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son caractère ouvert, son ardent patriotisme nous inspirèrent de la confiance; ce fut alors que raisonnant du mauvais état des choses et de la crainte du despotisme pour le nord, nous formions le projet conditionnel d'une république dans le midi. Servan étudiait les postes militaires, ou traçait sur la carte les lignes de démarcation indiquées par les rivières, les montagnes, ou les villes considérables; ou raisonnait des productions et des ressources territoriales, des moyens de commerce et de reversement, des personnes que chacun pouvait connaître dans les divers départements, et qu'il jugeait capables de tout entreprendre plutôt que de subir le joug. « Ce sera notre pis-aller, disait en souriant Barbaroux; mais les Marseillais qui sont ici nous dispenseront d'y recourir.» Nous jugions, par ce discours et quelques autres semblables, qu'il se préparait une insurrection; mais la confidence ne s'étendant pas plus loin, nous n'en demandions pas davantage. Dans les derniers jours de juillet, Barbaroux cessa presque ses visites, et nous dit à la dernière qu'il ne fallait pas juger de ses sentiments à notre égard par le premier aperçu de son absence; qu'elle avait pour objet de ne pas nous compromettre. Il repartit pour Marseille après le 10, et revint député à la Convention. Il y a fait son devoir en homme de courage; plusieurs de ses discours écrits montrent une excellente logique et des connaissances dans la partie administrative du commerce; celui sur les subsistances est, après l'ouvrage de Creuzé-la-Touche, ce qu'il y a de meilleur en ce genre. Mais il aurait à travailler pour devenir orateur.

Barbaroux, affectueux et vif, s'est attaché à Buzot, sensible et délicat; je les appelais Nysus et Euryale: puis

sent-ils avoir un meilleur sort que ces deux amis! Louvet, plus fin que le premier, plus gai que le second, aussi bon que l'un et l'autre, s'est lié avec tous deux, mais plus particulièrement avec Buzot qui lui sert de nœud avec l'autre, dont sa gravité naturelle le rend un peu le Mentor.

LOUVET, que j'ai connu durant le premier ministère de Roland, et dont je rechercherais toujours l'agréable société, pourrait bien quelquefois, comme Philopomen, payer l'intérêt de sa mauvaise mine: petit, fluet, la vue basse et l'habit négligé, il ne paraît rien au vulgaire qui ne remarque pas la noblesse de son front et le feu dont s'animent ses yeux et son visage à l'expression d'une grande vérité, d'un beau sentiment, d'une saillie ingénieuse ou d'une fine plaisanterie. Les gens de lettres et les personnes de goût connaissent ses jolis romans, où les grâces de l'imagination s'allient à la légèreté du style, au ton de la philosophie, au sel de la critique. La politique lui doit des ouvrages plus graves, dont les principes et la manière déposent également en faveur de son âme et de ses talents. Il a prouvé que sa main habile pouvait alternativement secouer les grelots de la folie, tenir le burin de l'histoire et lancer les foudres de l'éloquence. Il est impossible de réunir plus d'esprit à moins de prétentions et plus de bonhomie; courageux comme un lion, simple comme un enfant, homme sensible, bon citoyen, écrivain vigoureux, il peut faire trembler Catilina à la tribune, dîner chez les grâces, et souper avec Bachaumont.

Sa catilinaire ou Robespierride méritait d'être prononcée dans un sénat qui eût la force de faire justice; sa

Conspiration du 10 mars1 est un second morceau précieux pour l'histoire du temps; sa Sentinelle est un modèle de ce genre d'affiches et d'instructions quotidiennes, destinées à un peuple qu'on veut éclairer sur les faits, sans jamais l'influencer que par la raison, ni l'émouvoir que pour le bien de tous, et le pénétrer que des affections heureuses qui honorent l'humanité. C'est une belle opposition à faire avec ces feuilles atroces et dégoûtantes dont le style grossier, les sales expressions, répondent à la doctrine sanguinaire, aux mensonges impurs dont elles sont l'égout; œuvres audacieuses de la calomnie, payées par l'intrigue à la mauvaise foi pour achever de ruiner la morale publique, et à l'aide desquelles le peuple le plus doux de l'Europe a vu pervertir son instinct au point que les tranquilles Parisiens, dont on citait la bonté, sont devenus comparables à ces féroces gardes prétoriennes qui vendaient leur voix, leur vie et l'empire au plus offrant et dernier enchérisseur. Ecartons ces tristes images, et rappelons les esprits aux Observations sur le rapport de Saint-Just contre les députés détenus, par une société de girondins, imprimées à Caen le 13 juillet. J'y ai reconnu le style, la finesse et la gaieté de Louvet: c'est la raison en déshabillé, se jouant avec le ridicule, sans perdre de sa force ni de sa dignité.

