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acquis de nouvelles provinces à la France, entouré son territoire d'une triple enceinte de places fortes, élevé des manufactures, encouragé les arts, abaissé l'Autriche, vaincu l'Espagne, et rendu le nom français respectable à l'Europe entière; des institutions qui lui avaient permis d'appeler autour du trône le mérite, les talents, les vertus, pour en devenir la force, l'honneur ou l'ornement; des institutions qui avaient donné Turenne à la guerre, Colbert à l'administration, d'Aguesseau à la magistrature, le Sueur aux beauxarts, Racine au théâtre, et Bossuet à l'éloquence, ne manquaient assurément ni de prévoyance, ni d'éclat, ni de grandeur. Mais ceux qu'a surpris la chute de la monarchie fondée par Louis XIV n'avaient pas réfléchi sur les conditions de son existence : un système de gouvernement qui avait pour barrière et pour appui les mœurs et les croyances, pouvaitil subsister longtemps quand les croyances étaient affaiblies et que les mœurs étaient corrompues? Parce qu'un pareil système existait depuis près d'un siècle, ses partisans s'étonnaient que sa durée ne fût point éternelle. Cette singulière façon de raisonner rappelle une anecdote des Mémoires de madame Roland.

C'était dans une de ces parties de campagne qu'elle raconte avec tant de charmes : elle se trouvait à Meudon dans une auberge, avec sa famille. « Mon père venait de se coucher,

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dit-elle, lorsque l'envie d'avoir ses rideaux très-exacte« ment fermés les lui fit tirer si ferme que le ciel du lit tomba, << et lui fit une couverture complète : après un petit moment

de frayeur, nous nous prîmes tous à rire de l'aventure, << tant le ciel avait tombé juste pour envelopper mon père << sans le blesser. Nous appelons de l'aide pour le débarrasser; « la maîtresse du logis arrive; étonnée à la vue de son lit dé« coiffé, elle s'écrie, avec l'air de la plus grande ingénuité : « Ah! mon Dieu! comment cela est-il possible? Il y a dix-sept ans qu'il est posé, il n'avait jamais bougé.

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L'exclamation de l'hôtesse ressemble au raisonnement dont nous parlions tout à l'heure quand on compare les petites choses aux grandes, on les trouve subordonnées aux mêmes lois, et les trônes ont leur vieillesse comme les lits d'auberge.

Mademoiselle Phlipon perdit presque à la fois sa mère et sa fortune. La mort de sa mère fut le coup le plus sensible qu'ait jamais éprouvé son cœur : quant à la perte de son bien, cette première rigueur du sort lui apprit à se fortifier contre ses atteintes. Une liaison fondée sur l'estime détermina son mariage. Roland, écrivain laborieux, savant, éclairé, administrateur habile, joignait à l'austérité de son âge et de son caractère la sévérité des mœurs anciennes. Tout fut grave pour madame Roland dans cette union: ses années, comme elle dit elle-même dans une des lettres inédites que nous joignons à cette édition, ses années étaient laborieuses, et marquées par le bonheur sévère qui tient à l'accomplissement des devoirs. La naissance d'un enfant y mêla beaucoup de douceur. Madame Roland, en s'occupant de l'éducation de sa fille, se plaisait à lui rendre les tendres soins qu'elle avait elle-même reçus de sa mère. Renfermée le reste du temps dans le cabinet de son mari, elle s'associait à ses travaux et profitait de ses lumières. Roland, inspecteur des manufactures, lui montrait ce qu'un préjugé absurde avait fait de tort au commerce, ce que des règlements imprévoyants avaient donné d'entraves à l'industrie. Madame Roland tournait ses connaissances nouvelles au profit de ses opinions; et la liberté, qui était déjà pour elle une passion, acquérait à ses yeux l'autorité d'une doctrine, quand elle voyait s'y rattacher des principes utiles aux progrès des arts, et nécessaires à l'accroissement de la fortune publique.

Ainsi, les impressions qu'elle avait reçues dans sa jeunesse se développaient avec l'âge mûr, se fortifiaient par l'étude, l'occupaient dans la retraite, la suivalent dans ses voyages. Dans les contrées qu'elle parcourut avec son mari, avant les

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mœurs, les coutumes, les productions, les arts, les monuments d'un peuple, elle désirait connaître les institutions qui contribuaient à garantir ses droits. A l'aspect des champs bien cultivés de l'Angleterre, et de l'aisance qui règne dans la chaumière du laboureur, « on sent, disait-elle, « que l'homme, quel qu'il soit, est ici compté pour quelque chose, et qu'une poignée de riches ne fait pas la nation. » Plus tard elle visita la Suisse, et passa par Genève : c'était quelques années après la révolution dans laquelle le parti de l'aristocratie, aidé des baïonnettes françaises, avait opprimé le reste des citoyens. « J'ai été presque scandalisée, disaitelle, de ne pas trouver, dans Genève, la statue de Rousseau; << mais le défenseur de l'humanité ne peut paraître que gémis« sant ou irrité, au milieu d'un peuple avili et de ses oppres

