Page images
PDF
EPUB

pris la résolution de ne pas quitter le colombier; mon bon ami ne peut cependant se dispenser d'un voyage et d'un séjour assez long dans ce chef-lieu de son département; mais je l'y laisserai seul cultiver nos relations, suivre ses affaires d'administration, et s'amuser d'académies; je me renferme dans ma solitude pour tout l'hiver, et je n'en sortirai qu'aux premiers beaux jours, pour étendre mes plumes au soleil du printemps. J'ai souri à vos conclusions de ce qu'il devait être pensé de moi et de ce qu'on pouvait en attendre pour le jeu et les cercles; et je me suis dit : Voilà comme raisonnent tous nos savants, physiciens, chimistes et autres. Ils partent de quelques données dont ils ne connaissent ni la cause ni les liaisons; ils suppléent à ce défaut par leurs conjectures; ils vernissent le tout par le jargon des grands mots, et donnent gravement les résultats les plus faux du monde pour des vérités palpables.

De ce qu'à l'occasion d'une étrangère je me suis répandue dans les sociétés, où l'on a pu voir que je figurais comme une autre, et juger qu'il fallait que j'aimasse beaucoup mon chez moi pour m'y tenir seule, tandis que je savais y recevoir et représenter au besoin, voilà mon philosophe qui détermine que j'ai pris le parti de vivre à la provinciale, toujours hors de moi et maniant les

cartes.

De ce que je m'étonne de ce que l'enfant d'un homme sensible et d'une femme douce ait une roideur qu'on ne peut vaincre que par une grande vigueur; de ce que je regrette d'être obligée à me rendre sévère pour le forcer de plier de bonne heure sous le joug de la nécessité, voilà mon raisonneur qui juge que la contagion m'a gagnée, et que bientôt ma fille aura des colliers de fer et des échasses. Pauvre garçon ! si vous ne faites pas mieux dans vos études, je vous plains de perdre autant de temps à travailler. En vérité, si vous aviez été près de moi, depuis trois mois vous auriez appris peut-être plus de vérités que vous n'en découvrirez de longtemps. D'abord vous auriez connu tout le peuple distingué d'une petite ville; je vous aurais aidé à juger du caractère, des goûts, des talents ou des prétentions de chaque individu; les rapports de chacun avec l'ensemble et des uns aux autres; les plans, les devoirs, les passions; le jeu public et secret

de ces dernières ; leur influence sur les grandes démarches et les petites actions; le résultat de toutes ces choses pour les mœurs générales et celles des familles particulières, etc. Vous eussiez fait un cours de philosophie, de morale et même de politique, plus complet que ne pourra l'être de longtemps la réunion de vos observations décousues et encore éparses. De là je vous aurais mené à la campagne, en société d'une Italienne remplie de feu, d'esprit, de grâces et de talents, sachant unir à tout cela du jugement, quelques connaissances, beaucoup d'âme et d'honnêteté; en société d'une Allemande douce par sa trempe, austère dans ses mœurs et par une éducation républicaine; simple dans ses manières, joignant une grande bonté à une instruction peu commune; en société d'un homme froid, spirituel, lettré, doux et poli: vous connaissez les autres personnages. Voilà le fondement de notre ménage de campagne durant ces vacances; joignez à cela quelques personnes du voisinage quelques originaux brochant sur le tout; d'ailleurs pleine liberté, table saine, excellente eau, vin passable, grandes promenades, longues causeries, lectures amusantes, etc.; et jugez si votre cours de philosophie ne serait pas heureusement terminé.

