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sensuel dont l'usurpation, venue d'en bas, réclamait sur la souveraine raison une domination supérieure.

D'un cœur troublé, avec un regard aliéné et une parole altérée, Adam reprit ainsi son discours interrompu :

« Que n'écoutas-tu mes paroles et ne restas-tu avec moi, comme « je t'en suppliais, lorsque dans cette malheureuse matinée tu étais « possédée de cet étrange désir d'errer qui te venait je ne sais d'où! « Nous serions alors restés encore heureux, et non, comme à pré« sent, dépouillés de tout notre bien, honteux, nus, misérables. « Que personne ne cherche désormais une inutile raison pour justifier la fidélité due: quand on cherche ardemment une pareille « preuve, concluez que l'on commence à faillir. »

Eve aussitôt, émue de ce ton de reproche:

« Quels mots sévères sont échappés de tes lèvres, Adam? imputestu à ma faiblesse ou à mon envie d'errer, comme tu l'appelles, << ce qui aurait pu arriver aussi mal toi présent (qui sait? ) ou à toi-même peut-être? Eusses-tu été là, ou l'attaque ici, tu n'aurais « pu découvrir l'artifice du serpent, parlant comme il parlait. Entre « lui et nous aucune cause d'inimitié n'étant connue, pourquoi ⚫ m'aurait-il voulu du mal et cherché à me faire du tort? Ne devais-je « jamais me séparer de ton côté? Autant aurait valu croître là tou« jours, côte sans vie. Étant ce que je suis, toi, le chef, pourquoi

ne m'as-tu pas défendu absolument de m'éloigner, puisque j'allais « à un tel péril, comme tu le dis? Trop facile alors, tu ne te fis pas beaucoup contredire; bien plus, tu me permis, tu m'approuvas, « tu me congédias de bon accord. Si tu eusses été ferme et arrêté • dans ton refus, je n'aurais pas transgressé, ni toi avec moi. » Adam, irrité pour la première fois, lui répliqua :

« Est-ce là ton amour; est-là la récompense du mien, Eve ingrate; • de mon amour que je t'ai déclaré inaltérable lorsque tu étais per« due, et que je ne l'étais pas; moi qui aurais pu vivre et jouir d'un « éternel bonheur, et qui toutefois ai volontairement préféré la mort

avec toi? Et maintenant tu me reproches d'ètre la cause de ta << transgression! il te semble que je ne t'ai pas retenue avec, assez « de sévérité! Que pouvais-je de plus? je t'avertis, je t'exhortai, je «te prédis le danger, l'ennemi aux aguets placé en embuscade. Au « delà de ceci, il ne restait que la force, et la force n'a point lieu « contre une volonté libre. Mais la confiance en toi-même t'a em« portée, certaine que tu étais ou de ne pas rencontrer de péril, ou d'y trouver matière d'une glorieuse épreuve. Peut-être aussi ai-je « erré en admirant si excessivement ce qui semblait en toi si parfait «que je croyais que le mal n'oserait attenter sur toi; mais je mau« dis maintenant cette erreur devenue mon crime, et toi l'accusa« trice. Ainsi il en arrivera à celui qui, se fiant trop au mérite de la femme, laissera gouverner la volonté de la femme: contra*« riée, la femme ne supportera aucune contrainte; laissée à elle« même, si le mal s'ensuit, elle accusera d'abord la faible indul«gence de l'homme. »

Ainsi dans une mutuelle accusation, Ève et Adam dépensaient les heures infructueuses; mais ni l'un ni l'autre ne se condamnant soimême, à leur vaine dispute il semblait n'y avoir point de fin.

LIVRE DIXIÈME.

ARGUMENT.

