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Je me suis servi pour cette traduction d'une édition du Paradis perdu, imprimée à Londres, chez Jacob Tonson, en 1725, et dédiée à lord Sommers, qui tira le fameux poëme d'un injurieux oubli. Cette édition est conforme aux deux premières, faites sous les yeux de Milton et corrigées par lui: l'orthographe est vieille; les élisions des lettres, fréquentes; les parenthèses, multipliées; les noms propres, imprimés en petites capitales.

J'ai maintenu la plupart des parenthèses, puisque telle était la manière d'écrire de l'auteur: elles donnent de la clarté au style. Les idées de Milton sont si abondantes, si variées, qu'il en est embarrassé; il les divise en compartiments, pour les coordonner, les reconnaître et ne pas perdre l'idée mère dont toutes ces idées incidentes sont filles.

J'ai aussi introduit les petites capitales dans quelques noms et pronoms, quand elles m'ont paru propres à ajouter à la majesté ou à l'importance du personnage, et quand elles ont fait disparaître des amphibologies. Pour le texte anglais imprimé en regard de ma traduction, on s'est servi de l'édition de sir Egerton Brydges, 1835 : elle est d'une correction parfaite et convient mieux aux lecteurs de ce temps-ci.

Enfin j'ai pris la peine de traduire moi-même de nouveau jusqu'au petit article sur les vers blancs, ainsi que les anciens arguments des livres, parce qu'il est probable qu'ils sont de Milton. Le respect pour le génie a vaincu l'ennui du labeur; tout m'a paru sacré dans le texte, parenthèses, points, virgules les enfants des Hébreux étaient obligés d'apprendre la Bible par cœur depuis Bérésith jusqu'à Malachie.

Qui s'inquiète aujourd'hui de tout ce que je viens de dire? qui s'avisera de suivre une traduction sur le texte? qui saura gré au traducteur d'avoir vaincu une difficulté, d'avoir pâli autour d'une phrase des journées entières? Lorsque Clément mettait en lumière un gros volume à propos de la traduction des Géorgiques, chacun le lisait et prenait parti pour ou contre l'abbé Delille en sommes-nous là? Il peut arriver cependant que mon lecteur soit quelque vieil amateur de l'école classique, revivant au souvenir de ses anciennes admirations, où quelque jeune poète de l'école romantique allant à la chasse des images, des idées, des expressions, pour en faire sa proie, comme d'un butin enlevé à l'ennemi.

Au reste, je parle fort au long de Milton dans l'Essai sur la littérature anglaise, puisque je n'ai écrit cet Essai qu'à l'occasion du Paradis perdu. J'analyse ses divers ouvrages;

je montre que les révolutions ont rapproché Milton de nous; qu'il est devenu un homme de notre temps; qu'il était aussi grand écrivain en prose qu'en vers: pendant sa vie la prose le rendit célèbre, la poésie, après sa mort; mais la renommée du prosateur s'est perdue dans la gloire du poète.

Je dois prévenir que, dans cet Essai, je ne me suis pas collé à mon sujet comme dans la traduction: je m'occupe de tout, du présent, du passé, de l'avenir; je vais çà et là: quand je rencontre le moyen âge j'en parle; quand je me heurte contre la Réformation, je m'y arrête; quand je trouve la révolution anglaise, elle me remet la nôtre en mémoire, et j'en cite les hommes et les faits. Si un royaliste anglais est jeté en geôle, je songe au logis que j'occupais à la Préfecture de police. Les poètes anglais me conduisent aux poètes français; lord Byron me rappelle mon exil en Angleterre, mes promenades à la colline d'Harrow, et mes voyages à Venise; ainsi du reste. Ce sont des mélanges qui ont tous les tons, parce qu'ils parlent de toutes les choses; ils passent de la critique littéraire élevée ou familière, à des considérations historiques, à des récits, à des portraits, à des souvenirs généraux ou personnels. C'est pour ne surprendre personne, pour que l'on sache d'abord ce qu'on va lire, pour qu'on voie bien que la littérature anglaise n'est ici que le fond de mes stromates ou le canevas de mes broderies; c'est pour tout cela que j'ai donné un second titre à cet Essai.

INTRODUCTION.

DU LATIN

COMME SOURCE DES LANGUES DE L'EUROPE LATINE.

Lorsqu'un peuple puissant a passé; que la langue dont il se servait n'est plus parlée, cette langue reste monument d'un autre âge, où l'on admire les chefs-d'œuvre d'un pinceau et d'un ciseau brisés. Dire comment les idiomes des peuples de l'Ausonie devinrent l'idiome latin; ce que cet idiome retint du caractère des tribus sauvages qui le formèrent; ce qu'il perdit et gagna par la conversion d'un gouvernement libre en un gouvernement despotique, et plus tard par la révolution opérée dans la religion de l'État; dire comment les nations conquises et conquérantes apportérent une foule de locutions étrangères à cet idiome; comment les débris de cet idiome formèrent la base sur laquelle s'élevèrent les dialectes de l'ouest et du midi de l'Europe moderne, serait le sujet d'un immense ouvrage de philologie.

Rien en effet ne pourrait être plus curieux et plus instructif que de prendre le latin à son commencement, et de le conduire à sa fin à travers les siècles et les génies divers. Les matériaux de ce travail sont déjà tout préparés dans les sept traités de Jean Nicolas Funck: de Origine linguæ latinæ tractatus; de Pueritia latinæ linguæ tract.; de Adolescentia latinæ linguæ tract.; de virili Ætate latinæ linguæ tract.; de imminenti latinæ linguæ Senectute tract; de vegeta latina linguæ Senectute tract.; de inerti et decrepita latinæ linguæ Senectute tractatus.