Maintenant sachez qu'Eudora lit bien; commence à ne plus connaître d'autres joujoux que l'aiguille; s'amuse à faire des figures de géométrie; ne sait pas ce que c'est qu'entraves de toilette d'aucun genre; ne se doute pas du prix qu'on peut mettre à des chiffons pour la parure; se croit belle quand on lui dit qu'elle est sage et qu'elle a une robe bien blanche, remarquable par sa propreté; qu'elle trouve sa suprême récompense dans un bonbon donné avec des caresses; que ses caprices deviennent plus rares et moins longs; qu'elle marche dans l'ombre comme au grand jour, n'a peur de rien, et n'imagine pas qu'il vaille la peine de mentir sur quoi que ce soit ajoutez qu'elle a cinq ans et six semaines; que je ne lui connais pas d'idées fausses sur aucun objet, important du moins; et convenez que si sa roideur m'a fatiguée, si ses fantaisies m'ont inquiétée, si son insouciance a rendu notre influence plus difficile, nous n'avons pas entièrement perdu nos soins.

Au bout du compte, j'ai trouvé, dans votre lettre, que tous

les raisonnements dont vous étiez l'objet direct étaient fort justes; que vous entendiez bien ce qui convenait à votre plus grand bonheur présent et futur; qu'ainsi, vous étiez encore meilleur philosophe que les trois quarts et demi du genre humain. Avec cela, continuez d'être un bon ami, et vous vaudrez toujours beaucoup pour vous et pour les honnêtes gens. Adieu; midi approche, on va m'appeler pour dîner; je n'ai plus que le temps de vous embrasser pour tout le petit ménage, y compris Eudora, qui se rappelle encore de vous ou de votre nom.

6 avril 1788.

En vérité, mon cher, peu s'en faut que je ne m'adresse à un tiers pour demander de vos nouvelles; il y a si longtemps que vous ne nous en avez donné avec quelques détails, avec ce ton de confiance qui nourrit celle de ses amis, que je douterais presque d'être bien venue à continuer sur le même pied.

N'aurions-nous point une nouvelle connaissance à faire? Et vous, qui me mandiez autrefois que vous changiez chaque année, ressemblez-vous encore à vous d'il y a trois ans ? Il est bien besoin que vous me mettiez au fait, car, telle longue qu'on suppose la lunette, la mienne ne me fait pas voir à cent lieues : je ne juge que par approximation. Par exemple, je me rappelle de vous avoir connu une âme excellente, un cœur aimant ; et comme ces choses ne se dénaturent pas aisément, je vous les crois toujours, et je vous aime en conséquence. Mais il me semble aussi que vous êtes parfois, dans l'expression ou le style, le contraire de doux, ou à peu près; puis, que vous n'endurez pas volontiers qu'on vous le dise; puis, je me souviens de vous avoir rendu votre revanche quand ce contraire m'impatientait, et je me demande : Où en est-il maintenant? La teinte s'est-elle renforcée ou adoucie? Je suis pour la dernière partie de l'alternative, lorsque je me représente les effets de l'étude, de la méditation, des affections heureuses; je suis pour la première, quand j'apprécie l'influence du monde, la connaissance des sots, le sentiment de l'injustice, la haine du préjugé et de la tyrannie. Ainsi je flotterai dans cette incertitude jusqu'à ce que vous m'en ayez tirée. Mais, afin que vous n'en ayez pas sur mon compte,

je vais vous donner mon baromètre, calculé sur les lieux que j'habite. A la campagne, je pardonne tout lorsque vous me saurez là, il vous sera permis de vous montrer tout ce que vous vous trouverez être au moment où vous m'écrirez : original, sermoneur, bourru, s'il le faut; j'y suis en fonds d'indulgence, mon amitié sait y tolérer toutes les apparences et s'accommoder de tous les tons. A Lyon, je me moque de tout; la société m'y met en gaieté, mon imagination s'y avive, et si vous venez l'exciter, il faut s'attendre à ses incartades : elle ne nous laisserait point échapper une plaisanterie sans vous la renvoyer après l'avoir affilée. A Villefranche je pèse tout, et j'y sermonne quelquefois à mon tour. Grave et occupée, les choses font sur moi une impression propre, et je la laisse voir sans déguisement; je m'y mêle de raisonner, en sentant aussi vivement qu'ailleurs.

