Page images
PDF
EPUB

de son oisiveté poétique. C'est sans doute en un de ces jours sinistres qu'il écrivit sur lui-même cette page où l'on sent la hautaine jouissance de l'immolation prochaine et quelque chose comme la volupté du mépris. «... Il est las de partager la honte de cette foule immense qui en secret abhorre autant que lui, mais qui approuve et encourage, au moins par son silence, des hommes atroces et des actions abominables. La vie ne vaut pas tant d'opprobre... Il veut qu'on dise un jour : Un nommé André Chénier fut un des cinq ou six que ni la frénésie générale, ni la crainte, ne purent engager à ployer le genou devant des assassins couronnés et à s'asseoir à la table où l'on boit le sang des hommes. >>

Il resta dans cette calme retraite à Versailles pendans l'été de 1793 et l'hiver de 1794. Pourtant, à certains intervalles, il fallait bien qu'il se montrât à Paris et qu'il fit acte de citoyen à sa section, pour ne pas s'exposer à se faire traiter comme un émigré. Dans un de ces voyages, le 17 ventôse (1794), comme il sortait un soir de la maison d'un de ses anciens amis, à la porte du bois de Boulogne, en face de l'ancien château de la Muette, il rencontra les membres du comité révolutionnaire et de surveillance de la commune de Passy, requis pour opérer une perquisition dans cette maison et arrêter M. Pastoret, député de Paris. M. Pastoret, sans doute averti à temps, ne se trouvait pas chez lui, mais le comité de Passy ne pouvait pas revenir les mains vides. Les explications d'André ne satisfirent pas les scrupuleux agents; il paraît qu'il varia dans quelques-unes de ses réponses. On l'arrêta de par la

loi des suspects, sans se douter de la riche capture que faisait le Comité de salut public. Un hasard fatal l'a livré à son implacable ennemie, la Terreur. Il a engagé la lutte avec elle; il est tombé entre ses mains par surprise. La Terreur, comme l'Achéron du poète, ne lâchera pas sa proie.

CHAPITRE X

ANDRÉ CHÉNIER (SUITE.)

SA VIE A SAINT-LAZARE'.

I

C'est dans la soirée du 17 ventôse an II (7 mars 1794) que le nommé Guénot ou Gennot (le nom est presque illisible), agent du comité de sûreté générale de Passy, avait rencontré André Chénier devant la maison de Mme Piscatory, mère de Mme Pastoret.

1. Les informations nouvelles relatives à la captivité et au procès d'André Chénier ne s'accordent pas toujours à première vue avec les souvenirs personnels de la famille. Il ne peut entrer dans notre dessein de présenter au public les détails d'une polémique où s'égare et se perd l'intérêt principal. M. Becq de Fouquières a pour lui le sens critique, une connaissance approfondie de son sujet et du temps. Nous le voudrions plus disposé à faire une juste part aux témoignages qui se sont conservés dans la famille et qui ont pour ainsi dire formé une tradition. C'est elle que M. Gabriel de Chénier représente à nos yeux et qui mérite d'être consultée, tant qu'elle n'est pas en contradiction avec les faits. N'est-il pas possible de concilier ces deux sources d'informations, précieuses l'une et l'autre, de les fondre dans un récit vraisemblable, sans rien sacrifier ni des documents écrits ni des témoignages directs? C'est ce que nous avons essayé de faire dans les pages qui suivent, en ayant soin pourtant de distinguer, dans cette histoire obscure et douloureuse, ce qui est certain de ce qui n'est que probable. Peut-être nous saura-t-on quelque gré d'épargner aux lecteurs la fatigue d'une longue discussion dont le résultat seul a le droit de les intéresser.

Arrêté par hasard, uniquement parce qu'il n'avait pas répondu au gré des agents sur les motifs de son voyage à Passy, André fut gardé à vue dans la maison même où il était venu probablement prévenir son ami, M. Pastoret, du mandat lancé contre lui. Dès le lendemain matin 18 ventôse, il subit un interrogatoire très détaillé dont on a retrouvé le procès-verbal. Cette pièce officielle débute ainsi : « En vertu d'une ordre du comité de sûreté générale du 14 vantose qu'il nous a présenté le dix-sept de la même année dont le citoyen Gennot est porteur de la ditte ordre, nous nous sommes transportés maison qu'aucupe la citoyene Piscatory où nous avons trouvé un particulier à qui nous avons mandé qui il était et le sujet qui l'avait conduit dans cette maison où il nous a exibée sa carte de la section de Brutus en nous disant qu'il retournait apparis et qu'il était bon citoyen... >> Voilà dans quelles mains était tombé le plus grand poète de la France! Aux différentes questions qui lui sont posées, André répond que ses moyens de subsistance consistent dans une pension de mille livres environ que lui fait son père, qu'il prend son existence tantôt chez lui, tantôt chez des restaurateurs, tantôt chez des amis, dont il refuse de dire le nom,qu'il demeure avec son père, sa mère et son frère aîné, qu'il connaît le citoyen et la citoyenne Pastoret depuis cinq ans environ, qu'il a fait leur connaissance dans la maison de la citoyenne Trudaine. Puis, à travers les quiproquos grotesques causés par la fabuleuse sottise des agents et les éclats de colère de ces inquisiteurs qui, ne comprenant pas le langage d'un homme bien élevé, reprochent à deux reprises

à André de faire des frase, viennent les griefs véritables. On lui demande ce qu'il a fait le 10 août 92, lorsqu'il a entendu battre la générale : « A-t-il pris les armes pour voler au secours de ses concitoyens et pour sauver la patrie? » André répond (ce qui n'était que trop vrai) qu'il était malade alors d'une colique néphrétique. L'agréable Gennot s'égaye au sujet de cette colique qui retenait le particulier juste au moment où se montraient les bons citoyens, << quand les boiteux et les infirmes eux-mêmes ont pris les armes pour défendre la nation contre les courtisans du ci-devant Capet ». Les citoyens Cramoisin et Duchesne, ainsi que le commissaire Boudgoust, déclarent à l'envi qu'il faut être un mauvais citoyen pour avoir été malade ce jour-là. L'interrogatoire terminé, on conduit le citoyen suspect au Luxembourg, où, pour une raison quelconque, le concierge refuse de le recevoir; on le ramène à Passy et de là à Saint-Lazare, où il est enfin admis; mais tous ces incidents avaient pris la journée, le greffier de la prison ne s'y trouvait plus, et l'on dut remettre au lendemain la formalité de l'écrou. C'est dans cette triste journée du 18 ventôse que le malheureux père, inquiet depuis la veille de la disparition de son fils, suivit ses traces à Passy, à Paris, de prison en prison, jusqu'à Saint-Lazare, où il venait d'apprendre que son fils était enfermé, et c'est là qu'il reçut du concierge cette réponse, qui lui donna quelques heures d'espoir : « Je n'ai pas ce nom-là parmi ceux qu'on a amenés hier. » On peut croire que le vieillard se proposa de faire quelques démarches pour obtenir la liberté immédiate d'André, le supposant détenu sans écrou :

« PreviousContinue »