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était incommodé depuis longtemps. Mon cher oncle, mourut à Vincennes en 89; nous perdîmes, peu après, le frère bien-aimé de mon mari; il avait fait avec nous le voyage de Suisse, était devenu prieur et curé de Longpont, fut nommé électeur de son canton, où il prêchait la liberté comme il y pratiquait les vertus évangéliques; avocat et médecin de ses paroissiens, trop sage pour un moine, il fut persécuté des ambitieux de son ordre, et souffrit beaucoup de tracasseries, dont le chagrin accéléra sa fin. Ainsi partout, dans tous les temps, les bons succombent ils ont donc un autre monde où ils doivent revivre, ou ce ne serait pas la peine de naître en celui-ci.

:

Calomniateurs aveugles! suivez Roland à la piste, épluchez sa vie, observez la mienne; consultez les sociétés où nous avons vécu, les villes où nous sommes demeurés, la campagne, où l'on ne dissimule pas; examinez... Plus vous nous verrez de près, plus vous aurez de dépit: voilà pourquoi vous voulez nous anéantir.

On a reproché à Roland d'avoir sollicité des lettres de noblesse; voici la vérité. Sa famille en avait les priviléges depuis plusieurs siècles, par charges, mais qui ne les transmettaient point; et par l'opulence qui en soutient toutes les marques, armoiries, chapelle, livrée, fief, etc. L'opulence disparut; elle fut suivie d'une médiocrité honnête, et Roland avait la perspective de finir ses jours dans un domaine, le seul qui restât à sa famille, et qui appartient encore à son aîné; il crut avoir droit, par son travail, à assurer à ses descendants un avantage dont ses auteurs avaient joui, et qu'il aurait dédaigné d'acheter. Il présente ses titres en conséquence, pour obtenir des lettres de reconnaissance de noblesse ou d'anoblissement. C'était au commencement de 1784 ; je ne sais quel est l'homme qui, à cette époque et dans sa situation, eût cru contraire à sa sagesse d'en faire autant. Je vins à Paris ; je vis bientôt que les nouveaux intendants du commerce, jaloux de son ancienneté dans une partie d'administration où il en savait plus qu'eux, en contradiction avec ses opinions sur la liberté du commerce qu'il défendait avec vigueur, en lui donnant les attestations requises de ses grands travaux, qu'ils ne pouvaient refuser, n'y mettraient pas l'accent qui fait réus

sir'. Je jugeai que c'était une idée à laisser dormir, et je ne poussai point les tentatives. Ce fut alors qu'apprenant les changements dont j'ai parlé à l'article curieux de Lazowski, je demandai et j'obtins la translation de Roland à Lyon, dont la place le rapprochait de son pays, et le mettait dans sa famille, où je savais qu'il désirait se retirer par la suite. Patriotes du jour, qui avez eu besoin de la révolution pour devenir quelque chose, apportez vos œuvres, et osez comparer!

Treize années passées en divers lieux, dans un travail continuel, avec des relations très-variées, et dont les dernières tiennent si particulièrement à l'histoire du jour, fourniraient la quatrième et la plus intéressante section de mes mémoires. Les morceaux détachés qu'on trouvera dans mes Portraits et Anecdotes en tiendront lieu : je ne sais plus conduire ma plume au milieu des horreurs qui déchirent ma patrie: je ne puis vivre sur ses ruines, j'aime mieux m'y ensevelir. Nature, ouvre ton sein!

A trente-neuf ans.

NOTES DÉTACHÉES.

S'il m'avait été donné de vivre, je n'aurais plus eu, je crois, qu'une tentation : c'eût été de faire les Annales du siècle, et d'être la Macaulay de mon pays 2. J'ai pris dans ma prison une véritable passion pour Tacite; je ne puis dormir sans avoir lu quelques morceaux de lui: il me semble que nous voyons de même; et avec le temps, sur un sujet également riche, il

'Dans le nombre des écrits politiques que M. Roland a publiés, et que nous avons tous lus attentivement, on remarque une brochure intitulée Aperçu des travaux à entreprendre, et des moyens de les suivre. Il était alors membre de la municipalité de Lyon. On retrouve dans 2 Catherine Macaulay, morte en 1791, cet écrit les vues d'un administrateur est auteur d'une Histoire d'Angleterre, habile, et surtout les principes d'un dont la première partie, traduite en économiste éclairé, M. Roland se pro- français, contient 5 vol. in-8°. nonce pour la liberté du commerce, et (Note de l'éditeur.) pour la suppression des communautés

d'arts et métiers. « C'est aujourd'hui, ›
«< dit-il, une question résolue affirmati
<< vement par les hommes les plus ver-
<< tueux et les plus éclairés de leur siècle,
< Trudaine, Malesherbes et Turgot. >>
(Note de l'éditeur.)

n'aurait pas été impossible que je m'exprimasse à son imitation.

Je suis bien fâchée d'avoir perdu, avec mes Notices historiques, certaine lettre que j'écrivais à Garat le 6 juin. Chargé de mes réclamations contre ma détention, il m'avait fait une belle lettre de quatre pages, où il m'exprimait toute son estime, sa douleur, etc.; en même temps il traitait de la chose publique, et cherchait à imputer aux vingt-deux leur propre perte, comme s'ils eussent agi, parlé dans l'assemblée d'une manière mal conforme aux intérêts de la république. Je répondis à Garat de bonnes raisons dont je regrette l'expression; je lui peignais sa conduite comme le produit de la faiblesse à laquelle j'attribuais nos maux, faiblesse partagée par une majorité craintive qui n'obéissait qu'à la peur; je lui démontrais que lui et Barrère n'étaient propres qu'à perdre tous les États du monde, et à se déshonorer eux-mêmes par leur allure oblique. Je n'ai jamais pu digérer les sottes déclamations d'un troupeau de buses contre ce qu'il appelait les passions du côté droit. Des hommes probes, fermes dans les principes, pénétrés d'une juste indignation contre le crime, s'élevaient avec force contre la perversité de quelques scélérats et les mesures atroces qu'elle dictait; et ces eunuques en politique leur reprochaient de parler avec trop de chaleur.

