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Les satires occupaient une grande place dans les poésies de l'Angleterre normande. Les dames, respectées des chevaliers, l'étaient fort peu des jongleurs; ceux-ci leur reprochaient l'amour de la parure et des petits chiens. « Si vous voulez faire une visite à une dame, enveloppez-vous bien, empruntez même la chape de SaintPierre de Rome, car en entrant vous serez assailli des chiens << de toute espèce : vous en trouverez de petits sautant comme grif<< fillon, et d'énormes lévriers rampant comme des lions. » (L'ABBÉ DE LA RUE.)

On maltraite encore les dames dans les Noces des filles du diable, dans l'Apparition de saint Pierre, stances contre le mariage. Le pape, les évêques, les moines, les nobles, les riches, les médecins, les divers états de la vie, ont leur lot dans le Roman des romans, dans le Bezant de Dieu, dans le Pater noster des gourmands, dans les Litanies des Vilains, le Credo du Juif, l'Épître et l'Évangile des femmes, et surtout dans ces satires générales qui portaient le nom de Bible:

An other abbai is ther bi
For soth a gret nunnerie, etc.

« Auprès d'une abbaye se trouve un couvent de nonnes, au bord « d'une rivière douce comme du lait. Aux jours d'été les jeunes « nonnes remontent cette rivière en bateaux; et quand elles sont « loin de l'abbaye, le diable se met tout nu, se couche sur le rivage, « et se préparé à nager. Agile, il enlève les jeunes moines et revient « chercher les nonnes. Il enseigne à celles-ci une oraison : le moine, « bien disposé, aura douze femmes à l'année, et il deviendra bientôt « le père abbé. » Je supprime de grossières obscénités.

Le Credo de Pierre le Laboureur (Piter Plowman) est une satire amère contre les moines mendiants:

I fond in a freture a frere on a benche, etc.

« J'ai rencontré, assis sur un banc, un frère affreux; il était « gros comme un tonneau; son visage était si plein qu'il avait l'air « d'une vessie remplie de vent, ou d'un sac suspendu à ses deux « joues et à son menton. C'était une véritable oie grasse qui faisait « remuer sa chair comme une boue tremblante1. »

Les châtelains et les chatelaines chantaient, aimaient, se gaudissaient, et par moments ne croyaient pas trop en Dieu. Le vicomte de

1 Pierre le Laboureur est un nom générique sous lequel la plupart des poètes du douzième et du quatorzième siècle ont donné leurs satires: ainsi on a la Vision de Pierre Plowman, de Robert Langland, le Credo de Pierre Plowman, composé vers l'an 1390, etc. Il ne faut pas confondre ces divers ouvrages

Beaucaire menace son fils Aucassin de l'enfer, s'il ne se sépare de Nicolette, sa mie. Le damoiseau répond qu'il se soucie fort peu du paradis, rempli de moines fainéants demi-nus, de vieux prêtres erasseux et d'ermites en haillons; il veut aller en enfer, où les grands rois, les paladins, les barons, tiennent leur cour plénière; il y trouvera de belles femmes qui ont aimé des ménestriers et des jongleurs, amis du vin et de la joie. Un troubadour dit son Pater pour que Dieu accorde à tous ceux qui aiment le plaisir qu'il eut une nuit avec Ogine.

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L'époque des bardes, des trouvères, des troubadours, des jongleurs, des ménestrels anglo-galliques, anglo-saxons, anglo-normands, dura près de trois cents ans, de Guillaume le Conquérant à Édouard III. La féodalité altéra peu à peu son esprit et ses coutumes; les croisades agrandirent le cercle des idées et des images; la poésie suivit le mouvement des mœurs; l'orgue, la harpe et la musette, prirent de nouveaux sons dans les abbayes, dans les châteaux et sur les montagnes. Selon la tradition populaire, Edouard Ier ordonna de mettre à mort les ménestrels du pays de Galles, qui nourrissaient au fond du cœur des vieux Bretons le sentiment de la patrie et la haine de l'étranger. Gray a fait chanter le dernier de ces bardes.

Ruin seize thee, ruthless king!

Que la destruction te saisisse, roi cruel!»