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<< seurs '. >>

Elle visita Coppet, lieux où Bayle passa deux années de sa vie, lieux que venait d'acheter M. Necker, où devait un jour se réfugier madame de Staël, et qui paraissent avoir été chers, dans tous les temps, à ceux qui consacrèrent la supériorité de leur esprit à la noble cause de la raison et de la liberté. Les hommes qui avaient parlé, souffert ou combattu pour elle, à quelque peuple, à quelque siècle qu'ils appartinssent, avaient des droits à l'admiration de madame Roland : elle désirait connaître les traits de leur histoire, les lieux qu'ils avaient illustrés; elle aurait voulu voir en Angleterre la tribune où parlait Hampden; en Suisse, le rocher sur lequel s'élança Guillaume Tell. Mais qu'était-il besoin désormais de parcourir des contrées étrangères? Sa patrie allait connaître à son tour les prodiges de l'éloquence populaire, l'enthousiasme de la liberté, les efforts du patriotisme. Malheureusement l'éclat des talents, des vertus, le souvenir des hauts faits et des belles actions, devaient disparaître quelque

I Rousseau a, depuis dix ans, obtenu dans sa patrie l'honneur un peu, tardif

d'une statue. On la doit au talent d'un artiste français, M. Pradier.

fois, au milieu des orages politiques et des fureurs de l'anarchie. Peut-être, s'ils avaient pu prévoir par quels excès serait marqué ce grand changement, ceux qui l'appelaient de leurs vœux l'auraient repoussé de tous leurs efforts : mais les générations qui suivent, lorsqu'elles jouissent d'une institution qui place les droits du peuple à côté des prérogatives du trône, ne s'informent point de quel prix leurs aïeux ont payé cet inestimable bienfait.

Madame Roland, qui avait vu la fin d'un règne avili, vit les commencements d'un règne malheureux. Une cour remarquable encore par la politesse de l'esprit et par l'élégance des manières, mais qui présentait déjà l'image de la frivolité et les signes trop certains de la corruption, avait, par de folles dépenses, accru le fardeau de la dette publique. Turgot demandait à la cour de l'économie; à la noblesse, au clergé, des sacrifices: Turgot n'obtint que l'honneur d'une disgrâce. Il serait affligeant de croire que, parce qu'on ne voulut point adopter une réforme salutaire, on eut une révolution sanglante. A des conseillers prévoyants succédèrent des hommes présomptueux et des ministres ineptes. La cour se vit placée entre le déshonneur de la banqueroute ou le secours dangereux des états généraux les parlements, le clergé, la noblesse, les demandaient à grands cris; ils s'assemblèrent au profit du tiers état.

La cour, en les réunissant, s'était donné des censeurs, des réformateurs et des maîtres. Incertaine dans sa marche, présomptueuse dans ses projets, timide dans leur exécution, elle ne put jamais établir, dans tout le cours de leur durée, l'idée de sa force ou de sa bonne foi. L'assemblée constituante profita de la faiblesse du pouvoir et de l'appui qu'elle trouvait dans la nation, pour étendre ses entreprises. Cette assemblée, qui réunissait tant de lumières et de bonnes intentions, mêla de grandes erreurs à ses bienfaits. En admirant ses travaux dans l'ordre administratif, ses réformes

dans l'ordre judiciaire, on est forcé de regretter ses fautes dans l'ordre politique. Laisser le pouvoir aux prises avec la représentation nationale, sans intermédiaire et sans arbitre, c'était préparer une lutte qui devait infailliblement entrafner la chute du trône. L'autorité royale était comme un vaisseau de ligne qui, lancé en mer sans agrès et sans artillerie, ne pouvait ni résister aux orages, ni faire respecter son pavillon. Une défiance impolitique autant qu'injurieuse, sous prétexte d'ôter au pouvoir souverain tout moyen de nuire, l'avait réduit à l'impuissance d'être utile. C'était trop peu pour une monarchie, c'était trop pour une république : mais elle existait déjà dans la pensée de quelques hommes.

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Du fond de la retraite où elle vivait, aux environs de Lyon, avec son mari, madame Roland avait appelé, suivi, hâté, secondé tous ces grands mouvements. La ville de Lyon se trouvait alors dans une situation malheureuse: Roland fut chargé de porter ses sollicitations à l'assemblée constituante; sa femme le suivit à Paris : « Je courus aux séances, « dit-elle; je vis le puissant Mirabeau, l'étonnant Cazalès « l'audacieux Maury, le froid Barnave. Je remarquai avec dépit, du côté des noirs 2, ce genre de supériorité que "donnent dans les assemblées l'habitude de la représentation, «< la pureté du langage, les manières distinguées; mais la «< force de la raison, le courage de la probité, les lumières << de la philosophie, le savoir du cabinet, et la facilité du barreau, devaient assurer le triomphe aux patriotes du côté gauche, s'ils étaient tous purs et pouvaient rester unis. » De toutes les fautes que fit l'assemblée constituante, la plus grave, peut-être, fut d'avoir interdit à ses membres l'entrée de la première législature. Ils y auraient pu défendre, réformer ou consolider leur ouvrage. Parmi beaucoup d'adver

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Voir la note placée à la suite de cette dans un parti, le nom de noirs aux homintroduction. mes qui furent désignés plus tard précisément par une épithète opposée.

2 C'est une singularité digne d'attention peut-être, que l'on donnait alors,

1.

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