L'on a fait un tort infini à Roland d'avoir quitté le ministère fort peu après avoir dit qu'il y braverait tous les orages. On n'a pas vu qu'il avait eu besoin de montrer sa résolution pour soutenir les faibles, et que c'était ainsi qu'il les encourageait le 6 de

M. Garat, dans ses Mémoires sur la révolution, appelle avec dignité des arrêts que peuvent avoir dictés quelquefois les préventions d'un esprit occupé des intérêts du moment, aigri par le malheur, et révolté par l'injustice,

« Comme j'achevais d'imprimer cet << ouvrage, dit-il dans sa préface, les « Mémoires de madame Roland ont « paru: je n'ai pas voulu les lire; j'ai «< craint d'avoir des reproches à adres«ser à la mémoire d'une femme qui, « par sa mort, a donné le besoin d'ho«norer toute sa vie. Le moment arri« vera sans doute où la vérité descendra

«<< sans nuage, au milieu de nous, pour << juger les vivants et les morts. Je ne << me permettrai d'ajouter ici qu'un seul << mot deux ou trois au moins des amis <<< de madame Roland savent que tandis « qu'elle écrivait contre moi, j'agissais « pour elle : elle l'a su elle-même. »

M. Garat termine ce passage par ces mots, qui expriment un souhait aussi digne du philosophe que de l'historien : « Plus on écrira, plus on fera paraître « la vérité avec tous ses détails et tout « son éclat. Cette disposition à écrire << est un engagement à ne pas proscrire. » (Note de l'éditeur.)

janvier; mais que le jugement de Louis XVI, prononcé le 18 ou environ, démontrant la minorité des sages et la chute de leur empire dans la convention, il n'avait plus de soutien à espérer, et ne pouvait s'en aller trop tôt pour ne point partager des sottises. Certes, Roland abhorrait la tyrannie et croyait Louis coupable; mais il voulait assurer la liberté, et il la crut perdue dès que les mauvaises têtes eurent pris l'ascendant. Il n'est que trop justifié avec ceux même que l'on conduit aujourd'hui à la mort! Au reste, il me semble avoir développé celà dans l'endroit de mes écrits où j'ai parlé de son second ministère. Sa sortie a été le signal de la déconfiture; c'est ce qu'il prévoyait.

Ma pauvre Agathe! elle est sortie de son cloître sans cesser d'être une colombe gémissante; elle pleure sur sa fille; c'est ainsi qu'elle m'appelle. Ah! j'aurais eu bien des personnages dont les épisodes eussent accompagné mon histoire : cette bonne cousine Desportes qui mourut à cinquante ans, après mille chagrins; cette petite cousine Trude, retirée à la campagne; ma vieille bonne, appelée Mignonne, qui mourut chez mon père, expirant dans mes bras avec sérénité, en me disant : Mademoiselle, je n'ai jamais demandé qu'une chose au ciel; c'est de mourir auprès de vous: je suis contente. » Et cette triste liaison de mon malheureux père avec un mauvais sujet, Leveilly, dont la fille m'intéresse, dont je fis un objet de bienfaits, que sa jeunesse, sa vivacité, quelques agréments, sollicitaient de la pitié, qui est tombée dans l'avilissement, et, ayant perdu toute honte, m'a obligée, dans ces derniers temps, à ne pas souffrir sa présence, tandis que j'ai recueilli et obligé ses frères !

«

Roland donna sa démission le 22 janvier.

(Note de l'éditeur.)

FIN DES MÉMOIRES PARTICULIERS.

Entre l'époque à laquelle s'arrêtent les MÉMOIRES PARTICULIERS, et le moment où madame Roland commence l'histoire du premier ministère, se trouve un intervalle de plusieurs années. Nous remplirons cette lacune d'une manière intéressante, en publiant, sous le titre de CORRESPONDANCE, une suite le lettres adressées par madame Roland, dans les épanchements de l'amitié, au premier éditeur de ses Mémoires. Une partie des personnages qu'on connait déjà reparaissent de nouveau dans ses lettres on y voit madame Roland remplissant ses devoirs d'épouse et de mère; on la suit au milieu du monde et dans la retraite; on apprend à mieux connaitre ses goûts, son caractère, l'objet de ses travaux habituels, la tendance de ses opinions politiques, depuis les premières années de son mariage jusqu'aux événements qui précèdent ou qui marquent le cours de la révolution. Ces lettres ne laissent ignorer aucune des pensées, aucune des circonstances qui, dans cet espace de temps, occupèrent son esprit ou remplirent sa carrière, et préparèrent peut-être son élévation rapide et sa fin courageuse. Une semblable correspondance est d'un grand prix pour cette édition des écrits qu'elle a laissés. Nous saisissons cette occasion nouvelle de témoigner notre reconnaissance au savant éclairé de qui nous tenons le droit d'imprimer ces lettres, et à qui nous avons l'obligation d'en publier plusieurs qui étaient restées inédites.

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