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AVERTISSEMENT.

L'Essai sur la littérature anglaise qui précède ma traduction de Milton se compose:

1° De quelques morceaux détachés de mes anciennes études, morceaux corrigés dans le style, rectifiés pour les jugements, augmentés ou resserrés quant au texte;

2° De divers extraits de mes Mémoires, extraits qui se trouvaient avoir des rapports directs ou indirects avec le travail que je livre au public;

3° De recherches récentes relatives à la matière de cet Essai.

J'ai visité les États-Unis; j'ai passé huit ans exilé en Angleterre; j'ai revu Londres comme ambassadeur, après l'avoir vu comme émigré je crois savoir l'anglais autant qu'un homme peut savoir une langue étrangère à la sienne.

J'ai lu en conscience tout ce que j'ai dû lire sur le sujet traité dans ces deux volumes; j'ai rarement cité les autorités, parce qu'elles sont connues des hommes de lettres, et que les gens du monde ne s'en soucient guère : que font à ceuxci Warton, Evans, Jones, Percy, Owen, Ellis, Leyden, Édouard Williams, Tyrwhit, Roquefort, Tressan, les collections des historiens, les recueils des poètes, les manuscrits, etc.? Je veux pourtant mentionner ici un ouvrage français, précisément parce que les journaux me semblent l'avoir trop négligé: on consacre de longs articles à des écrits futiles; à peine accorde-t-on une vingtaine de lignes à des livres instructifs et sérieux.

Les Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs, etc., de M. l'abbé de la Rue, méritent de fixer l'attention de quiconque aime une critique saine, une érudition puisée aux sources et non composée de bribes de lectures, dérobées à quelque investigateur oublié. Un de mes hono

rables et savants confrères de l'Académie française n'est pas toujours, il est vrai, d'accord avec l'historien des Bardes; M. de la Rue est Trouvère, et M. Raynouard Troubadour: c'est la querelle de la langue d'Oc et de la langue d'Oil'.

L'Idée de la poésie anglaise (1749), de l'abbé Yart, la Poétique anglaise (1806), de M. Hennel, peuvent être consultées avec fruit. M. Hennel sait parfaitement la langue dont il parle. Au surplus, on annonce diverses collections, et pour les vrais amateurs de la littérature anglaise, la Bibliothèque anglo-française, de M. O' Sullivan, ne laissera rien à désirer.

J'ai peu de chose à dire de ma traduction. Des éditions, des commentaires, des illustrations, des recherches, des biographies de Milton, il y en a par milliers. Il existe en prose et en vers une douzaine de traductions françaises et une quarantaine d'imitations du Poète, toutes très bonnes; après moi viendront d'autres traducteurs, tous excellents. A la tête des traducteurs en prose est Racine le fils; à la tête des traducteurs en vers, l'abbé Delille.

Une traduction n'est pas la personne, elle n'est qu'un portrait un grand maître peut faire un admirable portrait; soit mais si l'original était placé auprès de la copie, les spectateurs le verraient chacun à sa manière, et différeraient de jugement sur la ressemblance. Traduire, c'est donc se vouer au métier le plus ingrat et le moins estimé qui fut onques; c'est se battre avec des mots pour leur faire rendre dans un idiome étranger un sentiment, une pensée, autrement exprimés, un son qu'ils n'ont pas dans la langue de l'auteur. Pourquoi donc ai-je traduit Milton? Par une raison que l'on trouvera à la fin de cet Essai.

Qu'on ne se figure pas d'après ceci que je n'ai mis aucun soin à mon travail; je pourrais dire que ce travail est l'ouvrage entier de ma vie, car il y a trente ans que je lis, relis et traduis Milton. Je sais respecter le public; il veut bien vous traiter sans façon, mais il ne permet pas que vous preniez avec lui la même liberté : si vous ne vous souciez guère de lui, il se souciera encore moins de vous. J'en appelle au surplus aux hommes qui croient encore qu'écrire est un art: eux seuls pourront savoir ce que la traduction du Paradis perdu m'a coûté d'études et d'efforts.

Au moment même où j'écris cet éloge de l'abbé de la Rue, dont je ne con nais que les ouvrages, je reçois, comme un remerciement, le billet de part qui m'annonce la mort de cet ami de Walter Scott.

Quant au système de cette traduction, je m'en suis tenu à celui que j'avais adopté autrefois pour les fragments de Milton, cités dans le Génie du Christianisme. La traduction littérale me paraît toujours la meilleure : une traduction interlinéaire serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce qu'elle a de sauvage.