Les lais, les sirventois, les romans versifiés, etc., devinrent des pièces de vers séparées, des histoires plus courtes proportionnées à l'étendue de la mémoire. On sent par la forme même des poëmes, autant que par le style et l'expression des sentiments, qu'une révolution s'est accomplie, que déjà des siècles se sont écoulés.

L'introduction, à l'aide des troubadours et des jongleurs normands, de la poésie provençale et française, eut l'inconvénient d'enlever aux compositions saxonnes leur originalité native: elles ne furent plus qu'une imitation, quelquefois charmante, il est vrai, d'une nature étrangère. Un poète compare l'objet de son amour à un oiseau dont le plumage ressemble à toutes sortes de pierreries et de fleurs. L'amant, trop discret pour faire connaître sa maîtresse au profane vulgaire, dit gracieusement: « Son nom est dans une note adu rossignol. »>

Hir nome is in a note of the nyhtigale;

et ce nom, il envoie les curieux le demander à Jean.

La langue d'Oil, en usage parmi les vainqueurs, tenait le pouillé des richesses aristocratiques, célébrait les faits d'armes des chevaliers et les amours des nobles dames. Guillaume le Conquérant, dit Sugulphe, détestait la langue anglaise. Il ordonna que les lois et les actes judiciaires fussent écrits en français, et que l'on enseignât aux enfants dans les écoles les premiers rudiments des lettres en français.

J'ai dit que les propriétés de France et d'Angleterre furent mêlées par la conquête, et que les propriétaires français transportèrent leur idiome avec eux. Voici la preuve du fait des religieux bretons, manceaux, normands, possédaient des couvents et des abbayes dans la Grande-Bretagne; les familles du Ponthieu, de la Normandie, de la Bretagne, et ensuite de toutes les provinces apportées par Léonore de Guienne, ou conquises par Édouard III et Henri V, eurent des terres dans le royaume anglo-normand.

Guillaume le Bâtard fit présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante-deux seigneuries dans le Yorkshire; elles formèrent depuis le comté de Richemond (Doomesday-Book). Les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain, inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de Tinteniac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montboucher, et longtemps après le comté de Richemond (honor Richemundiæ) fut érigé en duché sous Charles II, pour un batard de ce roi.

La langue française méprisait et persécutait la langue anglosaxonne. « Tantôt c'était un évêque saxon chassé de son siége, « parce qu'il ne savait pas le français; tantôt des moines dont on « lacérait les chartes, comme de nulle valeur, parce qu'elles étaient en langue saxonne; tantôt un accusé que les juges normands condamnaient sans vouloir l'entendre, parce qu'il ne parlait • qu'anglais; tantôt une famille dépouillée, et recevant d'eux, à « titre d'aumône, une parcelle de son propre héritage. » (AUG. THIERRY.)

Les deux langues rivales étaient comme les drapeaux des deux partis sous lesquels on combattait à outrance. Elles luttaient partout; elles fournissaient aux barbarismes du latin d'alors. Guillaume Wyrcester écrivait du duc d'York: et ARRIVAVIT apud Redbanke prope Cestriam, «etil ARRIVA chez Redbank près Chester. » Jean Roux dit que le marquis de Dorset et le chevalier Thomas Grey furent obligés de prendre la fuite, pour avoir machiné la mort du duc (le duc d'York, régent sous Henri VI), protecteur des Anglais; quod ipsi CONTRIVISSENT mortem ducis protectoris Angliæ. CONTRIVE, mot anglais, machiner.

Quelquefois les deux langues alternent dans la même pièce de vers et riment ensemble; les jongleurs vantaient incessamment le beau français; ils célébraient

Mainte belle dame courtoise

Bien parlant en langue françoise.

Il est, disaient-ils,

Il est sage, biaux et courtois
Et gentiel hom de par françoise
Micx valt sa parole françois
Que de Glocestre la ricoise.

Seiz de bouere et cortois

Et sachez bien parler françois.

Le françois amenait toujours à la rime le courtois, à la grande déplaisance des Anglo-Saxons.

Édouard Ier écouta très-respectueusement la lecture d'une bulle latine de Boniface VIII, et ordonna de la traduire en français, parce qu'il ne l'avait pas comprise.

