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avais allégué à ton armée désertée par toi cette raison de fuite, • certainement tu ne serais pas venu seul fugitif. »

A quoi l'ennemi répondit sourcillant, terrible :

:

Tu sais bien, ange insultant, que je n'ai pas moins de courage à supporter la peine, et que je ne recule pas devant elle j'ai bravé ta plus grande fureur, quand dans la bataille la noire volée ⚫ du tonnerre vint à ton aide en toute hate, et seconda ta lance autrement non redoutée. Mais tes paroles jetées au hasard, comme toujours, montrent ton inexpérience de ce qu'il convient de faire « à un chef fidèle, d'après les durs essais et les mauvais succès du ⚫ passé il ne doit pas tout risquer dans les chemins du péril, qu'il • n'a pas lui-même reconnus. Ainsi donc, j'ai entrepris le premier « de voler seul à travers l'abîme désolé et de découvrir ce monde ⚫ nouvellement créé, sur lequel, dans l'enfer, la renommée n'a pas gardé le silence. Ici je suis venu dans l'espoir de trouver un sé« jour meilleur, d'établir sur la terre ou dans le milieu de l'air mes puissances affligées; dussions-nous, pour en prendre possession, essayer encore une fois ce que toi et tes élégantes légions oseront contre nous. Ce leur est une besogne plus facile de servir leur "Seigneur au haut du ciel, de chanter des hymnes à son tròne, de ⚫ s'incliner à des distances marquées, que de combattre! » L'ange guerrier répondit aussitôt :

« Dire et se contredire, prétendre d'abord qu'il est sage de fuir « la peine, professer ensuite l'espionnage, montre non un chef, « mais un menteur avéré, Satan. Et oses-tu te donner le titre de • fidèle? O nom, nom sacré de fidélité profanée! Fidèle à qui ? à ta bande rebelle, armée de pervers, digne corps d'une digne tête! Était-ce là votre discipline et votre foi jurée, votre obéissance militaire, de rompre notre serment d'allégeance au Pouvoir suprême reconnu? Et toi, rusé hypocrite, aujourd'hui champion de « la liberté, qui jadis plus que toi flatta, s'inclina, et servilement adora le redoutable Monarque du ciel? Pourquoi, sinon dans l'espoir de le déposséder et de régner toi-même? Mais écoute à ⚫ présent ce que je te conseille: Loin d'ici! fuis là d'où tu as fui: si à compter de cette heure tu te montres dans ces limites sacrées, je te traîne enchaîné au puits infernal; je t'y scellerai de ◄ manière que désormais tu ne mépriseras plus les faciles portes de l'enfer, trop légèrement barrées. »>

Ainsi il menaçait: mais Satan ne fait aucune attention à ces menaces, mais sa rage croissant, il répliqua :

« Alors que je serai ton captif, parle de chaînes, fier chérubin de frontière; mais, avant cela, attends-toi toi-même à sentir le • poids beaucoup plus pesant de mon bras vainqueur, bien que le Roi du ciel chevauche sur tes ailes, et qu'avec tes compères, façonnés au joug, tu tires ses roues triomphantes dans sa marche ⚫ sur le chemin du ciel pavé d'étoiles. »

Tandis qu'il parle, les angéliques escadrons devinrent rouges de feu; aiguisant en croissant les pointes de leur phalange, ils com

mencent à l'entourer de leurs lances en arrêt: telle, dans un champ de Cérès mûr pour la moisson, une forêt barbelée d'épis ondoie et s'incline de quelque còté que le vent la balaye; le laboureur inquiet regarde; il craint que, sur l'aire, les gerbes, son espérance, ne laissent que du chaume. De son côté, Satan, alarmé, rassemblant toute sa force, s'élève dilaté, inébranlable comme le Ténériffe ou l'Atlas. Sa tête atteint le ciel, et sur son casque l'horreur siége comme un panache; sa main ne manquait point de ce qui semblait une lance et un bouclier.