Dans la traduction littérale, la difficulté est de ne pas reproduire un mot noble par le mot correspondant qui peut être bas, de ne pas rendre pesante une phrase légère, légère une phrase pesante, en vertu d'expressions qui se ressemblent, mais qui n'ont pas la même prosodie dans les deux idiomes.

Milton, outre les luttes qu'il faut soutenir contre son génie, offre des obscurités grammaticales sans nombre; il traite sa langue en tyran, viole et méprise les règles: en français, si vous supprimiez ce qu'il supprime par l'ellipse; si vous per-diez sans cesse comme lui votre nominatif, votre régime; si vos relatifs perplexes rendaient indécis vos antécédents, vous deviendriez inintelligible. L'invocation du Paradis perdu présente toutes ces difficultés réunies : l'inversion suspensive qui jette à la césure du septième vers le Sing, heavenly Muse, est admirable; je l'ai conservée afin de ne pas tomber dans la froide et régulière invocation grecque et française, Muse céleste, chante, et pour que l'on sente tout d'abord qu'on entre dans des régions inconnues: Louis Racine l'a conservée également, mais il a cru devoir la régulariser à l'aide d'un gallicisme qui fait disparaître toute poésie : c'est ce que je t'invite à chanter, Muse céleste.

Milton, après ce début, prend son vol, et prolonge son invocation à travers des phrases incidentes et interminables, lesquelles produisant des régimes indirects, obligent le lecteur à des efforts d'attention, antipathiques à l'esprit français. Point d'autre moyen de s'en tirer que de couper l'invocation et l'exposition, de régénérer le nominatif dans le nom ou le pronom. Milton, comme un fleuve immense, entraîne avec lui ses rivages et les limons de son lit, sans s'embarrasser si son onde est pure ou troublée.

On peut s'exercer sur quelques morceaux choísis d'un ouvrage, et espérer en venir à bout avec du temps: mais c'est tout une autre affaire, lorsqu'il s'agit de la traduction complète de cet ouvrage, de la traduction de 10,467 vers; lorsqu'il faut suivre l'écrivain, non-seulement à travers ses beautés, mais encore à travers ses défauts, ses négligences et ses lassitudes; lorsqu'il faut donner un égal soin aux endroits

arides et ennuyeux, être attentif à l'expression, au style, à l'harmonie, à tout ce qui compose le poète; lorsqu'il faut étudier le sens, choisir celui qui paraît le plus beau quand il y en a plusieurs, ou deviner le plus probable par le caractère du génie de l'auteur; lorsqu'il faut se souvenir de tels passages souvent placés à une grande distance de l'endroit obscur, et qui l'éclaircissent: ce travail, fait en conscience, lasserait l'esprit le plus laborieux et le plus patient.

J'ai cherché à représenter Milton dans sa vérité; je n'ai fui ni l'expression horrible, ni l'expression simple, quand je l'ai rencontrée; le Péché a des chiens aboyants, ses enfants, qui rentrent dans leur chenil, dans ses entrailles ; je n'ai point rejeté cette image. Ève dit que le serpent ne voulait point lui faire du mal, du tort; je me suis bien gardé de poétiser cette naïve expression d'une jeune femme qui fait une grande révérence à l'arbre de la Science après avoir mangé du fruit: c'est comme cela que j'ai senti Milton. Si je n'ai pu rendre les beautés du Paradis perdu, je n'aurai pas pour excuse de les avoir ignorées.

Milton a fait une foule de mots qu'on ne trouve pas dans les dictionnaires : il est rempli d'hébraïsmes, d'hellénismes, de latinismes; il appelle, par exemple, un Commandement, une Loi de Dieu, la première fille de sa voix; il emploie le génitif absolu des Grecs, l'ablatif absolu des Latins. Quand ses mots composés n'ont pas été trop étrangers à notre langue dans leur étymologie tirée des langues mortes ou de l'italien, je les ai adoptés: ainsi j'ai dit emparadisé, fragrance, etc. II y a quelques idiotismes anglais que presque tous les traducteurs ont passés, comme planet-struck : j'ai du moins essayé d'en faire comprendre le sens, sans avoir recours à une trop longue périphrase.

Au reste, les changements arrivés dans nos institutions nous donnent mieux l'intelligence de quelques formes oratoires de Milton. Notre langue est devenue aussi plus hardie et plus populaire. Milton a écrit comme moi, dans un temps de révolution, et dans des idées qui sont à présent celles de notre siècle: il m'a donc été plus facile de garder ces tours que les anciens traducteurs n'ont pas osé hasarder. Le poète use de vieux nots anglais, souvent d'origine française ou latine; je les ai translates par le vieux mot français, en respectant la langue rhythmique et son caractère de vétusté. Je ne pas que ma traduction soit plus longue que le texte; je n'ai pourtant rien passé.

crois

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