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CHAPITRE IX

ANDRÉ CHÉNIER (SUITE)

SA LUTTE CONTRE LA TERREUR

Nous touchons au moment le plus douloureux de la vie publique d'André Chénier, sa lutte avec son frère Marie-Joseph. La famille Chénier était divisée comme la société elle-même. Une lettre adressée par M. de Chénier père à sa fille, Mme de la Tour SaintIgest, nous en dit plus sur ce sujet que tous les commentaires. « Votre mère, écrit-il, a renoncé à toute son aristocratie et est entièrement démagogue, ainsi que Joseph. Saint-André et moi, nous sommes ce qu'on appelle modérés, amis de l'ordre et des lois. Sauveur est employé dans la gendarmerie nationale, mais je ne sais ce qu'il pense ni s'il pense. Constantin trouve qu'on n'a rien changé et que, quoiqu'il n'y ait plus de parlement, c'est comme du temps qu'il y en avait ; il a raison, car on marche, on vient, on boit, on mange, et par conséquent il n'y a rien de changé. » Tel

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était l'intérieur d'une famille parisienne à la date du 24 décembre 1791.

Marie-Joseph démagogue, le mot est dur et, bien qu'on doive tenir compte du ton de familiarité d'une lettre, il porte coup. Est-il immérité? M. Charles Labitte a étudié à fond cette question 1. Il faut bien reconnaître que l'œuvre du poète et celle du citoyen se tiennent de près chez lui, et que le poète est plein des passions de son temps; qu'il apporte dans ses vers, même sur des sujets antiques, la fièvre de la rue ou du club ; que son théâtre enfin ne vit que d'allusions. Bien différent d'André qui oublie avec délices, dans la société de Moschus ou de Méléagre, les discussions violentes, les haines et les injures des partis, l'auteur de Charles IX et de Caïus Gracchus ne parvient pas à s'en abstraire; il jette sur la scène le cri du tribun en alexandrins pompeux. D'autre part, le citoyen n'arrive jamais chez Joseph Chénier, ni dans ses discours à la Convention ou aux Jacobins, ni dans ses articles de journaux ou dans ses rapports, à oublier l'auteur dramatique et à le faire oublier. « Il y a loin d'un poète à un législateur, disait Me Roland en parlant de lui. Je l'ai vu quelquefois ; je me souviens que Roland le chargea d'une proclamation du Conseil dont il lui donna l'idée. Chénier apporta et me lut ce projet. C'était une véritable amplification de rhétorique déclamée avec l'affectation d'un écolier à voix de stentor; elle me donna sa mesure. Chénier voulait encore être poète en écrivant de la prose et de la politique. Voilà, me dis-je, un homme mal placé où il est, qui n'est

1. Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1844.

bon dans la Convention qu'à donner quelques plans de fêtes nationales. >>

Ce fut en effet son véritable emploi comme législateur. Les hymnes qu'il fit pour les fêtes de la Révolution, ses chants patriotiques, voilà ce qui lui créa une espèce de rôle et de figure distincte dans l'histoire de la terrible Assemblée, bien plus que ses discours politiques, qui n'eurent jamais une action réelle sur ceux qui les entendirent, et dont la postérité n'a pas recueilli un seul écho; cependant il flattait les passions des triomphateurs du jour,et il alla bien loin dans cette voie. La vivacité de son amourpropre, son impatience de la gloire, cette inquiétude d'humeur et cette partialité fougueuse que ses amis mêmes, comme M. Daunou, ne pouvaient pas nier, l'entraînaient vers les partis extrêmes. La nature de son talent aidait encore à cette impulsion et la précipitait. Il y a comme une affinité élective entre les opinions extrêmes en politique et les esprits exagérés. Une intelligence obsédée par les grands mots et les grandes phrases trouve plus aisément à les placer dans l'expression des doctrines excessives. Le jacobinisme était la politique de l'emphase; c'était naturellement celle de Joseph Chénier. Le goût est en toute chose le sens de la mesure, et l'écrivain à qui manque ce sens dans son style et dans sa pensée ne l'aura pas non plus dans la vie publique. Toutes les exagérations se tiennent, et la violence d'une théorie est le signe assuré d'une pensée qui ne se gouverne pas, quand elle n'est pas la marque d'une âme mauvaise. Or ce n'était assurément pas le cas du frère d'André; il poussa ses opinions à outrance parce qu'il