La transgression de l'homme étant connue, les anges de garde quittent le paradis et retournent au ciel pour justifier leur vigilance; ils sont approuvés, Dieu déclarant que l'entrée de Satan n'a pu être prévenue par eux. Dieu envoie son Fils pour juger les transgresseurs; il descend et prononce conformément la sentence. Alors il en a pitié, les vêt tous deux et remonte vers son Père Le Péché et la Mort, assis jusqu'alors aux portes de l'enfer, par une merveilleuse sympathie sentant le succès de Satan dans ce nouveau monde, et la faute que l'homme y a commise, se résolvent de ne pas rester plus longtemps confinés dans l'enfer et de suivre Satan, leur père, dans la demeure de l'homme. Pour faire une route plus commode pour aller et venir de l'enfer à ce monde, ils pavent çà et la un large grand chemin ou un pont au-dessus du chaos en suivant la première trace de Satan. Ensuite se préparant à gagner la terre, ils le rencontrent, fier de son succès, revenant à l'enfer. Leurs mutuelles félicitations. Satan arrive à Pandemonium. Il raconte avec jactance, en pleine assemblée, son succès sur l'homme. Au lieu d'applaudissements il est accueilli par un sifflement général de tout son auditoire, transforme tout à coup, ainsi que lui-même, en serpents, selon sa sentence prononcée dans le paradis. Alors trompés par une apparence de l'arbre défendu qui s'élève devant eux, ils cherchent avidement à atteindre le fruit et mâchent de la poussière et des cendres amères. Progrès du Péché et de la Mort. Dieu prédit la victoire finale de son Fils sur eux et le renouvellement de toutes choses; mais pour le moment il ordonne à ses anges de faire divers changements dans les cieux et les éléments Adam apercevant de plus en plus sa condition degradée, se lamente tristement, et rejette la consolation d'Eve. Elle persiste, et l'apaise à la fin. Alors pour empêcher la malédiction de tomber probablement sur leur posterité, elle propose à Adam des moyens violents, qu'il n'approuve pas. Mais concevant une meilleure espérance, il lui rappelle la dernière promesse qui leur fut faite, que sa race se vengera du serpent, et il l'exhorte à chercher avec lui la réconciliation de la Divinité offensée, par le repentir et la prière.

X.

Cependant l'action haineuse et méchante que Satan avait faite dans Eden était connue du ciel; on savait comment dans le serpent il avait séduit Ève, elle son mari, et l'avait engagé à goûter le fruit fatal. Car qui peut échapper à l'œil de Dieu qui voit tout, ou tromper son esprit qui sait tout? Sage et juste en toutes choses, l'Éternel n'empêcha point Satan de tenter l'esprit de l'homme armé d'une force entière et d'une volonté libre, parfaites pour découvrir et repousser les ruses d'un ennemi ou d'un faux ami. Čar Adam et Ève connaissaient et devaient toujours se rappeler l'importante injonction de ne jamais toucher au fruit, qui que ce fût qui les tentât. N'obéissant pas, ils encoururent la peine que pouvaient-ils attendre de moins? La complication de leur péché méritait leur chute.

Les gardes angéliques du paradis se hâtèrent de monter au ciel, mornes et abattus, en songeant à l'homme, car par ceci ils connaissaient son état; ils s'étonnaient beaucoup que le subtil ennemi sans être vu, leur eût dérobé son entrée.

Sitôt que ces fâcheuses nouvelles arrivèrent de la terre à la porte du ciel, tous ceux qui les entendirent furent affligés. Une sombre tristesse n'épargna pas dans ce moment les visages divins; cependant mêlée de pitié, elle ne viola pas leur béatitude. Autour des nouveaux arrivés, le peuple éthéré accourut en foule, pour écouter et apprendre comment tout était advenu. Ils se hâtèrent vers le trône suprême, responsables qu'ils étaient, afin d'exposer dans un juste plaidoyer leur extrême vigilance, aisément approuvée. Quand le TrèsHaut, l'éternel Père, du fond de son secret nuage fit sortir ainsi sa voix dans le tonnerre:

