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autorise-t-il à courir les risques d'opprimer; et si l'on me croyait dangereuse, l'injonction de rester chez moi sous la surveillance de ma section ne serait-elle pas suffisante? Enfin suis-je criminelle à mon insu? Qu'on m'apprenne de quoi, et que je sois légalement jugée. Quatre mois de détention ne me donnent que trop le droit de demander de quoi je suis punie. - Cependant ce long intervalle passé dans le rude exercice du courage, sans qu'il me soit permis de prendre aucun autre exercice pour ma santé, se prolonge encore en altérant celle-ci; privée d'un modeste revenu qui tient à la personne de mon mari, et qui augmenté par notre travail commun suffisait à notre existence, je n'ai pas même la faculté d'employer mes hardes pour mon usage, ni de les vendre pour en faire servir le prix à mes besoins. Elles sont sous les scellés, assurément fort inutiles, puisqu'ils ont été réapposés fort peu après que la Convention les avait fait lever en examinant nos papiers. De quel augure peut être pour la liberté de mon pays une telle conduite à l'égard de ceux qui l'adorent? Ce doute est plus triste que ma situation même. Dans l'isolement où je vis, je me suis persuadée à l'arrivée de trois personnes, que la vigilance et l'équité de quelque autorité faisaient faire cette visite; mais nulle question ne m'a fait apercevoir l'intérêt de s'instruire ou de consoler. Je me demande si j'ai été l'objet d'une curiosité cruelle, ou si je suis une victime qu'on soit venu reconnaître et compter?

Pardon, si je vous blesse, en m'adressant à vous pour le savoir; mais vous êtes le seul dont le nom me soit connu, et quoi que l'erreur ou la malveillance me prépare, j'aime mieux le prévoir que l'ignorer. Soyez

assez franc pour m'en faire part; c'est ma première et mon unique question.

P. S. Le décret contre les gens suspects n'était pas encore rendu lorsque je fis cette lettre; dès qu'il parut, je vis qu'ayant été arrêtée la seconde fois sous cette dénomination de suspecte, je n'avais plus que du pis à attendre du temps.

PREMIER MINISTÈRE'.

Comment Roland, philosophe austère, savant laborieux, chérissant la retraite à ce double titre, a-t-il été appelé au ministère par Louis XVI? C'est une question que doivent se faire bien des gens; je me la ferais à moimême à tout autre place que celle où je suis: je vais y répondre par les faits.

Résidant à Lyon durant l'hiver, attaché aux corps savants et littéraires de cette ville, Roland fut chargé par la société d'agriculture de la rédaction de ses cahiers pour les États-Généraux. Ses principes et son caractère devaient lui faire voir avec plaisir une révolution qui promettait la réforme de beaucoup d'abus; la connaissance de ses dispositions et de ses lumières le firent appeler, à la première formation de la Commune, dans le corps électoral et charger enfin des intérêts de la ville obérée par des dettes considérables. Député extraordinaire auprès de l'Assemblée constituante, il eut à Paris

1. Cette pièce devant suppléer aux Notices historiques que la citoyenne Roland croyait perdues en totalité, ne contient, sous une autre forme, que ce qu'on a déjà lu; cependant il a paru bon de ne pas la supprimer; elle est seule dans ce cas. (Note de Bosc.)

des liaisons avec plusieurs de ses membres et quelquesunes des personnes qui s'adonnaient aux affaires publiques. Il était retourné dans ses foyers lorsque la suppression de sa place d'inspecteur, changeant sa destinée, l'obligea de réfléchir sur ce qu'il devait arrêter pour la suite. Il était question de savoir s'il adopterait la retraite absolue dans la campagne sur ses fonds, occupé à les faire valoir, ou si, continuant ses travaux littéraires, il ferait à Paris un voyage en conséquence, et qui aurait le double objet de recueillir des matériaux du genre, et de faire valoir ses droits à une pension en qualité d'indemnité de trente-huit ans d'emploi dans l'administration. Ce dernier parti fut adopté, comme n'empêchant point de revenir à l'autre au moment que l'on jugerait convenable.

Nous revenons à Paris le 15 décembre 1791. Les affaires générales ne permettaient pas d'espérer que l'Assemblée législative qui venait de s'ouvrir traitât bientôt des intérêts particuliers. Roland, lié avec Brissot, fait connaissance de quelques-uns de ses collègues au Corps législatif; il allait assez souvent aux séances de la société des Jacobins, avec d'anciens amis fixés à Paris depuis longtemps, aimant comme lui une révolution qu'ils croyaient devoir être utile à la liberté, estimant que cette société l'avait servie et pouvait aider à la soutenir.

Roland, auditeur paisible, ne parla jamais à sa tribune; il était connu, non des gens qui ne lisent rien et qui ne dominaient point encore, mais de beaucoup d'autres. On le nomma au comité de correspondance de la société; ce comité, dont les fonctions sont indiquées par le titre, était composé d'un assez grand nombre de membres, dont quelques-uns seulement travaillaient. Roland

revenait souvent chez lui avec un dossier considérable de lettres à répondre; le travail se divisait par département, dont tels et tels étaient affectés à tel membre; mais il fallait bien que les plus actifs se chargeassent de la part d'autres, pour que rien ne restât en arrière. Je voyais ces lettres; je prenais souvent pour moi le soin de faire les réponses, le genre épistolaire m'ayant toujours paru singulièrement facile et agréable, parce qu'il se prête également à tous les sujets, à tous les tons, qu'il offre à la discussion des formes douces et à la raison tout le développement qu'on veut lui donner. Je remarquais dans la plupart des lettres des départements de l'exaltation et de l'emphase, des sentiments boursouflés et dès là factices, généralement l'envie du bien général ou l'ambition de se montrer passionné pour lui. Je trouvais que la société-mère pouvait exercer une grande influence en répandant un esprit sage, rappelant toujours l'institution à l'instruction du peuple, à la communication des sentiments propres à lier les hommes et à nourrir ainsi le véritable amour de la patrie, qui ne doit être que celui de l'humanité porté au plus haut degré pour ceux qui vivent sous les mêmes lois, et sublimisé par l'oubli de soi-même dans la nécessité rare, mais quelquefois urgente, des plus grands sacrifices. Persuadée qu'une révolution n'est qu'un orage terrible et dévastateur, si celle des mœurs ne marche d'un pas égal avec celle des événements; touchée du bien qu'il était possible de faire en s'emparant des imaginations pour les diriger et les enflammer au profit de la vertu, je m'occupais de cette correspondance avec plaisir, et le comité trouvait Roland travailleur; il n'était pas non plus sans rien faire, mais l'ouvrage de deux personnes très-expéditives devait être

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