œuvre de l'art et les assassinats. Ce sera l'idéal du journal dans une société économique et utilitaire. Dans ce temps-là, quelques hommes ou quelques

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