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CHAPITRE XI

ANDRÉ CHÉNIER (SUITE ET FIN).

SON PROCÈS, SA MORT.

Le moment était proche où ce cœur affamé de justice allait cesser de souffrir. Quand André traçait ces vers, depuis plusieurs semaines déjà sa situation légale (s'il peut s'agir de légalité dans ces temps-là` était bien changée, et le dénouement se précipitait. Le 7 prairial, l'arrêté suivant avait été envoyé à la maison Lazare:

« Le comité de sûreté générale, instruit que le nommé André Chénier a été arrêté et traduit dans une maison d'arrêt de Paris par le comité révolutionnaire de Passy, sans mandat, arrête que le dit André Chénier, dont la renommée a publié depuis le commencement de la Révolution la conduite incivique, restera en arrestation jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné. Signé: Élie Lacoste, Vadier, Dubarran, Louis du Bas-Rhin et Jagot. »

Copie de cet ordre fut expédiée au comité de Passy. Dès lors ce comité était dessaisi. A dater du 7 prai

rial, son prisonnier passe sous la juridiction du comité de sûreté générale; ce n'est plus un simple suspect provisoirement détenu, sa conduite incivique est formellement spécifiée. La réquisition fut exécutée le jour même, et le nouvel écrou modifié, inscrit sous le numéro 1095. Il y avait deux mois et dix-huit jours qu'André était entré à Saint-Lazare.

C'était là un événement grave dans la vie du prisonnier, un de ces faits précurseurs qui en annoncent d'autres plus graves. Comment et pourquoi cette modification était-elle survenue dans la situation d'André Chénier? « Le comité de sûreté générale, dit l'arrêté, a été instruit que le nommé André Chénier est détenu sans mandat. » Comment a-t-il été instruit de ce fait ? Qui donc a rompu ce pacte du silence d'où dépendait la vie du prisonnier? Qui serait-ce, sinon M. de Chénier lui-même, à qui ces onze semaines de la reclusion de son fils semblaient intolérables, et qui après avoir respecté, non sans peine, l'engagement pris avec Marie-Joseph, n'y put tenir plus longtemps? Il pensa sans doute enlever l'ordre de mise en liberté de son fils, soit par l'intervention de quelque membre influent des comités qu'il ferait agir, soit par un coup d'éclat, comme un Mémoire qu'il adresserait aux autorités compétentes. Sur ce terrain très obscur encore, on ne peut s'avancer qu'avec une extrême circonspection entre les témoignages souvent contradictoires de M. Becq de Fouquières et de M. Gabriel de Chénier. Nous avons dû nous faire une vérité probable, formée sans parti pris à ces sources diverses, et dans laquelle

des assertions opposées en apparence se concilient sans trop de peine.

Que, dès les premiers jours de l'arrestation d'André, M. de Chénier le père ait fatigué les comités de ses réclamations et de ses prières, et qu'il ait par là éveillé leur attention redoutable sur un nom qu'on devait au contraire leur dérober, le fait est possible, sans être certain; mais ce qui n'est pas contestable, c'est l'envoi du Mémoire adressé, comme il en est fait mention dans le dernier paragraphe, à la commission chargée de l'examen des détentions. C'était évidemment la commission populaire instituée par décret du 23 ventôse an II pour remédier à l'encombrement des prisons, au désordre du parquet ou à la surcharge des tribunaux, chargée spécialement « de faire le recensement de tous les gens suspects » en dépôt dans les maisons d'arrêt de Paris, et de dresser deux listes, l'une contenant les citoyens qui lui paraissent injustement arrêtés et qui, d'après l'avis conforme des comités de salut public et de sûreté générale, seront rendus à la liberté ; l'autre, contenant les détenus qui doivent être, selon elle, envoyés au tribunal révolutionnaire. C'est à cette commission que M. de Chénier le père fit parvenir sa douloureuse requête, sans en donner communication à personne dans sa famille. Après avoir raconté sommairement les circonstances de l'arrestation d'André, il expose que « le citoyen André Chénier est un patriote dont la vie fut toujours irréprochable, qu'il se fit connaître et s'attira des inimitiés honorables par la franchise et le courage avec lesquels il dénonça, comme des intrigants, Brissot, Pétion, Manuel, Danton, sur les

quels son opinion est devenue l'opinion générale... Sous l'ancien régime comme sous le nouveau, il a vécu loin de toute ambition, dans l'étude et la retraite... Le soussigné, àgé de soixante-douze ans, reconnu pour très bon citoyen à la section de Brutus, soumet ces observations à la commission. Il espère qu'elle approuvera les représentations d'un père irréprochable qui réclame un fils irréprochable et privé depuis trois mois de la liberté qu'il n'a jamais mérité de perdre ». Cette requête était à la fois touchante et maladroite. Elle était fort vive contre le citoyen Gennot, du comité de Passy; elle rappelait les luttes ardentes soutenues par André Chénier dans les manifestes de la Société de 1789 et dans le Journal de Paris. Sans doute elle ne visait que les noms de Brissot, de Pétion, de Manuel, de Danton; mais quel naïf avait pu oublier la polémique contre les jacobins et spécialement contre Collot-d'Herbois, à l'occasion de la fête des Suisses de Châteauvieux ? On s'exposait à réveiller de bien dangereux souvenirs dans ces âmes où s'éternisait la rancune.

La commission populaire était en relation permanente avec le comité de sûreté générale, dont elle devait prendre l'avis pour la mise en liberté des suspects les moins dangereux. Peut-il être douteux que ce ne soit par cette commission que le comité a été instruit de la détention d'André, et qu'ainsi l'imprudent Mémoire n'ait été la cause ou l'occasion de l'arrêté qui ordonna une inscription nouvelle et plus régulière de l'écrou? Tous les éléments. d'information de cette triste histoire s'enchaînent dès lors avec la vraisemblance qui sort d'une série de faits

concordants et d'inductions liées entre elles. On ne peut nous opposer la date du Mémoire, il n'y en a pas; on peut nous opposer tout au plus le fait, affirmé dans le Mémoire, d'une captivité qui a déjà duré trois mois. D'après la date probable que nous assignons ici à l'envoi du Mémoire et qui serait dans notre pensée un des premiers jours de prairial, il n'y aurait eu que deux mois et demi d'intervalle entre l'arrestation d'André et la requête. Nous ne pensons pas qu'on insiste sur un si faible écart. Dix semaines de détention peuvent bien s'appeler trois mois sous une plume éplorée. Un autre fait attesté par la tradition de la famille trouvera tout naturellement sa place ici. M. de Chénier, confiant dans l'effet de son Mémoire, allait chaque matin à la prison en attendre le résultat. Quel ne fut pas son désespoir lorsque, le 7 ou le 8 prairial, après la communication de l'arrêté du comité, qui fut le seul résultat de la démarche de M. de Chénier et qui aggravait singulièrement la situation de son fils, le concierge, en apercevant le vieillard, lui dit rudement : « C'est donc votre fils?.. Vous avez fait là un beau coup, je viens de recevoir l'ordre d'inscrire son écrou. >> Sans doute cela signifiait que l'écrou était inscrit cette fois avec mention spéciale, mandat régulier, et que le jour du péril suprême était venu.

Je ne mets pas en doute que dès ce jour-là en effet

le sort d'André Chénier n'ait été décidé. Le bruit qu'il fallait éviter avait été fait, son nom signalé. On savait maintenant qu'on tenait sous les verrous un adversaire implacable. Le prétexte seul restait à trouver pour s'en débarrasser. La chose était aisée. On

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