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LAZOWSKI. Polonais d'origine, venu en France on ne sait comment, sans fortune, mais protégé par le duc de Liancourt, soit qu'il fût parent de quelque personne à son service ou qu'il lui appartînt de quelqu'autre ma

1. A la Convention nationale et à mes commettants, sur la conspiration du 10 mars 1793, in-8°.

F.

nière; Lazowski avait été fait inspecteur des manufac

tures.

C'était une de ces places d'administration très-secondaires qui ne donnaient point d'autorité, dont les appointements étaient modestes, pour les devoirs desquelles il suffisait d'avoir de l'honnêteté, du mérite, et qui dès lors parurent convenir à tout le monde ou pour lesquelles du moins chacun se croyait propre. Elles étaient à la nomination du conseil du roi, sur la présentation du ministre des finances, et subordonnées aux intendants du commerce, petits magistrats à grandes prétentions, qui se faisaient passablement valoir et qu'on avait la bonté de croire, comme tant d'autres, sur leur parole; mais qui véritablement, par le nombre des affaires qu'ils étaient dans le cas de traiter, avaient beaucoup de relations, et donnaient des audiences où de grands seigneurs prenaient quelquefois la peine d'aller.

Lazowski, vif, entreprenant, qui s'offrait lui-même comme un homme d'esprit, avait persuadé à son protecteur qu'il ne devait pas rester simple inspecteur des manufactures. Il est vrai que pour l'employer on avait créé une inspection à Soissons, où il n'y avait guère que des manufactures de prêtres et d'objets à inspecter que des religieuses; c'était une ville de couvents sans industrie, sans commerce que celui des objets de première nécessité. M. de Liancourt, qui mettait à l'avancement de son protégé la vanité ordinaire chez les gens de la cour, y joignait de plus la loyauté de sa bonhomie; il pressait le ministre et surtout les intendants du commerce, car les seconds agents sont toujours les vrais faiseurs. Calonne était contrôleur général; il avait l'esprit inventif et facile à saisir les idées ingénieuses. On

imagina de créer une inspection ambulante; ce n'était pas un effort de génie ce genre de place avait déjà existé; l'inutilité en avait été reconnue; mais on conviendra que sa seconde création n'était pas sans motif; elle fournissait le moyen d'obliger un homme en crédit, et le nombre des places, porté à quatre, donnait à l'opération un air ministériel, sans compter l'avantage de trois places restantes pour la faveur et l'intrigue. Elles furent bientôt remplies. On leur attribua 8000 livres d'appointement; la résidence de Paris durant quatre mois de l'année; des voyages dans les provinces durant l'autre partie du temps; le droit de remplacer les inspecteurs généraux à leur décès, et la permission de solliciter des gratifications en raison de la nature des déplacements et de l'importance des services. Il est bien vrai qu'on sapait ainsi par la base une institution dont l'esprit était excellent; on ôtait aux inspecteurs des généralités l'espoir de parvenir à l'inspection générale par rang d'ancienneté et de mérite; on les décourageait encore en envoyant, dans leurs départements respectifs, des hommes étrangers à la chose pour la plupart, et l'on s'ôtait la faculté d'être bien informé sur l'état des arts, des manufactures, du commerce, enfin de tous les objets d'industrie desquels devaient pouvoir mieux rendre compte des hommes fixés à cet effet dans chaque généralité, que les oiseaux de passage chargés de les parcourir toutes. Mais l'ancien régime ne portait pas si loin ses vues, et l'on sait si dans le nouveau les individus en ont de plus étendues et surtout de plus désintéressées.

Ceci se passait au printemps de 1784. Je me trouvais à Paris pour des affaires de famille : j'entendis parler de changements dans les inspections; j'appris que celle de

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