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sée par l'image de la mort, il ne lui a pas même été donné de relire ces pages tracées à la hâte et sans ratures, encore moins de les revoir, de les corriger, comme elle l'eût fait sans doute un jour si elle eût été rendue à la liberté.

On peut croire en effet que cette femme dont le cœur sentait trop vivement pour qu'elle n'arrivât pas aisément à la passion, et de la passion quelquefois à l'injustice, mais qui en même temps était douée d'un esprit supérieur et d'un goût ami de la juste mesure en toute chose, on peut croire que rendue à elle-même et rentrée dans sa retraite du Clos, comme dans un port après la tempête, désabusée et guérie des séductions et des entraînements de la vie publique, elle eût modifié plus d'un passage de ses Mémoires, adouci bien des nuances, apporté un peu plus d'indulgence dans quelques-uns de ses jugements, et gardé son indignation et sa colère pour ces grands coupables qui, unissant la faiblesse à la violence et la lâcheté à la terreur, avaient, comme elle le dit elle-même, trouvé plus facile de tuer les hommes que de les éclairer et les gouverner.

L'édition des Mémoires de Mme Roland que je publie aujourd'hui avait d'abord été préparée, du moins quant au texte, pour mon propre usage.

En 1846, la fille de cette femme illustre, Mme Eudora Champagneux', qui me portait une estime mê

1. Elle est morte à Paris, le 19 juillet 1858, âgée de près de soixante-dix-sept ans. Depuis vingt-cinq ans, après la mort d'une de ses filles, elle s'était séparée de ce qu'on appelle le monde, et

lée d'une affection en quelque sorte maternelle, et que j'appréciais d'autant plus qu'elle n'en était point prodigue, me confia les Mémoires manuscrits de sa mère. Depuis la remise que M. Bosc lui en avait faite, ce précieux volume était demeuré caché à tous les yeux dans les archives intimes de la famille. Grâce à cette intéressante communication, je pus rectifier et compléter en bien des endroits le texte imprimé et posséder un exemplaire des Mémoires authentiques de Mme Roland. C'était un de mes trésors bibliographiques dont j'étais le plus jaloux ; mais je m'étais bien promis de ne pas le garder pour moi seul et d'en faire part un jour au public. Petitneveu par alliance du premier éditeur, M. Bosc, je voyais dans cette circonstance un motif de plus de m'acquitter de cette tâche. Mme Champagneux m'y avait autorisé, en se fiant à moi du soin d'expliquer et de présenter sous leur vrai jour, ou même de passer tout à fait sous silence, certaines confidences des Mémoires, qu'elle m'avait d'ailleurs à peine indiquées, désirant ou ne trouvant pas mauvais que j'en eusse connaissance, mais évitant elle-même de s'y arrêter.

Ses parents lui avaient été enlevés par une mort tragique, quand elle n'avait que douze ans, c'est-àdire à un âge où, ayant encore tant besoin de tendresse et d'appui, on est capable de ressentir et d'apprécier toute l'amertume d'une telle perte. Elle ne

partageait son temps entre les bonnes œuvres, la pratique de la religion, la lecture et la conversation d'un petit nombre d'amis.

1. Membre de l'Académie des sciences, mort en 1828. Ami dévoué de M. et de Mme Roland, il fut le tuteur de leur fille.

revenait jamais sans une visible tristesse sur les souvenirs terribles de cette époque de sa vie. Cependant elle m'en parlait de loin en loin, et après la publication de l'Histoire des Girondins, de M. de Lamartine, elle eut occasion de m'entretenir plus en détail de ce qui l'intéressait directement dans cet ouvrage qui, écrit avec plus d'imagination que de conscience historique, a provoqué de si nombreuses réclamations. Douée d'un esprit ferme et élevé, elle jugeait cette composition avec une sévérité qui parfois prenait un accent d'indignation. J'ai d'elle à ce sujet des lettres pleines d'âme et de sens aussi bien que de piété filiale. Sans être insensible au prestige éclatant de ce style sonore et coloré, qui tient de la musique et de la peinture, et qui rend la vérité comme palpable quand il a la bonne fortune de la rencontrer et de l'exprimer, elle ne pouvait cependant pardonner à l'auteur de faire si bon marché de la réalité et de substituer trop souvent la facile fantaisie du roman à l'exactitude laborieuse de l'histoire.

