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de ces questions, dans la première fougue de la jeunesse; puis, à mesure que les sujets grandissent dans sa pensée et que son inspiration s'élève, il arrive à une sorte de respectueux silence sur la nature et l'origine des choses, il s'élève même jusqu'au dieu de Buffon, dieu rarement invoqué, apparaissant ou comme un nom ou comme un être supérieur à la nature, jusqu'au jour où sous l'impression des grandes indignations et des révoltes contre les triomphes du crime et l'impunité des juges assassins, il sent naître dans son cœur un instinct tout puissant, un appel à une justice vengeresse qui recueille sa protestation et vers laquelle monte, dans un élan suprême, sa conscience de poète et d'honnête homme.

Telle est, à ce qu'il me semble, la vérité sur les croyances d'André. Elles suivent le progrès même de son inspiration que nous avons vu se développer et s'élever de plus en plus. Je parle de l'inspiration, non du talent, qui, dès le retour de Strasbourg et le commerce intime avec les poètes grecs, est parvenu presque à sa perfection. Mais la conception grandit toujours. Il est clair que de l'idylle grecque, charmante et sensuelle, jusqu'au poème de l'Invention et de l'Hermès, il y a une marche continue et sans arrêt. De l'élégie toute pénétrée de volupté aux odes à Fanny, il y a une transformation sensible, celle de la sensation pure en sentiment; le poète, tout en adorant la femme, la respecte dans ses vers et ne livre à la curiosité publique que les délicates émotions d'un cœur qui s'honore lui-même dans l'objet auquel il se consacre. Enfin de ces odes respectueusement amoureuses aux magnifiques poèmes du patriotisme indigné, à

l'ode à Charlotte Corday, aux Hymnes et aux Iambes, c'est bien une autre métamorphose. Le poète a enfanté le héros, et c'est le dernier progrès de ce beau génie auquel les bourreaux barbouilleurs de lois n'ont pas laissé dire son dernier mot.

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CHAPITRE VIII

ANDRÉ CHÉNIER (SUITE). · LE POÈTE PUBLICISTE.

Nous avons à considérer maintenant le poète sous ce nouvel aspect. Il ne nous paraîtra ni moins admirable ni moins grand. Nous voulons parler de sa vie politique et militante jusqu'à l'échafaud. Une série de circonstances favorables et d'heureuses découvertes a permis à la sympathie publique de le suivre presque jour par jour, surtout dans la dernière partie de son existence, de le voir à l'œuvre, combattant à visage découvert et d'un cœur intrépide les doctrines et les hommes de la terreur, qui s'annonçait longtemps avant l'heure de son règne officiel. Un critique passionné pour la gloire de son jeune héros, dont nous avons déjà rappelé avec honneur le nom et les travaux, M. Becq de Fouquières, a dévoué plusieurs années de recherches, non seulement à commenter les œuvres poétiques et les œuvres en prose, moins connues et tout aussi dignes de l'être, mais aussi à recueillir et à classer toutes les informations qui peuvent éclarer l'histoire douloureuse de sa captivité et de sa mort. En même temps

qu'en son nom personnel et avec un zèle que rien ne lassait M. Bécq de Fouquières conduisait cette enquête, le neveu du poète, M. Gabriel de Chénier, rassemblait tous les souvenirs et les traditions de la famille et les plaçait sous nos yeux.

D'après cet ensemble de renseignements, nous croyons être en mesure de nous prononcer en connaissance de cause sur les véritables motifs, incomplètement connus ou défigurés jusqu'à ce jour, de l'arrestation et de la condamnation d'André Chénier. C'est une page héroïque et douloureuse à restituer à l'honneur des lettres françaises et aussi à l'honneur de ce grand parti d'honnêtes gens, qui se perpétue à travers les vicissitudes de notre histoire, et qui, tout dévoué à la juste cause de la société moderne, n'a jamais cependant transigé ni avec les crimes qui ont déshonoré son berceau, ni avec les passions qui ont plus d'une fois troublé la conscience publique en égarant le jugement de l'histoire et lui inspirant des indulgences aveugles ou complices.

I

André Chénier était à Londres, attaché comme secrétaire à l'ambassade de M. de La Luzerne, au moment de la convocation et de l'ouverture des états généraux. Il avait alors vingt-sept ans. Il n'est pas douteux qu'il ne partageât alors avec ivresse les grandes espérances qui traversèrent l'âme de la nation.

Il suivait d'un regard et d'un cœur ardents les premiers mouvements de cette jeune liberté, pleine de promesses et pure encore de crimes. En cela, il était d'accord avec l'immense majorité des Français, enthousiastes d'une révolution qui s'annonçait comme pacifique; il était d'accord avec ses plus chers amis, de Pange, les frères Trudaine, avec son père, dont il partagea le patriotique espoir, les nobles illusions, jusqu'au jour où ils mirent tous deux en commun leurs tristesses et l'inconsolable regret d'avoir cru trop facilement non aux idées, qui ne trompent pas, mais aux hommes, qui exploitent et corrompent les idées. En attendant ces heures de désillusion, donnons-nous le spectacle de ces premières heures de confiance et de joie virile d'une jeune âme qui assiste à la naissance d'une société nouvelle dans un pays et dans un siècle que l'on croyait épuisés. Assez tôt viendront les appréhensions, les indignations, les luttes implacables et sans merci.

<< Tout Paris solonise », écrivait le poète Alfieri à son ami André vers le mois d'avril 1789, peignant de ce mot expressif la fièvre d'idées politiques qui agitait alors la société parisienne. Chaque Parisien, seigneur ou bourgeois, devenait législateur; les plans de réforme et de constitution abondaient chez les libraires et dans les salons. M. de Chénier père fit comme tout Paris, il solonisa. C'était, on le sait, un homme instruit, auteur de deux traités historiques sur l'Empire du Maroc et les Révolutions de l'empire ottoman, dont il avait recueilli les éléments sur place pendant son séjour à Constantinople de 1746 à 1765, en qualité de consul général dans les échelles du Levant, et

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