Des faits terribles se fussent accomplis; non-seulement le paradis dans cette commotion, mais peut-être la voûte étoilée du ciel, ou au moins tous les éléments, seraient allés en débris, confondus et déchirés par la violence de cé combat, si l'Éternel, pour prévenir cet horrible tumulte, n'eût aussitôt suspendu ses balances d'or, que l'on voit encore entre Astrée et le signe du Scorpion. Dans ses balances, le Créateur pesa d'abord toutes les choses créées, la terre ronde et suspendue avec l'air pour contre-poids; maintenant, il y pèse les événements, les batailles et les royaumes: il mit deux poids dans les bassins, dans l'un le départ, dans l'autre le combat; le dernier bassin monta rapidement et frappa le fléau. Gabriel s'en apercevant, dit à l'ennemi :

« Satan, je connais ta force et tu connais la mienne; ni l'une ni « l'autre ne nous est propre, mais elles nous ont été données. Quelle folie donc de vanter ce que les armes peuvent faire, puisque ni ta force, ni la mienne ne sont que ce que permet le ciel, quoique << la mienne soit à présent doublée, afin que je te foule aux pieds comme la fange! Pour preuve regarde en haut; lis ton destin ◄ dans ce signe céleste où tu es pesé, et vois combien tu es léger, « combien faible si tu résistes. >>

L'ennemi leva les yeux, et reconnut que son bassin était monté en haut. C'en est fait; il fuit en murmurant, et avec lui fuirent les ombres de la nuit.

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Le matin approchait; Ève raconte à Adam son rêve fâcheux. Il n'aime pas ce rêve, cependant i la console. Ils sortent pour leurs travaux du jour leur bymne du matin à la porte de leur berceau. Dieu. afin de rendre l'homme. inexcusable, envoie Raphael pour l'exhorter à l'obéissance, lui rappeler son état libre, le mettre en garde contre son ennemi qui est proche, lui apprendre quel est cet ennemi, pourquoi il est son ennemi, et tout ce qu'il est utile en outre à Adam de connaître. Raphael descend au paradis; sa figure décrite; sa venue découverte au loin par Adam, assis à la porte de son berceau. Adam va à la rencontre de l'ange, l'amène à sa demeure et lui offre les fruits les plus choisis cueillis par Eve; leurs discours à

table. Raphaël accomplit son message, fait souvenir Adam de son état et de son ennemi; à la demande d'Adam il raconte quel est cet ennemi, comment il l'est devenu en commençant son récit à la première révolte de Satan dans le ciel, fil dit la cause de cette révolte; comment l'esprit rebelle entraîna ses légions après lui dans les parties du Nord; comment il les incita à se révolter avec lui, les persuada tous, excepté Abdiel, le séraphin, qui combat ses raisons, s'oppose à lui et l'abandonne.

ས.

Déjà le Matin avançant ses pas de rose dans les régions de l'est, semait la terre de perles orientales, lorsque Adam s'éveilla, telle était sa coutume; car son sommeil léger comme l'air, entretenu par une digestion pure et des vapeurs douces et tempérées, était légèrement dispersé par le seul bruit des ruisseaux fumants, des feuilles agitées (éventail de l'Aurore), et par le chant matinal et animé des oiseaux sur toutes les branches: il est d'autant plus étonné de trouver Ève non éveillée, la chevelure en désordre et les joues rouges comme dans un repos inquiet. Il se soulève à demi, appuyé sur le coude; penché amoureusement sur elle, il contemple avec des regards d'un cordial amour la beauté qui, éveillée ou endormie, brille de grâces particulières. Alors d'une voix douce, comme quand Zéphyr souffle sur Flore, touchant doucement la main d'Eve, il murmure ces mots:

Éveille-toi, ma très-belle, mon épouse, mon dernier bien trouvé, le meilleur et le dernier présent du ciel, mon délice toujours nouveau! Éveille-toi! Le matin brille, et la fraîche campagne nous appelle; nous perdons les prémices du jour, le << moment de remarquer comment poussent nos plantes soignées, a comment fleurit le bocage de citronnier, d'où coule la myrrhe, « et ce que distille le balsamique roseau, comment la nature peint ses couleurs, comment l'abeille se pose sur la fleur pour en extraire la douceur liquide. »

