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faisaient désirer à mon mari de trouver quelquefois à sa table. Cubières me répliqua de longues excuses aussi ennuyeuses que ses éloges, me demandant un seul instant pour s'expliquer à mes pieds : je ne lui répondis pas, et je n'ai plus songé à lui que le jour de mon arrestation, où j'ai vu sa signature sur l'ordre de la commune; car il y en avait deux, l'un du comité d'insurrection dudit jour 31 mai, l'autre de la commune. Tous deux me furent montrés, dans la crainte que je récussasse celui du comité; et pourtant ce fut de ce dernier seul dont se prévalurent mes gardes auprès du concierge de l'Abbaye, où ils me conduisirent.

La demande de Cubières m'avait fait présumer quelque intérêt caché; je divertis mon mari, dans le temps, en lui racontant ce qui s'était passé. J'appris effectivement que le prince de Salm-Kyrbourg, dont il était question, poursuivait alors les ministres pour obtenir du conseil je ne sais quelle indemnité de possessions en Alsace; je jugeai que j'avais bien deviné, et qu'on n'avait cherché à me voir que dans l'idée qu'il pouvait en être comme dans l'ancien régime, où l'on engageait les femmes à solliciter leurs maris. Je m'applaudis de ma méthode, et je trouvai dans cette anecdote un nouveau trait pour reconnaître Cubières. Ce serait un bon tour à lui jouer que de publier ses lettres rampantes, pour les mettre en opposition avec son affectation de franchise et de liberté. J'aurais de plaisantes pièces en ce genre, si j'en avais gardé le fatras. Que de parents et d'admirateurs, dont je n'avais jamais entendu parler, sont nés tout à coup dès que je me trouvai la femme d'un ministre !

Comme je ne recevais point, ils m'écrivaient ; j'avais assez à faire de lire ces lettres : je répondais brièvement, avec politesse, mais sincérité, pour détruire toute idée que je pusse ni voulusse me mêler de rien, et pour persuader de la parfaite inutilité de me faire des compliments ou de se dire de ma famille. Ce qu'il y a d'original, c'est que certaines gens s'en fâchaient, et me répliquaient des choses dures. Je me souviens d'un M. David, qui projetait je ne sais quel établissement auquel il voulait que je m'intéressasse. J'eus beau répondre qu'en se présentant directement au ministre il remplirait son objet: que mon inter

vention ne servirait de rien, et que je ne devais jamais la prêter, parce que ce serait me faire juge d'objets qui n'étaient point de ma compétence: il trouva mes principes détestables, et me l'écrivit avec humeur. Ainsi, dans le particulier, j'étais molestée pour ma constance à demeurer concentrée dans mes devoirs; et, dans le public, j'étais calomniée par l'envie, comme si j'eusse dirigé toutes les affaires. Et l'on croit bien doux et bien désirable d'occuper des places éminentes! Ah! sans doute, l'épouse d'un homme de bien, qui se dévoue, qui s'honore de ses vertus et se sent capable de soutenir son courage, goûte quelque douceur et jouit de sa gloire; mais ce n'est pas un don gratuit, et il appartient à peu de gens de soutenir tout ce qu'elles coûtent sans en regretter le prix.

ANECDOTES.

Lorsque j'avais été à l'Abbaye, la famille Desilles y était encore; elle fut bientôt transférée à la Conciergerie, d'où plusieurs des compromis dans la conspiration de Bretagne furent conduits à l'échafaud. Angélique Desilles, femme de Roland de la Fouchais, dont la conformité du nom avec moi occasionna des quiproquos singuliers de la part d'un de mes amis qui projetait de m'enlever, fut une des victimes; ses sœurs furent acquittées, et devaient jouir en conséquence de leur liberté : mais, par mesure de sûreté générale, on les fit arrêter sur-le-champ et conduire à Sainte-Pélagie, où je les trouvai. Nous nous entretînmes quelquefois; c'étaient deux jeunes femmes douces et honnêtes, dont l'aînée, veuve de vingt-sept ans, ne manque pas d'amabilité ni de caractère; la plus jeune était d'une santé fort languissante. D'abord accablées de douleur, elles paraissaient devoir y succomber; mais toutes deux, mères de jeunes enfants malheureux dans l'âge le plus tendre, elles avaient à se conserver pour eux, et se servirent de tout leur courage. Elles m'ont plusieurs fois parlé de l'indigne trahison de Cheftel, homme d'esprit connu à Paris, où il exerce la médecine, Breton d'origine,

qui s'était insinué dans la plus intime confiance du père Desilles, et connaissait ses voeux, paraissait servir ses projets; mais, lié en même temps avec Danton, il recevait par lui des commissions du pouvoir exécutif, se rendait en Bretagne courtiser son ami, loger à sa campagne, caresser ses desseins, et y prêter, par son aide, une activité nouvelle. Au moment qui lui parut le plus sûr, il le dénonce secrètement, et fait venir des personnes commises pour s'en emparer.