avait l'imagination théâtrale. Son ardeur politique n'était guère qu'une complaisance secrète pour les déclamations de tragédie, mais le cœur n'était pas gâté, il resta pur de la contagion des plus grands crimes et, malgré d'atroces calomnies qui n'éclatèrent d'ailleurs que longtemps après les événements, sa conduite à l'égard d'André, dès que son frère fut sérieusement menacé, est irréprochable. Celui qui s'écria un jour dans une de ses tragédies : Des lois et non du sang! rachetant une pièce détestable par une antithèse sublime, se détourna avec horreur de la voie où l'avaient entraîné ses funestes amis, aussitôt que le danger commença pour André, trop tard hélas ! pour sa gloire, pour son honneur même, compromis dans des complicités de doctrine et d'amitié avec des personnages tels que Collot-d'Herbois.

Vaniteux et amoureux de popularité, ce fut là son vrai crime. Tel il se montra dans sa discussion publique avec André. M. Becq de Fouquières a repris avec les développements les plus intéressants et toutes les preuves à l'appui l'histoire de cette querelle qui s'envenima si vite et dont le résultat déplorable fut d'apprendre à la partie la plus remuante du peuple et à ses chefs qu'il y avait un Chénier modéré et constitutionnel, qui osait penser que les Jacobins perdaient la France, en un mot un Feuillant digne de tous les mépris en attendant mieux. Malgré tout l'éclat de ses premiers écrits politiques, malgré la verve et le courage de bon sens qu'il avait montrés à la tribune des clubs modérés, ce je ne sais quel Chénier, comme l'appelait Camille Desmoulins, n'était pas encore arrivé, en dehors de son parti, à cette notoriété qui,

dans les temps calmes, donne l'influence et le pouvoir et, dans les temps troublés, la mort. Il paraît cependant qu'il avait fait une vive impression sur ceux qui l'avaient entendu au club des Feuillants, dans cette assemblée de dissidents qui s'étaient séparés avec éclat des Jacobins et qui étaient devenus l'objet de toutes leurs rancunes. Charles Lacretelle, un demisiècle après, se rappelait avec admiration «< ce talent plein de force et d'éclat, échauffé par une âme intrépide... Ses traits fortement prononcés, sa taille athlėtique sans être haute, son teint basané, ses yeux ardents, fortifiaient, illuminaient sa parole... Chacun de nous regrettait qu'un pareil orateur ne fût pas encore appelé à la tribune politique. Lui seul eût pu disputer ou ravir la palme de l'éloquence à Vergniaud. » Il faut cependant n'accepter qu'avec réserve ces témoignages produits tardivement, sincères sans doute, mais peutêtre modifiés, transformés à l'insu même du témoin par une sorte de mirage rétrospectif, quand la gloire est venue dans l'intervalle changer la proportion des figures dans le lointain des souvenirs.

Quoi qu'il en soit, la lutte était inévitable, un jour ou l'autre, entre les Feuillants et les Jacobins ; mais ce fut une véritable fatalité que les deux frères fussent les deux premiers antagonistes engagés dans le conflit. Ce n'est pas André qui doit en porter la responsabilité dans l'histoire. Son article sur la Cause des désordres qui troublent la France et arrêtent l'établissement de la liberté, publié le 26 février 1792 dans le dix-neuvième supplément du Journal de Paris, n'effleurait même pas l'inquiète personnalité de MarieJoseph. C'est une admirable peinture de l'organisation

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