Ainsi murmurant, il l'éveille; mais jetant sur Adam un œil effrayé, et l'embrassant, elle parla ainsi :

« O toi, le seul en qui mes pensées trouvent tout repos, ma gloire, « ma perfection! que j'ai de joie de voir ton visage et le matin re« venu! Cette nuit (jusqu'à présent je n'ai jamais passé une nuit pareille), je rêvais (si je rêvais), non de toi comme je le fais « souvent, non des ouvrages du jour passé, ou du projet du len« demain, mais d'offense et de trouble que mon esprit ne connut « jamais avant cette nuit accablante. Il m'a semblé que quelqu'un, attaché à mon oreille, m'appelait avec une voix douce, pour me promener; je crus que c'était la tienne; elle disait : Pourquoi «dors-tu, Eve? Voici l'heure charmante, fraiche, silencieuse, sauf où « le silence cède à l'oiseau harmonieux de la nuit, qui maintenant ◄ éveillé soupire sa plus douce chanson, enseignée par l'amour. La lune, remplissant tout son orbe, règne, et avec une plus agréable clarté fait ressortir sur l'ombre la face des choses; c'est en vain ◄ si personne ne regarde. Le ciel veille avec tous ses yeux, pour

• qui contempler, si ce n'est toi, ô désir de la nature? A ta vue; « toutes les choses se réjouissent, attirées par ta beauté pour l'ad «mirer toujours avec ravissement.

« Je me suis levée à ton appel, mais je ne t'ai point trouvé.. Pour << te chercher, j'ai dirigé alors ma promenade; il m'a semblé que « je passais seule des chemins qui m'ont conduite tout à coup à « l'arbre de la science défendue; il paraissait beau, beaucoup plus « beau à mon imagination que pendant le jour. Et comme je le « regardais en m'étonnant, une figure se tenait auprès, semblable << par la forme et les ailes à l'un de ceux-là du ciel que nous avons «vus souvent: ses cheveux humides de rosée exhalaient l'ambroi«sie; il contemplait l'arbre aussi;

« Et il disait : « O belle plante, de fruit surchargée, personne ne daigne-t-il te soulager de ton poids et goûter de ta douceur, ni « Dieu, ni homme? La science est-elle si méprisée? L'envie, ou « quelque réserve, défend-elle de goûter? Le défende qui voudra, << nul ne me privera plus longtemps de ton bien offert pourquoi « autrement est-il ici ? »

Il dit et ne s'arrêta pas, mais d'une main téméraire il' arrache, « il goûte. Moi je fus glacée d'une froide horreur à des paroles si hardies, confirmées par une si hardie action. Mais lui, transporté « de joie :

«O' fruit divin, doux par toi-même, mais beaucoup plus doux « ainsi cueilli; défendu ici ce semble, comme ne convenant qu'à « des dieux, et cependant capable de faire dieux des hommes! Et « pourquoi pas, puisque plus le bien est communiqué, plus il croît « abondant; puisque l'auteur de ce bien n'est pas offensé, mais ho « noré davantage? Ici, créature heureuse! Eve, bel ange, partage « avec moi : quoique tu sois heureuse, tu peux être plus heua reuse encore, bien que tu ne puisses être plus digne du bonheur: « Goûte ceci et sois désormais parmi les dieux, toi-même déesse << non plus à la terre confinée, mais comme nous tantôt tu seras dans « l'air, tantôt tu monteras au ciel par ton propre mérite, et tu verras « de quelle vie vivent là les dieux, et tu vivras d'une pareille vie. » « Parlant ainsi il' approche, et me porte jusqu'à la bouche la partie de ce même fruit qu'il tenait, et qu'il avait arraché: l'odeur << agréable et savoureuse éveilla si fort l'appétit, qu'il me parut impossible de ne pas goûter: Aussitôt je m'envole avec l'esprit au « haut des nues, et au-dessous de moi je vois la terre se déployer « immense; perspective étendue et variée. Dans cette extrême élévation, m'étonnant de mon vol et de mon changement, mon guide « disparaît tout à coup; et moi, ce me semble, je suis précipitée en bas, et je tombe endormie. Mais, oh! que je fus heureuse lorsque je me réveillai, de trouver que cela n'était qu'un • songe! »