Elle lui reprochait surtout d'avoir amoindri et obscurci la « grande figure » de son père pour faire ressortir et briller d'autant plus par le contraste celle de sa mère. Dans la tendre vénération qu'elle portait à la mémoire de son père, et qui était restée en elle comme l'impression la plus ineffaçable de son enfance1, elle n'avait rien tant à cœur que la réfutation

1. Voici un billet qu'elle m'écrivait en m'envoyant une petite pièce de vers, adressée le 4 octobre 1785, jour anniversaire de sa naissance, par Mme Roland à son mari, et dans lesquels elle lui souhaitait de voir ses petits-enfants :

«En rangeant quelques papiers, j'ai trouvé ces vers de ma

de ce qu'il y avait, à son avis, d'injustice calculée dans les appréciations du poëte historien. Elle rechercha alors pour me les communiquer des documents de famille, en m'exprimant le désir que j'en fisse usage pour rétablir la vérité, et montrer que la part de gloire qui revenait légitimement à Mme Roland était assez grande sans qu'il fût besoin d'y rien ajouter aux dépens de son mari. J'acceptai cette mission avec empressement, et je m'occupai dès lors à compléter les éléments d'un ouvrage qui sera consacré à faire connaître plus intimement Roland de la Platière en même temps que la femme supérieure qui ne fut pas tout dans sa destinée, mais qui en s'unissant à lui a contribué à donner à son nom un éclat que son seul mérite n'aurait point produit1.

mère adressés à mon père un jour de fête je crois vous faire un cadeau qui vous sera agréable en vous les envoyant.

« Quel heureux sort eut été le mien, si ces vœux s'étaient réalisés, et si j'avais conservé ce père que j'adorais déjà lorsque je ne pouvais encore le bien connaître. Salut et amitié.

E. Champagneux.

1. J'avais d'abord eu la pensée de traiter ce sujet dans le Correspondant, et j'en avais parlé à M. Lenormant, membre de l'Institut, qui dirigeait ce Recueil. Je retrouve une lettre qu'il m'adressait à cette occasion, et je que me plais à transcrire ici, parce qu'elle honore l'impartialité de son esprit ;

<< Mon cher Monsieur,

« J'espère que vous continuez de penser à nous... M. Foisset, dont le deuxième article paraît dans le numéro d'aujourd'hui, est sévère pour Mme Roland. Je n'ai pas osé porter la main sur ce détail d'un travail aussi vigoureusement construit. Mais ne serait-ce pas le cas de faire usage des documents précieux qu'on a mis à votre disposition? Il faut dire aussi avec une compassion respectueuse le malheur de ceux qui sont venus dans un tel temps. « Mille compliments affectueux et dévoués,

<< LENORMANT.

« Le 10 avril 1847. »

Je reviens aux Mémoires dont la restitution et la publication exacte devaient être les préliminaires de l'ouvrage dont je n'ai encore terminé que quelques parties, n'y travaillant qu'en manière de délassement, et pour ainsi dire à mes heures de récréation. Le manuscrit est un gros volume in-4° de plus de 700 pages, qui rappelle celui du Télémaque de Fénelon par l'idée qu'il donne à première vue de l'extrême facilité de l'auteur, car l'écriture en est ferme, légère, rapide et presque toujours lisible et sans retouches. Un petit nombre de pages offrent des modifications et des ratures, mais elles sont pour la plupart de la main de M. Bosc, qui a également inséré dans le manuscrit la copie faite par lui de quelques fragments qui ne s'y trouvaient pas compris1, et de lettres écrites par Mme Roland dans les derniers jours de sa captivité, comme celles à sa fille et à la bonne Fleury 2.

Les modifications de détail apportées par le premier éditeur au texte des Mémoires sont nombreuses; il était inutile de les indiquer; c'est un travail que le lecteur pourra faire aisément s'il en a la patience et le goût. Quelques-unes touchent au fond des choses, d'autres sont des corrections de style seulement; en ce cas, il faut le dire, il est rare que l'éditeur soit plus heureux que l'auteur. En voici un seul exemple : Dans sa note qui contient sur Mirabeau un jugement si remarquable et tant de fois répété depuis,

1. On les trouvera indiqués dans le cours de l'édition.

2. Elles sont à la fin du tome II.

3. L'autographe de ce fragment existe encore; mais il ne figure pas dans le manuscrit qui ne contient que la copie qui en avait été faite par Bosc.

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