« Anges assemblés, et vous puissances revenues d'une commission << infructueuse, ne soyez ni découragés, ni troublés de ces nouvelles « de la terre que vos soins les plus sincères ne pouvaient prévenir ! J'avais prédit dernièrement ce qui arriverait, lorsque pour la pre«<mière fois le tentateur, sorti de l'enfer, traversait l'abime. Je « vous ai annoncé qu'il prévaudrait, prompt dans son mauvais mes« sage; que l'homme serait séduit, perdu par la flatterie, et croyant « le mensonge contre son Créateur. Aucun de mes décrets concou«rant n'a nécessité sa chute, ou touché du plus léger mouvement d'impulsion sa volonté libre laissée à sa propre inclination dans « un juste équilibre. Mais l'homme est tombé, et maintenant que « reste-t-il à faire, sinon à prononcer l'arrêt mortel contre sa trans«gression, la mort dénoncée pour ce jour même? Il la présume déjà < vaine et nulle, parce qu'elle ne lui a pas encore été infligée, comme « il le craignait, par quelque coup subit; mais bientôt il trouvera, avant que le jour finisse, que sursis n'est pas acquittement: la « justice ne reviendra pas dédaignée comme la bonté.

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«Mais qui enverrai-je pour juger les coupables? qui, sinon toi, vice-régent, mon Fils? A toi j'ai transféré tout jugement au ciel, « sur la terre et dans l'enfer. On verra facilement que je me pro« pose de donner la miséricorde pour collègue à la justice en t'en« voyant, toi l'ami de l'homme, son médiateur, à la fois désigné « rançon et rédempteur volontaire, en t'envoyant, toi destiné à « devenir homme pour juger l'homme tombé. »

« Ainsi parla le Père; il entr'ouvrit brillante la droite de sa gloire, « et rayonna sur son Fils sa divinité dévoilée. Le Fils, plein de splendeur, exprima manifestement tout son père, et lui répondit << ainsi divinement doux :

« Éternel Père à toi d'ordonner, à moi de faire dans le ciel et « sur la terre ta volonté suprême, afin que tu puisses toujours mettre «ta complaisance en moi, ton Fils bien-aimé. Je vais juger sur la. terre ceux-ci tes pécheurs; mais tu le sais, quel que soit le jugement, la peine la plus grande doit tomber sur moi, quand le temps sera accompli. Car je m'y suis engagé en ta présence; je

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« ne m'en repens pas, et par cela j'obtiens le droit d'adoucir leur « sentence sur moi dérivée : je tempérerai la justice par la miséri• corde, de manière qu'elles seront les plus glorifiées, en étant plei<<nement satisfaites et toi apaisé. Il n'y aura besoin ni de suite ni

de cortège, là où personne ne doit assister au jugement, excepté « les deux qui seront jugés; le troisième coupable, absent, n'en « est que mieux condamné; convaincu par sa fuite et rebelle à << toutes les lois : la conviction du serpent n'importe à personne.»>

Il dit, et se leva de son siége rayonnant d'une haute gloire collatérale; les Trônes, les Puissances, les Principautés, les Dominations, ses ministres, l'accompagnèrent jusqu'à la porte du ciel, d'où l'on aperçoit Eden et toute la côte en perspective: soudain il est descendu; le temps ne mesure point la promptitude des dieux, bien qu'il soit ailé des plus rapides minutes.

Le soleil, daus sa chute occidentale, était alors descendu du midi; les vents légers, à leur heure marquée pour souffler sur la terre, s'éveillaient, et introduisaient en elle la tranquille fraîcheur du soir. Dans ce moment, avec une colère plus tranquille, vint l'Intercesseur et doux Juge pour sentencier l'homme. La voix de Dieu qui se promenait dans le jardin fut portée par les suaves brises à l'oreille d'Adam et d'Eve, au déclin du jour; ils l'entendirent, et ils se cachèrent parmi les arbres les plus touffus. Mais Dieu s'approchant appelle Adam à haute voix :

«Adam, où es-tu, toi accoutumé à rencontrer avec joie ma venue, « dès que tu la voyais de loin? Je ne suis pas satisfait de ton ab«sence ici. T'entretiens-tu avec la solitude, là où naguère un de« voir empressé te faisait paraître sans être cherché? Me présenté-je avec moins d'éclat? Quel changement cause ton absence? Quel « hasard t'arrête? Viens. »

Il vint, et Eve à regret avec lui, quoiqu'elle eût été la première å offenser, tous deux interdits et décomposés. L'amour n'était dans leurs regards ni pour Dieu, ni pour l'un l'autre; mais on y apercevait le crime, la honte, le trouble, le désespoir, la colère, l'obstination, la haine et la tromperie. Adam, après avoir longtemps balbutié, répond en peu de mots :

