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SUITE DE LA TRANSFORMATION LITTÉRAIRE.

PHILOSOPHES. POÈTES.POLITIQUES. ÉCONOMISTES.

De 1792 à 1800, j'ai rarement entendu citer Locke en Angleterre : son système, disait-on, était vieilli, et il passait pour faible en idéologie. Quant à Newton, en tant qu'écrivain, on lui refusait la terre et on le renvoyait au ciel, ce qui était juste.

Il vint, il révéla le principe suprême,

Constant, universel, un comme Dieu lui-même:
L'univers se taisait; il dit Attraction!

Ce mot, c'était le mot de la création 1.

Pour ce qui regarde les poètes, les élégants extraits servaient d'exil à quelques pièces de Dryden. On ne pardonnait point aux vers rimés de Pope, bien qu'on visitàt sa maison à Twickenham, que l'on coupât des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa renommée.

Blair? Ennuyeux critique à la française on le mettait bien audessous de Johnson.

Le vieux spectateur? Au grenier.

La littérature philosophique? En classe à Edimbourg.

Les ouvrages des politiques anglais ont peu d'intérêt général. Les questions générales y sont rarement touchées : ces ouvrages ne s'occupent guère que des vérités particulières à la constitution des peuples britanniques.

Les traités des économistes sont moins circonscrits: les calculs sur la richesse des nations, l'influence des colonies, le mouvement des générations, l'emploi des capitaux, la balance du commerce et de l'agriculture, s'appliquent en partie aux diverses sociétés européennes.

Cependant à l'époque dont je parle, M. Burke sortait de l'individualité nationale politique en se déclarant contre la révolution française, il entraîna son pays dans cette longue voie d'hostilités qui aboutit aux champs de Waterloo. Isolée pendant vingt-deux ans, l'Angleterre défendit sa constitution contre les idées qui l'envahissent aujourd'hui, et l'entraînent au sort commun de l'ancienne civilisation.

THÉATRE. MISTRESS SIDDONS. PARTERRE. INVASION DE LA LITTÉRATURE ALLEMANDE.

Il y avait pourtant de l'ingratitude envers les classiques que l'on dédaignait on était revenu à Shakespeare et à Milton; eh bien ! les

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écrivains du siècle de la reine Anne avaient rendu à la lumière ces deux poètes, qui attendirent cinquante ans dans les limbes le moment de leur entrée dans la gloire. Dryden, Pope et Addison furent les promoteurs de l'apothéose. Ainsi Voltaire a contribué à l'illustration des grands hommes du règne de Louis XIV: cet esprit mobile, curieux, investigateur, ayant beaucoup de renommée, en prêtait un peu à son prochain, à condition qu'elle lui serait rendue avec de gros intérêts.

Durant les huit années de mon émigration à Londres, je vis Shakespeare dominer la scène; à peine Rowe, Congrève, Otway, y paraissaient-ils quelquefois : ce peintre sublime et inégal des passions ne permettait à personne de se placer auprès de lui. Mistress Siddons, dans le rôle de lady Macbeth, jouait avec une grandeurextraordinaire la scène du somnambulisme glaçait d'efiroi le spectateur. Talma seul était au niveau de cette actrice, mais son talent avait quelque chose de la correction grecque, qui ne se retrouvait pas dans celui de mistress Siddons.

Invité à une soirée chez lord Lansdown en 1822, sa seigneurie me présenta à une dame sévère, àgée de soixante-treize ans : elle était habillée de crêpe, portait un voile noir comme un diadème sur ses cheveux blancs, et ressemblait à une reine abdiquée. Elle mesalua d'un ton solennel et de trois phrases estropiées du Génie du Christianisme; puis elle me dit, avec non moins de solennité: «Je suis mistress Siddons. » Si elle m'avait dit : « Je suis lady Macbeth,>> je l'aurais cru. Il suffit de vivre pour rencontrer ces débris d'un siècle, jetés par les flots du temps sur le rivage d'un autre siècle.

Le parterre anglais était, en mes jours d'exil, turbulent et grossier; des matelots buvaient de la bière au parterre, mangeaient des oranges, apostrophaient les loges. Je me trouvais un soir auprès d'un matelot entré ivre dans la salle; il me demanda où il était : je lui dis à Covent-Garden: - Pretty garden, indeed! «Joli jardin, « vraiment ! » s'écria-t-il, saisi comme les dieux d'Homère d'un rire inextinguible. Mais John Bull, dans sa brutalité, était meilleur juge des beautés de Shakespeare que ces dandies, qui préfèrent actuellement les pièces de Kotzebue et de nos boulevards, traduites en anglais, aux scènes de Richard III et d'Hamlet.

La littérature germanique a envahi la littérature anglaise, comme la littérature italienne d'abord, et la littérature française ensuite, firent autrefois irruption dans la patrie de Milton. Walter Scott débuta dans la carrière des lettres par la traduction du Berlichingen, de Goëthe. Puis les drames de Kotzebue profanèrent la scène de Shakespeare on aurait pu choisir autrement, puisqu'on avait Goëthe, Schiller et Lessing. Quelques poètes écossais ont imité mieux, dans leur courage et dans leurs montagnes, ces chants guerriers de la nouvelle Germanie, que M. Saint-Marc Girardin nous a fait connaître, comme M. Ampère nous a initiés aux Edda, aux Sagas et aux Nibelungen.

