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du plaisir d'être dans le monde que l'agrément d'ètre étouffé; mais c'était surtout autour de la reine que les flots de la foule se précipitaient. Il est, je crois, difficile de mettre plus de grâce et de bonté dans la politesse ; elle a même un genre d'affabilité qui ne permet pas d'oublier qu'elle est reine, et persuade toujours cependant qu'elle l'oublie. L'expression du visage de tous ceux qui attendaient un mot d'elle pouvait être assez piquante pour les observateurs. Les uns voulaient attirer l'attention par des ris extraordinaires sur ce que leur voisin leur disait, tandis que, dans toute autre circonstance, les mêmes propos ne les auraient pas fait sourire. D'autres prenaient un air dégagé, distrait, pour n'avoir pas l'air de penser à ce qui les occupait tout entiers; ils tournaient la tête du côté opposé, mais malgré eux leurs yeux prenaient une marche contraire et les attachaient à tous les pas de la reine. D'autres, quand la reine leur demandait quel temps il faisait, ne croyaient pas devoir laisser échapper une semblable occasion de se faire connaître, et répondaient bien au long à cette question.... Sans doute, ajoutet-elle, ce tableau n'est pas nouveau pour un roi, toutes les cours se ressemblent. » Mais c'est précisément parce que cette peinture est de tous les temps, qu'elle mérite d'être recueillie. Il est impossible de saisir d'un coup de crayon plus rapide et plus vifles aspects divers des groupes de courtisans, toutes les attitudes de l'attente et de l'ambition.

Sur la foi de je ne sais quelle légende de la cour, on dit que la brillante ambassadrice qui la jugeait si bien n'y obtint qu'un succès médiocre. Tout son esprit, toute sa supériorité d'intelligence, ne purent pré

valoir contre un tort irrémissible, presque un crime, un défaut de goût dans sa toilette. On assure que cette jeune femme, qui écrivait à un roi des bulletins si pleins de verve, ne sut jamais s'habiller. Quelques personnes en plaisantèrent, diton, chez M. le comte d'Artois, peut-être même, un matin, dans la chambre de la reine. S'il y eut demidisgrâce, on en trouve des raisons plus sérieuses, qui peuvent se ramener à une seule la situation de M. Necker vis-à-vis de la cour. Il était à cette époque le favori de l'opinion dès lors ne devait-il pas être suspect au parti extrême qui s'efforçait de prévaloir à Versailles et qui n'épargnait pour cela ni intrigues ni calomnies?

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Quand la Révolution commença, le rôle de M. Necker se trouvait indiqué d'avance. Il tenta de s'interposer utilement entre elle et la royauté. Ministre de la nation autant que du souverain, il devint l'objet de toutes les jalousies et des haines du parti de la cour. Malheureusement sa personnalité excessive, trop sensible aux caresses de la popularité, l'exposa plus d'une fois à de justes critiques. Gustave III écrivait en marge d'une dépêche de son ambassadeur, à la date du 9 juillet 1789, ces mots qui révèlent un discernement assez juste de la situation : « Il faut demander au baron de Staël quel est le véritable plan de M. Necker, car je n'en vois pas d'autre encore que de briller en paraissant le modérateur du royaume, et cela aux dépens du roi et de la France. » Or, rien ne s'use plus vite, dans ces grandes crises de l'histoire, que le rôle de modérateur. C'est le rôle que M. Necker voulut reprendre, lorsque tombé du ministère, sous une intrigue

de cour, il y fut rappelé par une formidable émeute, ce qui est, de toutes les manières d'arriver au pouvoir, la plus mauvaise. Mme de Staël ne s'y trompe pas. « Dans d'autres circonstances, écrit-elle, j'aurais appris à Votre Majesté le maintien de mon père ; mais on lui remet le vaisseau si près du naufrage, que toute mon admiration suffit à peine pour m'inspirer confiance. >>

Le naufrage était tout près, en effet, et cette fois sans espoir. Quand tout fut perdu pour cette royauté que M. Necker aurait voulu sauver en ne sacrifiant que l'ancien régiine; après que Mirabeau eut disparu lui-même et que la partie fut engagée entre la monarchie et la république; après le 10 août, après le 2 septembre, Mme de Staël sortit de Paris à travers mille périls et se réfugia près de son père dans ses tranquilles montagnes. Là, elle essaya d'oublier. Impuissante à empêcher les crimes qui déshonoraient une révolution qu'elle avait rêvée si généreuse et si belle, elle aurait voulu anéantir en elle tout souvenir, le mouvement même de son esprit : elle se serait reproché, écrivait-elle plus tard, jusques à la pensée, comme trop indépendante de la douleur.

Une seule fois elle éleva la voix, ce fut en faveur de cette reine qu'elle nous montrait tout à l'heure si gracieuse dans son triomphe au milieu des fêtes de Fontainebleau. C'était le moment où là France assistait silencieuse au procès de Marie-Antoinette, tandis que sur la paille d'une geôle son fils traînait sa royauté dérisoire que des lâches essayaient encore d'avilir. Sauf de timides conspirations qui avortaient dans l'ombre,

défendre la reine.

presque personne n'osait Mme de Staël jeta un cri de douleur au milieu de cette consternation de la France. Sa pitié s'indigna jusqu'à l'éloquence; une voix émue retentit dans ce grand silence que la peur avait fait d'avance autour de l'échafaud. Ce fut le génie d'une femme qui osa protester contre le crime national par cette belle défense adressée à la Convention, et la dernière reine de France eut du moins en mourant son oraison funèbre.

Si Marie-Antoinette, la veille de sa mort, a lu ces pages où respire la plus généreuse colère avec la plus délicate pitié, elle se souvint peut-être avec attendrissement de cette jeune femme qu'elle avait aperçue autrefois aux grandes réceptions de Versailles, et dont la toilette bizarre avait été un objet de railleries parmi les courtisans. Où étaient-ils maintenant ces beaux railleurs, et que faisaient-ils pendant que la fille de M. Necker, froidement accueillie alors, prenait sa revanche en plaidant courageusement la cause de la reine devant l'opinion publique et devant la postérité?

CHAPITRE VI

SOUVENIRS DE COPPET (SUITE).

ET LES ALLEMANDS.

MADAME DE STAËL

Parmi les souvenirs intéressants du château de Coppet, on ne peut omettre une des œuvres les plus considérables de ce siècle, qui y fut composée en 1809, après une longue préparation, après d'innombrables conversations et plusieurs voyages: l'Allemagne.

Depuis 1804, il s'était établi à Coppet une véritable colonie de la littérature allemande, aux portes de la France. W. Schlegel en était le chef reconnu, on pourrait dire absolu. La confiance de Mme de Staël l'avait investi d'une sorte de dictature intellectuelle, dont il usait et abusait sans remords. Il ne faut pas trop le regretter. Grâce à lui, hôte assidu de Coppet pendant plus de sept années, précepteur du jeune de Staël, ami de la châtelaine, il attirait dans ce cercle privilégié les représentants les plus divers et les plus célèbres de la poésie du Nord, depuis l'excentrique Zacharias Werner, que nous avons vu y paraître, jusqu'au Danois (Ehlenschlæger, qui passa plusieurs

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