« Je t'ai entendu dans le jardin, et j'ai eu peur de ta voix parce « que j'étais nu : c'est pourquoi je me suis caché. »

A quoi le Juge miséricordieux répliqua sans lui faire de reproche: << Tu as souvent entendu ma voix et tu n'en as pas eu peur, mais • elle t'a toujours réjoui: comment est-elle devenue pour toi si ter<< rible? Tu es nu, qui te l'a dit? As-tu mangé du fruit de l'arbre << dont je t'avais défendu de manger? »

Adam assiégé de misères, répondit:

« O ciel, dans quelle voie étroite je comparais ce jour devant mon Juge, ou pour me charger moi-même de tout le crime, qu « pour accuser mon autre moi-même, la compagne de ma vie! Je devrais cacher sa faute, pendant que sa fidélité me reste, et ne pas • l'exposer au blâme par ma plainte : mais une rigoureuse néces

« sitě, une contrainte déplorable, m'obligent à parler, de peur que sur ma tête à la fois le péché et le châtiment, néanmoins insupportables, ne soient dévolus tout entiers. Quand je garderais mon silence, tu découvrirais aisément ce que je cacherais.

« Cette femme que tu fis pour être mon aide, que tu m'as donnée comme ton présent accompli, qui était si bonne, si convenable, si acceptable, si divine, de la main de laquelle je n'aurais pu soupçonner aucun mal, qui dans tout ce quelle faisait semblait « justifier son action par la manière de la faire; cette femme m'a donné du fruit de l'arbre, et j'ai mangé. »

La souveraine Présence répliqua ainsi :

Était-elle ton Dieu, pour lui obéir plutôt qu'à la voix de ton « Créateur? Avait-elle été faite pour être ton guide, ton supérieur, même ton égal, pour que tu lui résignasses ta virilité, et le rang où Dieu t'avait assis au-dessus d'elle, elle faite de toi et pour toi, << dont les perfections surpassaient de si loin les siennes en réelle • dignité? A la vérité elle était ornée et charmante pour attirer ton amour, non ta dépendance. Ses qualités étaient telles qu'elles semblaient bonnes à être gouvernées, peu convenables pour dominer; l'autorité était ton lot, appartenant à ta personne, si tu l'eusses toi-même bien connue. >>

Dieu ayant ainsi parlé, adressa à Ève ce peu de mots :

« Dis, femme, pourquoi as-tu fait cela?»>

La triste Eve, presque abîmée dans la honte, se confessant vite, ne fut devant son Juge ni hardie, ni diserte; elle répondit confuse: « Le serpent m'a trompée, et j'ai mangé. »

Ce que le Seigneur Dieu ayant entendu, il procéda sans délai au jugement du serpent accusé, bien qu'il fût brute, incapable de rejeter son crime sur celui qui le fit l'instrument du mal et le déprava dans les fins de sa création, justement maudit alors comme vicié dans sa nature. Il n'importait pas à l'homme d'en connaître davantage, puisqu'il ne savait rien de plus; cela n'eût pas diminué sa faute. Cependant Dieu appliqua la sentence à Satan, le premier dans le péché, mais en termes mystérieux qu'il jugea alors les meilleurs, et il laissa tomber ainsi sa malédiction sur le serpent:

<< Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre. Tu ramperas sur le ventre et tu mangeras la terre tous les jours de ta vie. Je mettrai une inimitié ◄ entre toi et la femme; entre sa race et la tienne; elle te brisera « la tête, et tu tâcheras de la mordre par le talon. »

Ainsi fut prononcé l'oracle, vérifié quand Jésus, fils de Marie, seconde Eve, vit comme un éclair tomber du ciel Satan, prince de l'air. Alors Jésus, sortant du tombeau, dépouilla les principautés et les puissances infernales, et triompha ouvertement en pompe : et dans une ascension glorieuse il emmena à travers les airs la captivité captive, le royaume même longtemps usurpé par Satan. Celuilà brisera enfin Satan sous nos pieds, celui-là même qui prédit à présent cette fatale meurtrissure.

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