Convenez maintenant que je vous fais de grands avantages dans notre partie; vous avez toutes mes données avant que je connaisse les vôtres.

I

Dans tout cela, j'entrevois vos dissertations, qui ne sont pas en ma faveur; elles vous prennent beaucoup de temps, gourmandent votre imagination, et ne fournissent pas le plus petit mot pour l'amitié. Je ne sais plus si vous faites des arguments en baroco ou en felopton 1 ; et moi, qui ai oublié les catégories d'Aristote, qui ne connais d'insecte que la bête-à-Dieu, et ne sais plus de Linné qu'une vingtaine de phrases pour le service de la cuisine ou des lavements, j'ai grand'peur que notre vieille amitié ne trouve plus de rapports. Mais, pour la réveiller, je vous parlerai de ma fille que vous aimez, parce qu'elle me fait enrager. D'abord, elle mérite toujours votre attachement à ce titre, quoiqu'elle me donne beaucoup plus d'espérance qu'il n'en sera pas toujours ainsi; elle commence à craindre la honte du blâme à peu près autant que le pain sec; elle est sensible à l'approbation d'avoir bien fait, peut-être plus qu'au plaisir de manger un morceau de sucre; et elle aime encore mieux recevoir des caresses que de jouer avec sa poupée. Voilà déjà bien de la dégénération, direz-vous voyez le chemin que nous

Mots qui servaient, dans l'ancienne raisonnement. logique, à désigner certaines formes du

(Note de l'éditeur.)

avons fait! Elle aime beaucoup à écrire et à danser, attendu que ce sont des exercices qui ne fatiguent pas sa tête, et elle réussira bien dans ces deux genres. La lecture l'amuse quand elle ne sait mieux faire, ce qui n'est pas très-fréquent, et elle ne supporte que les histoires qui ne demandent pas plus d'une demi-heure pour en voir la fin; elle est encore à cent lieues. de Robinson. Le clavecin la fait bâiller quelquefois ; il faut que la tête y travaille, et ce n'est pas son fort: cependant il y a des sons qui lui plaisent; et quand elle a écorché des deux mains un petit air des Trois Fermiers, elle ne laisse pas que d'être contente de sa personne, et de répéter, cinq à six fois, trois ou quatre notes qui lui font plaisir. Elle aime une robe bien blanche, parce qu'elle en est plus jolie, et que cela doit la faire paraître plus agréable; elle ne se doute point qu'il y ait des habits riches qui fassent croire plus considérable la personne qui les porte; et elle aime mieux un soulier de cuir bordé de rubans roses qu'une chaussure de soie en couleur sombre. Mais elle préférerait encore courir et sauter dans la campagne, à se voir bien blanche et bien droite en compagnie. Elle a une forte tendance à dire et faire tout le contraire de ce qu'on lui dit, parce qu'elle trouve plaisant d'agir à sa mode; et cela se pousse quelquefois très-loin. Mais comme il arrive qu'on le lui rend toujours avec usure, elle commence à juger que ce n'est pas le mieux, et elle s'applaudit d'une obéissance comme nous ferions d'un effort sublime. Ses cheveux blonds prennent chaque jour une teinte plus foncée de châtain ; elle est un peu pâle quand elle n'est point fortement en action. Elle rougit quelquefois d'embarras, et n'a rien de plus pressé que de me confier une sottise quand elle l'a faite. Elle est très-forte, et son tempérament a de l'analogie avec celui de son père; elle a six ans six mois et deux jours; elle révère son père, quoiqu'elle joue beaucoup avec lui, jusqu'à me demander, comme la grande grâce, de lui cacher ses sottises. Elle me craint moins, et me parle quelquefois légèrement; mais je suis sa confidente en toutes choses, et elle est fort embarrassée de sa petite personne lorsque nous sommes brouillées, car elle ne sait plus à qui demander ses plaisirs et raconter ses folies. Nous sommes à nous

« PreviousContinue »