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Le père Desilles échappe; toute sa famille est saisie; les scellés sont apposés; on faït des recherches sur les lieux où peut être cachée la correspondance, et que Cheftel avait indiqués. Les jeunes femmes, qui le croient toujours l'ami de la maison, demandent ses conseils, et suivent aveuglément ce qu'il leur dicte embarrassées d'une bourse de deux cents louis destinés à leur père, elles la déposent entre ses mains, font préparer le meilleur cheval de leur écurie, et pressent Cheftel de partir, pour échapper lui-même : il a l'air de vouloir encourir leur sort; il les accompagne en effet, mais non comme prisonnier ; et il engage toujours le commandant de la force armée, chargé de la conduite des détenus, de les faire arriver de jour dans les grandes villes. « Vous n'y pensez pas, répliquait celui-ci; je compromettrais leur sûreté. » On vient à Paris; le procès s'entame; le nom de Cheftel est rayé de la correspondance, parce qu'il a révélé le complot ; et les pauvres victimes reconnaissent alors le serpent qu'elles avaient accueilli. Jugées, acquittées, encore détenues et sans argent, les deux jeunes femmes se rappellent la bourse de louis; elles confient cette particularité à un homme probe et ferme, qui se rend chez Cheftel, et lui demande les deux cents louis. Cheftel, surpris, nie d'abord ; s'étonne de la vigueur du requérant, qui menace de le couvrir de mépris à la face de l'univers ; il balbutie, confesse la moitié, et la rend en assignats, mais après plusieurs conférences. Cheftel, précédemment médecin de madame Élisabeth, visant à la fortune, avait également gagné la confiance d'un riche particulier appelé, je crois, Paganel, ou à peu près ainsi, possédant, entre autres, des terres immenses en Limousin. Cet homme, désirant émigrer pour échapper aux orages de la révolution, fait à Cheftel une

vente simulée; il part, et compte sur les revenus que son fidèle ami doit lui faire passer; mais Cheftel les garde, et jouit avec Danton des plaisirs d'une opulence que tous deux ont acquise par des moyens pareils.

Enfin des sollicitations réitérées, et peut-être soutenues d'offres plus concluantes, valurent à mesdemoiselles Desilles leur liberté; je les ai vues sortir je n'ai pas eu leur secret à cet égard; mais je viens de voir Castellane quitter cette même prison, au prix de trente mille livres délivrées à Chabot. Dillon est sorti des Madelonnettes de la même manière; tous deux étaient impliqués dans un projet de contre-révolution. A cet instant, 22 août, j'ai sous mes yeux une demoiselle Briant, demeurant cloître Saint-Benoit, no 207, fille entretenue, dont l'ami est fabricateur de faux assignats. Dénoncé, on a paru le poursuivre, mais l'or a coulé dans les mains des administrateurs; celui qui met sur pied la force destinée à chercher sa personne et s'en emparer, sait où il est caché; sa maîtresse est arrêtée pour la forme; les administrateurs, qui paraissent venir l'interroger, lui donnent des nouvelles de son ami; et bientôt ils auront ensemble la liberté, puisqu'ils ont de quoi la payer.

Fouquier-Tinville, accusateur public du tribunal révolutionnaire, connu par sa mauvaise vie, son impudence à dresser des actes d'accusation sans motifs, reçoit habituellement de l'argent des parties. Madame Rochechouard lui a payé quatre-vingt mille livres pour Mony l'émigré : Fouquier-Tinville a touché la somme; Mony a été exécuté, et madame Rochechouard a été prévenue que, si elle ouvrait la bouche, elle serait enfermée pour ne plus jamais revoir le jour. Cela est-il possible? se demande-t-on eh bien! écoutez encore. Il existe entre les mains du ci-devant président du département de l'Eure deux lettres de Lacroix, député, autrefois juge fiscal d'Anet : par l'une, il fait une soumission de cinq cent mille livres pour acquérir des domaines nationaux; par l'autre, il retire sa soumission et donne son désistement, fondé sur le décret qui oblige les députés à justifier de l'accroissement de leur fortune depuis la révolution. Mais ce décret n'a plus d'exécutior depuis que les commodes

vingt-deux sont expulsés: Lacroix possède comme Danton, après avoir pillé comme lui.

Dernièrement un Hollandais va chercher un passeport à la commune de Paris pour retourner dans son pays; on le refuse: le Hollandais ne se plaint point, mais, en homme qui juge le vent, il tire son portefeuille, met sur le bureau un assignat de cent écus; il est entendu, et reçoit son passeport.

Ici j'entends citer Marat, chez qui les papiers publics annoncent qu'on a trouvé à sa mort un seul assignat de vingt-cinq sous quelle édifiante pauvreté! Voyons donc son logement; c'est une dame qui va le décrire. Son mari, membre du tribunal révolutionnaire, est détenu à la Force pour n'avoir pas été de l'avis des dominateurs; elle a été mise à Sainte-Pélagie par mesure de sûreté, est-il dit, mais probablement parce qu'on aura craint les sollicitations de cette petite femme du Midi. Née à Toulouse, elle a toute la vivacité du climat ardent sous lequel elle a vu le jour; et, tendrement attachée à un cousin d'aimable figure, elle fut désolée de son arrestation, faite il y a quelques mois. Elle s'était donné beaucoup de peines inutiles, et ne savait plus à qui s'adresser, lorsqu'elle imagina d'aller trouver Marat. Elle se fait annoncer chez lui: on dit qu'il n'y est pas; mais il entend la voix d'une femme, et se présente lui-même. Il avait aux jambes des bottes sans bas, portait une vieille culotte de peau, une veste de taffetas blanc; sa chemise crasseuse et ouverte laissait voir une poitrine jaunissante, des ongles longs et sales se dessinaient au bout de ses doigts, et son affreuse figure accompagnait parfaitement ce costume bizarre. Il prend la main de la dame, la conduit dans un salon très-frais, meublé en damas bleu et blanc, décoré de rideaux de soie élégamment relevés en draperies, d'un lustre brillant, et de superbes vases de porcelaine remplis de fleurs naturelles, alors rares et de haut prix : il s'assied à côté d'elle sur une ottomane voluptueuse, écoute le récit qu'elle veut lui faire, s'intéresse à elle, lui baise la main, serre un peu ses genoux, et lui promet la liberté de son cousin. « Je l'aurais tout laissé faire, dit plaisamment la petite femme avec son accent toulousain, quitte à aller me

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