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ment de cœur inexprimable. Pauvre fille! que de pleurs je lui ai fait verser, et que ne rachète point un attachement semblable au sien! Elle me brusque quelquefois dans la vie ordinaire, mais c'est lorsqu'elle me croit trop négligente de ce qui peut servir à mon bonheur, à ma santé; lorsque je souffre, c'est elle qui gémit et moi qui la console. Il fallait bien suivre cette habitude. Je lui prouvai qu'en s'abandonnant à sa douleur, elle se rendrait moins capable de m'être utile; qu'elle m'était plus nécessaire au dehors que dans la prison où elle me priait de permettre qu'elle restât; qu'à tout prendre, je n'étais pas si malheureuse qu'elle l'imaginait, et cela est vrai. J'ai expérimenté, toutes les fois que j'ai été malade, une sorte de calme tout particulier, et qui tient sans doute à une façon de voir, ainsi qu'à la loi que je me suis faite d'adoucir toujours la nécessité, loin de me révolter contre elle. Du moment où je me mets au lit, il me semble que tout devoir cesse et qu'aucune sollicitude n'a de prise sur moi; je ne suis plus tenue qu'à être là et à y demeurer avec résignation, ce que je fais de fort bonne grâce. Je donne carrière à mon imagination, j'appelle les impressions douces, les souvenirs agréables, les sentiments heureux; plus d'efforts, plus de calculs, plus de raison; toute à la nature et paisible comme elle, je souffre sans impatience ou me repose et m'égaye. Je trouve que la prison produit sur moi le même effet que la maladie; je ne suis tenue aussi qu'à être là, et qu'estce que cela me coûte? ma compagnie n'est pas si mauvaise.

J'appris bientôt qu'il me fallait déloger; les victimes abondaient; la chambre où l'on m'avait placée pouvait contenir plus d'un lit; et pour me laisser seule,

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on était obligé de me resserrer dès ce soir dans un petit cabinet; déménagement, en conséquence. La fenêtre de ce nouvel appartement donne, je crois, au-dessus de la sentinelle qui garde la porte de la prison; toute la nuit, j'entendis crier d'une voix tonnante, qui vive? tue! brigadier! patrouille! Les maisons étaient illuminées; et au nombre, à la fréquence des patrouilles, il était aisé de juger que l'on craignait des mouvements, ou qu'il y en avait eu. Je me levai de bon matin, je m'occupai de mon ménage, c'est-à-dire de faire mon lit, de nettoyer mon réduit et d'établir la propreté chez moi comme sur ma personne. Je voyais bien qu'en réclamant ces soins, ils ne me seraient pas refusés, mais je jugeais parfaitement qu'en les payant beaucoup il faudrait néanmoins beaucoup aussi les attendre, et qu'ils seraient toujours fort superficiels; il y avait donc tout à gagner en les prenant soi-même; je serais mieux, plus tôt servie, et les petits cadeaux que je ferais seraient d'autant plus sentis qu'ils seraient gratuits. J'attendais avec impatience d'entendre tirer les gros verroux de ma porte pour demander le journal. Je l'ai lu; le décret d'arrestation est rendu contre les vingt-deux 1; le papier me tombe des mains, et je m'écrie dans un transport de douleur: « Mon pays est perdu!... »

Tant que je m'étais crue seule, ou à peu près, sous le joug de l'oppression, fière et tranquille, je formais des vœux et conservais quelque espoir pour les défenseurs de la liberté. L'erreur et le crime l'ont emporté; la

1. Décret du 2 juin ordonnant l'arrestation de 24 députés : Brissot, Vergniaud, Gensonné, Ducos, Buzot, Louvet, etc., qui périrent sur l'échafaud le 31 octobre suivant. Le même décret ordonnait la mise en arrestation des membres de la Commission des douze et des ministres Lebrun et Clavière.

F.

représentation nationale est violée, son unité est rompue; tout ce qu'il y avait dans son sein de remarquable par la probité unie au caractère et aux talents est proscrit; la Commune de Paris commande au Corps législatif; Paris est perdu; les brandons de la guerre civile sont allumés; l'ennemi va profiter de nos divisions; il n'y aura plus de liberté pour le nord de la France, et la république entière est livrée à d'affreux déchirements. Sublimes illusions, sacrifices généreux, espoir, bonheur, patrie, adieu! Dans les premiers élans de mon jeune cœur, je pleurais à douze ans de n'être pas née Spartiate ou Romaine; j'ai cru voir dans la révolution française l'application inespérée des principes dont je m'étais nourrie la liberté, me disais-je, a deux sources : les bonnes mœurs qui font les sages lois, et les lumières qui nous ramènent aux unes et aux autres par la connaissance de nos droits; mon âme ne sera plus navrée du spectacle de l'humanité avilie, l'espèce va s'améliorer et la félicité de tous sera la base et le gage de celle de chacun. Brillantes chimères, séductions qui m'aviez charmée, l'effrayante corruption d'une immense cité vous fait évanouir! je dédaignais la vie, votre perte me la fait haïr, et je souhaite les derniers excès des forcenés. Qu'attendez-vous, anarchistes, brigands? vous proscrivez la vertu, versez le sang de ceux qui la professent; répandu sur cette terre, il la rendra dévorante et la fera s'ouvrir sous vos pas.

