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je faisais de bonne foi les honneurs à l'amour-propre d'autrui.

Dans cette pénurie de sujets, la révolution ayant fait successivement éloigner ceux que leur naissance d'abord, leur fortune ensuite, leur éducation et les circonstances rendaient supérieurs au grand nombre par un peu plus de culture, il n'est pas étonnant que nous soyons successivement tombés dans les mains de la plus crasse ignorance et de la plus honteuse incapacité. Il y a encore bien des degrés depuis Degrave jusqu'à Bouchotte. Le premier était un petit homme que la nature avait fait doux, à qui ses préjugés inspiraient de la fierté, que son cœur sollicitait d'être aimable, et qui faute d'esprit pour les concilier finissait par n'être rien. Je crois le voir encore, marchant sur les talons, le coude relevé, la tête haute, ne montrant souvent que le blanc de ses grands yeux bleus qu'il ne pouvait tenir éveillés après dîner qu'à l'aide de deux ou trois tasses de café; parlant peu comme par discrétion, mais éviter de se compromettre, s'inquiétant véritablement de ses devoirs et perdant la tête dans leur multiplicité; aussi finit-il par abandonner une place qu'il sentait au-dessus de ses forces. Je ne veux rien dire de Bouchotte, un idiot se peint en trois syllabes; mais ses fautes sont innumérables1.

pour

1. En voici une qui suffit pour justifier la sévérité de ce juge

ment:

Hébert raconte, à la suite d'un article infâme dirigé contre Brissot, détenu à l'Abbaye, que Bouchotte, ce ministre sans-culotte, s'était abonné pour tous les journaux patriotiques et en particulier pour 4000 exemplaires du Père Duchesne, et pour quatre mois. Il dit, dans un autre numéro, que le général Custine a fait arrêter deux commissaires du conseil exécutif qui distribuaient aux soldats des journaux patriotiques et en particulier le Père Duchesne.

F.

J'ai dit ailleurs ce qu'était Servan; brave militaire, excellent citoyen, homme éclairé, il manquait du caractère nécessaire dans les dernières circonstances, mais il avait encore un degré de mérite rare à trouver, et l'on serait trop heureux d'avoir beaucoup d'hommes de cette trempe. Clavière, avec de l'esprit et ce caractère difficile ordinaire chez les hommes qui vivant fréquemment dans leur cabinet s'y forment des opinions qu'ils défendent avec opiniâtreté, ne manque ni de lumières, ni de philosophie; mais les habitudes financières ont un peu resserré son âme. Le calcul de l'argent gâte toujours les plus heureux naturels; il est impossible de ne pas attacher beaucoup de prix à ce dont on s'occupe journellement; un banquier peut être un homme habile et instruit, mais le désintéressement d'Aristide ne sera jamais sa vertu. Clavière est très-laborieux, facile à conduire pour ceux qui savent le prendre, insupportable à vivre pour quiconque partage son obstination dans la dispute; mauvais juge des hommes dont il n'étudie jamais qu'une partie, l'intelligence, sans examiner leur caractère, leurs intérêts et leurs passions; timide au conseil ou quelquefois emporté; enfin, meilleur administrateur que grand ministre.

Je n'ai jamais bien compris ce qui avait pu faire esti

1. On a vu précédemment (note de la page 72), ce que Mme Roland écrivait à Servan pour encourager ses efforts. Dans une autre lettre en date du 10 mai, elle lui disait :

« Rappelez-vous, mon digne ami, que la justice est la bonté des hommes en place, et la fermeté la qualité la plus difficile à y conserver. Je ne vous dirai pas de me pardonner ces expressions; je ne puis guère vous voir, il faut bien que mon amitié se fasse entendre de quelque manière.

