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Note de la page 9.

On a publié en 1835 des lettres autographes de madame Roland, adressées à M. Bancal des Issarts, membre de la convention : elles sont antérieures à la rédaction des Mémoires. Comme il arrive presque toujours quand d'un écrivain, devenu célèbre, on recherche les moindres essais, cette correspondance grossira le bagage de madame Roland sans l'enrichir on y voit poindre seulement de loin en loin tous les sentiments qui, plus tard, en soutenant son courage, règleront sa conduite., Ainsi l'on trouve dans ces lettres les passages suivants:

<< En nous faisant naître à l'époque de la liberté naissante, le sort nous a placé comme les enfants perdus de l'armée qui doit combattre pour elle et la faire triompher; c'est à nous de bien faire notre tâche, et de préparer ainsi le bonheur des générations suivantes. >>

On lit plus loin, année 1791 : « Adieu, il n'est pas encore question de mourir pour la liberté ; il y a plus à faire : il faut vivre pour l'établir, la mériter, la défendre par un combat opiniâtre contre toutes les passions qui la menacent, ou qui rivalisent indignement avec elle. »

Mais on lit aussi dans ces lettres ces mots, dont le grand sens aurait dû l'arrêter, si, dans sa route périlleuse, son caractère généreux n'avait pas entraîné sa raison :

<< Les hommes ne sont pas nés pour être écrivains, mais citoyens et pères de famille avant tout. Les femmes ne sont pas faites pour partager toutes les opinions des premiers: elles se doivent entièrement aux vertus, aux sollicitudes domestiques; et elles ne sauraient en être détournées sans intéresser et altérer leur bonheur. »

Rien de plus juste et surtout, en ce qui concerne madame Roland, rien de plus prophétique que ces paroles !

PARTICULIERS

DE MADAME ROLAND.

PREMIÈRE PARTIE.

Aux prisons de Sainte-Pélagie, le 9 août 1793.

Fille d'artiste, femme d'un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd'hui prisonnière, destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j'ai connu le bonheur et l'adversité, j'ai vu de près la gloire et subi l'injustice.

Née dans un état obscur, mais de parents honnêtes, j'ai passé ma jeunesse au sein des beaux-arts, nourrie des charmes de l'étude, sans connaître de supériorité que celle du mérite, ni de grandeur que celle de la vertu.

A l'âge où l'on prend un état, j'ai perdu les espérances de fortune qui pouvaient m'en procurer un conforme à l'éducation que j'avais reçue. L'alliance d'un homme respectable a paru réparer ces revers: elle m'en préparait de nouveaux.

Un caractère doux, une âme forte, un esprit solide, un cœur très-affectueux, un extérieur qui annonçait tout cela, m'ont rendue chère à ceux qui me connaissent. La situation dans laquelle je me suis trouvée m'a fait des ennemis; ma personne n'en a point ceux qui disent le plus de mal de moi ne m'ont jamais vue.

Il est si vrai que les choses sont rarement ce qu'elles paraissent être, que les époques de ma vie où j'ai goûté le plus de douceur ou le plus éprouvé de chagrins, sont souvent toutes

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contraires à ce que d'autres pourraient en juger. C'est que le bonheur tient aux affections plus qu'aux événements.

Je me propose d'employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m'est personnel depuis ma tendre enfance jusqu'à ce moment: c'est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière; et qu'a-t-on de mieux à faire en prison, que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants?

Si l'expérience s'acquiert moins à force d'agir qu'à force de réfléchir sur ce qu'on voit et sur ce qu'on a fait, la mienne peut s'augmenter beaucoup par l'entreprise que je commence.

La chose publique, mes sentiments particuliers, me fournissaient assez, depuis deux mois de détention, de quoi penser et décrire, sans me rejeter sur des temps fort éloignés; aussi les cinq premières semaines avaient-elles été consacrées à des Notices historiques, dont le recueil n'était peut-être pas sans intérêt. Elles viennent d'être anéanties : j'ai senti toute l'amertume de cette perte, que je ne réparerai point; mais je m'indignerais contre moi-même, de me laisser abattre par quoi que ce soit. Dans toutes les peines que j'ai essuyées, la plus vive impression de douleur est presque aussitôt accompagnée de l'ambition d'opposer mes forces au mal dont je suis l'objet, et de le surmonter, ou par le bien que je fais à d'autres, ou par l'augmentation de mon propre courage.

Ainsi, le malheur peut me poursuivre et non m'accabler; les tyrans peuvent me persécuter: mais m'avilir, jamais, jamais! Mes Notices sont perdues; je vais faire des Mémoires : et, m'accommodant avec prudence à ma propre faiblesse dans un moment où je suis péniblement affectée, je vais m'entretenir de moi pour mieux m'en distraire. Je ferai mes honneurs en bien ou en mal, avec une égale liberté : celui qui n'ose se rendre bon témoignage à soi-même, est presque toujours un lâche qui sait et craint le mal qu'on pourrait dire de sa personne; et celui qui hésite à avouer ses torts n'a pas la force de les soutenir, ni le moyen de les racheter. Avec cette franchise pour mon

Voyez la Notice

propre compte, je ne me gênerai pas sur celui d'autrui : père, mère, amis, mari, je les peindrai tels qu'ils sont, ou que je les

ai vus.