Le cours des choses avait dû me faire pressentir l'événement; mais j'avais peine encore à croire que le calcul des dangers n'arrêtât pas la masse de la Convention, et je n'ai pu éviter d'être frappée de cet acte décisif qui sonne l'heure de sa dissolution,

Une froide indignation couvre actuellement, pour ainsi dire, tous mes sentiments; indifférente autant que jamais sur ce qui me concerne, j'espère faiblement pour les autres, et j'attends les événements avec plus de curiosité que de désir : je ne vis plus pour sentir, mais pour connaître. Je ne tardai pas d'apprendre que le mouvement commandé pour faire rendre le décret d'arrestation, avait donné des inquiétudes sur les prisons; c'était la cause de la garde sévère et bruyante de la nuit: aussi les citoyens de la section de l'Unité n'avaient pas. voulu se rendre au rappel qui les envoyait autour de la Convention; tous restèrent chez eux pour veiller sur leurs propriétés et sur la prison située dans leur enceinte : je vis le motif de l'air inquiet et alarmé de Grandpré qui me confessa ses craintes le lendemain. Il s'était rendu à l'assemblée pour y faire lire ma lettre; et durant huit heures consécutives, il avait ainsi que plusieurs députés inutilement réitéré ses instances auprès du bureau; il était évident que je n'obtiendrais pas cette lecture. Je remarquai sur le Moniteur que ma section, celle de Beaurepaire, s'était prononcée en ma faveur, même depuis ma détention 1; j'imaginai de lui écrire, et je le fis en ces termes :

«

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J'apprends par les papiers publics que vous aviez mis sous la sauvegarde de votre section Roland et son

1. On lit, en effet, au Moniteur du 3 juin 1793, dans le procèsverbal de la séance du 31 mai du conseil général de la Commune, le passage suivant :

« Un membre annonce que l'ex-ministre Roland et son épouse ont été mis en état d'arrestation, mais que la section de Beaurepaire les a pris sous sa sauvegarde. Le conseil nomme six commissaires pour se rendre à la section Beaurepaire, et l'engager à livrer Roland au pouvoir de la loi. »

F.

épouse; je l'ignorais lorsque j'ai été enlevée de chez moi; et le porteur des ordres de la commune ma présenté au contraire la force armée dont il était accompagné, comme celle de la section qu'il avait requise; c'est ainsi qu'il l'a exprimé dans son procès-verbal. Du moment où j'ai été fermée à l'Abbaye, j'ai écrit à la Convention, et je me suis adressée au ministre de l'Intérieur pour qu'il lui fit passer mes réclamations; je sais qu'il a obtempéré à ma demande, et que ma lettre a été remise; mais elle n'a point été lue. J'ai l'honneur de vous en adresser une copie certifiée. Si la section croit digne d'elle de servir d'interprète à l'innocence opprimée, elle pourrait députer à la barre de la Convention pour y faire entendre mes justes plaintes et ma demande. Je soumets cette question à sa sagesse; je n'y joints aucune prière; la vérité n'a qu'un langage, c'est l'exposé des faits; les citoyens qui veulent justice n'aiment pas qu'on leur adresse des supplications, et l'innocence n'en sait point faire.

« P. S. Voici le quatrième jour de ma détention, et je n'ai pas été interrogée. J'observe que l'ordre d'arrestation ne portait aucun motif, mais qu'il exprimait que je serais interrogée le lendemain. »

Quelques jours se passèrent sans que j'entendisse parler de rien; je n'étais toujours point interrogée. J'avais pourtant reçu beaucoup de visites d'administrateurs à plats visages et sales cordons, se disant appartenir les uns à la police, les autres à je ne sais quoi; grands sans-culottes, à cheveux puants, zélés observateurs de l'ordre du jour, venant savoir si les prisonniers étaient satisfaits de leur traitement. Je m'étais exprimée vis-à-vis de tous avec l'énergie et la dignité convenables à l'inno

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