« Je joins ici une note préparée depuis quelques jours, et que le chaos du moment m'a empêchée de vous remettre jusqu'à présent. << Je vous honore et vous aime, et j'attends avec confiance d'avoir toujours davantage à vous honorer et vous applaudir. › » F.

mer Duranthon capable d'entrer au ministère, si ce n'est l'idée du peu de facultés nécessaires pour remplir celui de la justice1. Lourd, paresseux, vain et parleur, timide et borné, ce n'était véritablement qu'une vieille femme. La réputation d'intégrité, ces mœurs réservées d'un avocat décent, quelques témoignages d'attachement pour la révolution, et le ton d'un homme honnête, avec l'âge de l'expérience, lui servirent probablement de recommandation; il n'a pas même eu le talent de se retirer à propos, le seul qui eût pu lui acquérir quelque gloire. Lorsque je considère quels ont été ses successeurs, je me fâche moins contre ceux qui l'avaient jugé digne de la place, mais je me demande où il faut chercher des hommes propres à gouverner?

Lacoste avait les connaissances matérielles, l'habitude laborieuse et l'insignifiance d'un commis; longtemps employé dans les bureaux de la marine, on le jugea bon à devenir ministre de ce département, dans lequel il ne fit point de sottise. Mais il manquait des vues et de l'activité qui doivent caractériser l'administrateur d'une grande partie, et dont les circonstances faisaient sentir le besoin; il a fallu l'impéritie de Monge pour offrir un objet de comparaison qui lui fût avantageux. Lacoste sous une figure presque timide cachait un penchant à la colère,

1. Voici un détail qui prouverait que les députés de la Gironde avaient fait porter au ministère Duranthon, qui était un membre assez médiocre du barreau de Bordeaux.

Vergniaud écrivit à un de ses amis qui avait été son condisciple à l'école de droit de Bordeaux, puis son confrère au barreau de cette ville, et qui était alors magistrat dans le département de la Dordogne, pour lui annoncer la nomination de Duranthon. Il le priait en même temps d'accepter les fonctions de secrétaire général au ministère de la justice, en se fondant sur ce que Duranthon avait besoin d'être activement secondé.

F.

qui dans la contradiction dégénérait en emportements

risibles.

Telle était la composition du ministère la première fois que Roland en fit partie. Il régna d'abord une grande union apparente entre tous ces membres du conseil; je crois bien que tous voulaient de bonne foi la constitution, avec plus ou moins de regard à son propre intérêt de la part de plusieurs. Ils se réunissaient à dîner chez l'un d'eux les jours de conseil; je les avais chez moi toutes les semaines; quelques-uns des députés de leur connaissance s'y trouvaient, et l'on s'y entretenait des affaires avec le désir commun de les faire marcher. Ce fut un beau temps, en le rapprochant de celui qui lui a succédé !

SECOND MINISTÈRE.

PORTRAITS ET ANECDOTES 1.

Lors du rappel de Roland, Clavières et Servan, on acheva la composition du ministère par la nomination de Danton que j'ai peint suffisamment ailleurs, et par celle de Monge et Le Brun, le premier à la marine, le second aux affaires étrangères. Rien n'est aussi cruel que l'embarras des choix dans les circonstances telles que celles où l'on se trouvait alors. Tout homme qui eût appartenu à la cour, de près ou de loin, était proscrit dans l'opinion; il fallait avoir, comme Servan, déjà fait ses preuves en patriotisme d'une manière éclatante, pour effacer cette tache originelle, quelque petite qu'elle dût être pour lui. Les personnes chargées des choix avaient peu de moyens pour les faire; hommes publics depuis peu de temps, nos législateurs n'avaient point eu ces grandes relations qui.font connaître beaucoup d'individus et démêler au milieu d'eux ceux qui peuvent convenir aux places. On délibérait péniblement au comité, lorsque l'idée de Monge, que Condorcet connaissait de l'Académie et dont

1. Ces deux titres sont écrits par Mme Roland elle-même, en tête du cahier qui contient cette partie de ses mémoires. F.

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