Tant que je suis demeurée dans un état paisible et concentré, ma sensibilité naturelle enveloppait tellement mes autres qualités, qu'elle se montrait seule ou les dominait toutes. Mon premier besoin était de plaire et de faire du bien : j'étais un peu comme ce bon M. de Gourville, dont madame de Sévigné dit que la charité du prochain lui coupait les paroles par la moitié; et je méritais que Sainte-Lette dît de moi qu'avec l'esprit d'aiguiser de fines épigrammes, je n'en laissais jamais échapper aucune.

Depuis que les circonstances, les orages politiques et autres ont développé l'énergie de mon caractère, je suis franche avant tout, sans regarder d'aussi près aux petites égratignures qui peuvent se faire en passant. Je ne fais plus d'épigrammes; car elles supposent le plaisir de piquer par une critique, et je ne sais point m'amuser à tuer des mouches : mais j'aime à faire justice à force de vérités, et j'énonce les plus terribles en face des intéressés, sans m'étonner, m'émouvoir ni me fâcher, quel qu'en soit l'effet sur eux.

Gratien Phlipon, mon père, était graveur de profession; il cultivait aussi la peinture, et voulut s'adonner à celle en émail, bien moins par goût que par spéculation: mais l'incompatibilité de sa vue et de son tempérament avec le feu auquel il faut passer l'émail le força d'abandonner ce genre. Il se restreignit dans le sien, qui était médiocre; mais quoiqu'il fût laborieux, que les temps favorisassent l'exercice de son art, qu'il eût beaucoup d'occupation et employât un assez grand nombre d'ouvriers, le désir de faire fortune le portait vers le commerce. Il achetait des bijoux, des diamants, ou les prenait en payement des marchands avec lesquels il avait affaire, pour les revendre dans l'occasion. Je relève cette particularité, parce que j'ai observé que dans toutes les classes l'ambition est généralement funeste: pour quelques heureux qu'elle élève, elle fait une foule de victimes. L'exemple de mon père me fournira plus d'une application : son art suffisait à le faire exister décemment; il voulut devenir riche, il a fini par se ruiner.

Robuste et sain, actif et glorieux, il aimait sa femme et la parure. Sans instruction, il avait ce degré de goût et de connaissances que donnent superficiellement les beaux-arts, à quelque partie qu'en soit réduite la pratique : aussi, malgré son estime pour les richesses et ce qui peut les procurer, il traitait avec des marchands, mais il n'avait de liaison qu'avec des artistes, peintres et sculpteurs. Sa vie fut très-réglée, tant que son ambition connut des bornes ou n'eut point essuyé de disgrâces. On ne peut pas dire que ce fût un homme vertueux; mais il avait beaucoup de ce qu'on appelle honneur : il aurait bien fait payer une chose plus qu'elle ne valait; mais il se serait tué plutôt que de ne pas acquitter le prix de celle qu'il avait achetée.

Marguerite Bimont, sa femme, lui avait apporté en dot, avec fort peu d'argent, une âme céleste et une charmante figure. L'aînée de six enfants dont elle avait été comme la seconde mère, elle ne s'était mariée, à vingt-six ans, que pour céder sa place à ses sœurs. Son cœur sensible, son esprit agréable, auraient dû l'unir à quelqu'un d'éclairé, de délicat ; mais ses parents lui présentèrent un honnête homme dont les talents assuraient l'existence, et sa raison l'accepta. Au défaut du bonheur qu'elle ne pouvait se promettre, elle sentait qu'elle ferait régner la paix qui en tient lieu. Il est sage de savoir se réduire les jouissances sont toujours plus rares qu'on ne l'imagine; mais les consolations ne manquent jainais à la vertu.

Je fus leur second enfant : mon père et ma mère en eurent sept; mais tous les autres sont morts en nourrice ou en venant au monde, à la suite de divers accidents; et ma mère répétait quelquefois avec complaisance que j'étais la seule qui ne lui eût jamais donné de mal, car sa délivrance avait été aussi heureuse que sa grossesse: il semblait que j'eusse affermi sa santé.

Une tante de mon père choisit pour moi, dans les environs d'Arpajon, où elle allait souvent en été, une nourrice saine et de bonnes mœurs, que l'on estimait dans le pays, d'autant plus que la brutalité de son mari la rendait malheureuse, sans altérer son caractère ni changer sa conduite. Madame Besnard (c'est le nom de ma grand'tante) n'avait point d'enfant; son mari était mon parrain: tous deux me regardèrent comme leur fille. Leurs

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