Pierre de Blois nous apprend qu'au commencement du douzième siècle, Gillibert ne savait pas l'anglais; mais, versé dans le latin et le français, il prêchait au peuple les dimanches et fêtes. Wadington, historien-poète du treizième siècle, déclare qu'il écrit ses ouvrages en français, non en anglais, afin d'ètre mieux entendu des petits et des grands; preuve que l'idiome étranger était prêt à étouffer l'ancien idiome du pays.

On trouve en manuscrit dans la bibliothèque harleïenne une grammaire française et épistolaire pour tous les états; une autre en vers français et un glossaire roman-latin.

On traduisait quelquefois en anglais les ouvrages écrits en français: c'était, comme le disaient les poètes, par commisération pour les lewed, la classe basse et ignorante.

For lewed men I undyrtoke

In englyshe tonge to make this boke.

Les pauvres scaldes battus par les trouvères des vainqueurs, et retirés au sein des vaincus, travaillaient à reprendre le dessus au moyen des masses. Ils chantaient les aventures plébéiennes, et mettaient en scène, dans une suite de tableaux, Peter Ploughman. Ainsi se partageaient les deux muses et les deux peuples. La muse nationale reprochait au gentilhomme de ne se servir que du français:

Frenck use this gentleman

And never English can.

« Ce gentilhomme ne fait usage que du français, et jamais de l'anglais.

Un proverbe disait: « Il ne manque à Jacques, pour jouer le seigneur, que de savoir le français. »

Ces divisions venaient de loin. Le comte anglo-saxon Guallève c'est le célèbre Waltheof) avait été décapité, sous le règne du conquérant, pour s'être associé à la conspiration de Roger, comte de Hereford, et de Ralph, comte de Norfolk. Guallève, comte de Northampton, était fils de Siward, duc de Northumbrie. Son corps fut transporté à Croyland par l'abbé Ulfketel. Quelques années après, le corps ayant été exhumé, on le trouva entier et la tête réunie au tronc une petite ligne rouge indiquait seulement au cou le passage du fer à ce collier du martyre, les Anglo-Saxons reconnurent Guallève pour un saint. Les Normands se moquaient du miracle. Audin, moine de cette nation, s'écriait que le fils de Siward n'avait été qu'un méchant traître, justement puni: Audin mourut subitement d'une colique.

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L'abbé Goisfred, successeur d'Ingulf, eut une vision: une nuit il aperçut au tombeau du comte l'apôtre Barthélemy, et Guthlac l'anachorète, revêtus d'aubes blanches. Barthélemy tenant la tête de Guallève, remise à sa place, disait : «Il n'est pas décapité. » Guthlac, placé aux pieds de Guallève, répondait : « Il fut comte. » L'apôtre répliquait : « Maintenant il est roi. » Les populations anglo-saxonnes accouraient en pèlerinage au tombeau de leur compatriote. Cette histoire fait voir d'une manière frappante la séparation et l'antipathie des deux peuples (ORDERIC VITAL.)

Enfin, selon Milton, l'usage du français remonte beaucoup plus haut, car il en fixe la date au règne d'Édouard le Confesseur. Alors, dit-il, les Anglais commencèrent à laisser de côté leurs << anciens usages, et à imiter les manières des Français dans plu<< sieurs choses; les grands à parler français dans leurs maisons, « à écrire leurs actes et leurs lettres en français, comme preuve de << leur politesse, honteux qu'ils étaient de leur propre langage; « présage de leur sujétion prochaine à un peuple dont ils affectaient « les vêtements, les coutumes et le langage. »

(Histor. of Eng., lib. vi.)

RETOUR PAR LA LOI A LA LANGUE NATIONALE.

Édouard III, au moment où le français prenait le dessus par les victoires mêmes de ce monarque, par la permanence des armées anglaises sur le sol français, par l'occupation des villes enlevées à notre patrie; Edouard, ayant besoin de la pédaille et de la ribaudaille anglaises, accorda l'usage de l'idiome insulaire dans les plaidoiries civiles; toutefois les arrêts résultants de ces plaidoiries se rendaient toujours en français. L'acte même du parlement de 1362, qui ordonne de se servir à l'avenir de l'idiome anglais, est rédigé en français. Les fléaux du ciel furent obligés de se mêler à la puissance des lois pour tuer la langue des vainqueurs : on remarque que le français commença à décliner dans la grande peste de 1349.

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