La langue grecque dorique, la langue étrusque et osque des hymnes des Saliens et de la Loi des Douze Tables dont les enfants chantaient encore les articles en vers du temps de Cicéron, ont produit la langue rude de Duillius, de Cæcilius et d'Ennius; la langue vive de Plaute, satirique de Lucilius, grécisée de Térence, philosophique, triste, lente et spon

daïque de Lucrèce, éloquente de Cicéron et de Tite-Live, claire et correcte de César, élégante d'Horace, brillante d'Ovide, poétique et concise de Catulle, harmonieuse de Tibulle, divine de Virgile, pure et sage de Phèdre.

Cette langue du siècle d'Auguste (je ne sais à quelle date placer Quinte-Curce) devint, en s'altérant, la langue énergique de Tacite, de Lucain, de Sénèque, de Martial; la langue copieuse de Pline l'Ancien, la langue fleurie de Pline le jeune, la langue effrontée de Suétone, violente de Juvénal, obscure de Perse, enflée ou plate de Stace et de Silius Italicus.

Après avoir passé par les grammairiens Quintilien et Macrobe; par les épitomistes Florus, Velléius Paterculus, Justin, Orose, Sulpice Sévère; par les Pères de l'Église et les auteurs ecclésiastiques, Tertullien, Cyprien, Ambroise, Hilaire de Poitiers, Paulin, Augustin, Jérôme, Salvien; par les apologistes, Lactance, Arnobe, Minutius Félix; par les panégyristes, Eumène, Mamertin, Nazairius; par les historiens de la décadence, Ammien Marcellin, et les biographes de l'Histoire auguste; par les poètes de la décadence et de la chute, Ausone, Claudien, Rutilius, Sidoine Apollinaire, Prudence, Fortunat après avoir reçu de la conversion des religions, de la transformation des mœurs, de l'invasion des Goths, des Alains, des Huns, des Arabes, etc., les expressions obligées des nouveaux besoins et des idées nouvelles; cette langue retourna à une autre barbarie dans le premier historien de ces Francs qui commencèrent une autre langue, après avoir détruit l'empire romain chez nos pères.

Les auteurs ont noté eux-mêmes les altérations successives du latin de siècle en siècle : Cicéron affirme que dans les Gaules on employait beaucoup de mots dont l'usage n'était pas reçu à Rome : verba non trita Roma; Martial se sert d'expressions celtiques et s'en vante : saint Jérôme dit que, de son temps, la langue latine changeait dans tous les pays: regionibus mutatur; Festus, au cinquième siècle, se plaint de l'ignorance où l'on est déjà tombé touchant la construction du latin; saint Grégoire le Grand déclare qu'il a peu de souci des solécismes et des barbarismes; Grégoire de Tours réclame l'indulgence du lecteur pour s'être écarté, dans le style et dans les mots, des règles de la grammaire dont il n'est pas bien instruit : non sum imbutus; les serments de Charles le Chauve et de Louis le Germanique nous montrent le latin expirant; les hagiographes du septième siècle font

l'éloge des évêques 'qui savent parler purement le latin, et les conciles du neuvième siècle ordonnent aux évêques de prêcher en langue romane rustique.

C'est donc du septième au neuvième siècle, entre ces deux époques précises, que le latin se métamorphosa en roman de différentes nuances et de divers accents, selon les provinces où il était en usage. Le latin correct qui reparaît dans les historiens et les écrivains à compter du règne de Charlemagne, n'est plus le latin parlé, mais le latin appris. Le mot latin ne signifia bientôt plus que roman ou langue romane, et fut pris ensuite pour le mot langue en général : les oiseaux chantent en leur LATIN.

Une langue civilisée née d'une langue barbare diffère, dans ses éléments, d'une langue barbare émanée d'une langue civilisée : la première doit rester plus originale, parce qu'elle s'est créée d'elle-même, et qu'elle a seulement développé son germe; la seconde (la langue barbare), entée sur une langue civilisée, perd sa sève naturelle et porte des fruits étrangers.

Tel est le latin relativement à l'idiome sauvage qui l'engendra; telles sont les langues modernes de l'Europe latine, par rapport à la langue polie dont elles dérivent. Une langue vivante qui sort d'une langue vivante, continue sa vie; une langue vivante qui s'épanche d'une langue morte, prend quelque chose de la mort de sa mère; elle garde une foule de mots expirés: ces mots ne rendent pas plus les perceptions de l'existence que le silence n'exprime le son.

Y a-t-il eu, vers la fin de la latinité, un idiome de transition entre le latin et les dialectes modernes, idiome d'un usage général de ce côté-ci des Alpes et du Rhin? La langue romane rustique, si souvent mentionnée dans les conciles du neuvième siècle, était-elle cette langue romane, ce provençal parlé dans le midi de la France? Le provençal était-il le catalan, et fut-il formé à la cour des comtes de Barcelone? Le roman du nord de la Loire, le roman wallon ou le roman des trouvères qui devint le français, précéda-t-il le roman du midi de la Loire ou le roman des troubadours? La langue d'Oc et la langue d'Oil empruntèrent-elles le sujet de leurs chansons et de leurs histoires à des lais armoricains et à des lais gallois? Matière d'une controverse qui ne finira qu'au moment où le savant ouvrage de M. Fauriel aura répandu la lumière sur cet obscur sujet.

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