Ainsi Eve raconta sa nuit, et ainsi Adam lui répondit attristé: << Image la plus parfaite de moi-même, et ma plus chère moitié, le trouble de tes pensées cette nuit dans le sommeil m'affecte

:

comme toi; je ne puis aimer ce songe décousu provenu du mal, « je le crains: cependant le mal, d'où viendrait-il? Aucun mal ne ⚫ peut habiter en toi, créature si pure. Mais sache que dans l'âme ⚫ il existe plusieurs facultés inférieures qui servent la raison comme leur souveraine. Entre celles-ci, l'imagination exerce le principal office de toutes les choses extérieures que représentent les cinq sens éveillés, elle se crée des fantaisies, des formes aériennes, que la raison assemble ou sépare, et dont elle compose tout ce que ⚫ nous affirmons, ou ce que nous nions, et ce que nous appelons notre science ou notre opinion. La raison se retire dans sa cellule • secrète, quand la nature repose: souvent pendant son absence l'imagination, qui se plaît à contrefaire, veille pour l'imiter; mais joignant confusément les formes, elle produit souvent un ou«vrage bizarre, surtout dans les songes, assortissant mal des paroles et des actions récentes, ou depuis longtemps passées.

« Je trouve ainsi, à ce qu'il me paraît, quelques traces de notre ⚫ dernière conversation du soir dans ton rève, mais avec une ad«dition étrange. Cependant ne sois pas triste; le mal peut aller et • venir dans l'esprit de Dieu ou de l'homme sans leur aveu, et n'y laisser ni tache ni blame; ce qui me donne l'espoir que ce que tu • abhorrais de rêver dans le sommeil, éveillée tu ne consentirais jamais à le faire. N'aie donc pas le cœur abattu; ne couvre pas de nuages ces regards qui ont coutume d'être plus radieux et plus sereins que ne l'est à la terre le premier sourire d'un beau matin. Levons-nous pour nos fraîches occupations parmi les bocages, les fontaines et les fleurs, qui entr'ouvrent à présent leur sein rempli ⚫ des parfums les plus choisis, réservés de la nuit, et gardés pour « toi. »>

Il ranimait ainsi sa belle épouse, et elle était ranimée; mais silencieusement ses yeux laissèrent tomber un doux pleur; elle les essuya avec ses cheveux; deux autres précieuses larmes se montraient déjà à leur source de cristal; Adam les cueillit dans un baiser avant leur chute, comme les signes gracieux d'un tendre remords et d'une timidité pieuse qui craignait d'avoir offensé.

Ainsi tout fut éclairci, et ils se hâtèrent vers la campagne. Mais au moment où ils sortirent de dessous la voûte de leur berceau d'arbres, ils se trouvèrent d'abord en pleine vue du jour naissant et du soleil, à peine levé, qui effleurait encore des roues de son char l'extrémité de l'océan, lançait parallèles à la terre ses rayons remplis de rosée, découvrant dans un paysage immense tout l'orient du paradis et les plaines heureuses d'Eden: ils s'inclinèrent profondément, adorèrent, et commencèrent leurs prières, chaque matin dûment offertes en différent style; car ni le style varié, ni le saint enthousiasme, ne leur manquaient pour louer leur Créateur en justes accords prononcés ou chantés, sans préparation aucune. Une éloquence rapide coulait de leurs lèvres, en prose ou en vers nombreux, si remplis d'harmonie qu'ils n'avaient besoin ni du luth ni de la harpe pour ajouter à leur douceur.

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