. Comme elle dort (la reine de Prusse) doucement! Ses traits • respirent encore je ne sais quel air de vie. Ah! puisses-tu dormir jusqu'au jour où ton peuple lavera dans le sang la rouille de son « épée; dormir jusqu'à la nuit, la plus belle des nuits,,qui verra briller sur les montagnes les signaux de la guerre! Éveille-toi « alors, éveille-toi, sainte patronne de l'Allemagne : sois son ange, l'ange de la liberté et de la vengeance1! »

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ÉLOQUENCE POLITIQUE. FOX. BURKE. PITT.

L'éloquence politique pourrait être considérée comme faisant partie de la littérature britannique j'ai été à même de la juger à deux époques bien différentes de ma vie.

L'Angleterre de 1688 était, vers la fin du siècle dernier, à l'apogée de sa gloire. Pauvre émigré à Londres de 1792 à 1800, j'ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les Whitbread, les Lauderdale, les Erskine; magnifique ambassadeur à Londres en 1822, je ne saurais dire à quel point je fus frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais admirés autrefois, je vis se lever ceux qui étaient leurs seconds à la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. Albion s'en va comme le reste; les idées générales ont pénétré dans cette société particulière et la mènent. Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tête de ce pays depuis cent quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus puissantes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce humaine, depuis le patriciat romain. Les derniers succès de la couronne britannique sur le continent ont précipité sa chute l'Angleterre victorieuse, de même que Buonaparte vaincu, a perdu son empire à Waterloo.

«En 1796 j'assistai à la mémorable séance de la chambre des communes où M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la révolution française, que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne déployèrent autant d'éloquence. Toute la chambre fut émue, et des larmes remplirent les yeux de M. Fox, quand M. Burke termina sa réplique par ces paroles :

« Le très honorable gentleman, dans le discours qu'il a fait, m’a « traité à chaque phrase avec une dureté peu commune; il a censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. Nonobstant « cette grande et sérieuse attaque, non méritée de ma part, je ne « serai pas épouvanté; je ne crains pas de déclarer mes sentiments ⚫ dans cette chambre, ou partout ailleurs. Je dirai au monde en

KÆRNER: Notices sur l'Allemagne. M. SAINT-MARC GIRARDIN.

Tout ce qui suit jusqu'au chapitre Voyages est extrait de mes Mémoires, et marqué de guillemets.

<< tier que la constitution est en péril. C'est certainement une chose « indiscrète en tout temps, et beaucoup plus indiscrète encore å « cet âge de ma vie, que de provoquer des ennemis ou de donner • à mes amis des raisons de m'abandonner. Cependant si cela doit « arriver pour mon adhérence à la constitution britannique, je ris« querai tout, et, comme le devoir public et la prudence publique « me l'ordonnent, dans mes dernières paroles je m'écrierai: Fuyez << la constitution française!» (Fly from the french constitution.) M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis, M. Burke s'écria :

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« Oui, il s'agit de perdre des amis ! je connais le résultat de ma « conduite; j'ai fait mon devoir au prix de mon ami, notre amitié « est finie.» (I have done my duty at the price of my friend; our friendship is at an end.) « J'avertis les très honorables gentlemen « qui sont les deux grands rivaux dans cette chambre, qu'ils doi« vent à l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans l'hémisphère poli«tique comme deux flamboyants météores, soit qu'ils marchent « ensemble comme deux frères), je les avertis qu'ils doivent pré« server et chérir la constitution britannique; qu'ils doivent se « mettre en garde contre les innovations, et se sauver du dan«ger de ces nouvelles théories. » ( From the danger of these new theories.)

« Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles théories. Il faut avoir vu la gravité des débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ees orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution prochaine, pour se faire une idée de la scène que je viens de rappeler. La liberté contenue dans les limites de l'ordre semblait se débattre, à Westminster, sous l'influence de la liberté anarchique qui parlait à la tribune encore sanglante de la Convention.

« M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et moqueur. Sa parole était froide; son intonation, monotone; son geste, insensible toutefois la lucidité et la fluidité de ses pensées, la logique de ses raisonnements subitement illuminés d'éclairs d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.

« J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, Georges II arrivait de Windsor, après avoir bu de la bière dans un pot d'étain avec les fermiers du voisinage; il franchissait les vilaines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval : c'était là le maître des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la cité sont les maîtres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le bras, montait enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désœuvrés laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait le nez au vent, la figure pâle.

« Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait résoudre à faire l'addition d'un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passion, avide de pouvoir, il méprisait les honneurs et ne voulait être que William Pitt.

« Lord Liverpool, au mois de juin 1822, me mena dîner à sa campagne : en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite maison où mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'Etat qui avait mis l'Europe à sa solde, et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre. »

CHANGEMENT DES MOEURS ANGLAISES.

GENTLEMEN-FARMERS. CLERGÉ. GRAND MONDE. GEORGES III.

« Séparés du continent par une longue guerre 1, les Anglais conservaient, à la fin du dernier siècle, leurs mœurs et leur caractère national. Tout n'était pas encore machine dans les classes industrielles, folie dans les hautes classes. Sur ces mêmes trottoirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au bras, dans laquelle était des fruits ou un livre; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les regardait. Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en 1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait : « Mais, << cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi était vêtu d'une re« dingote quand on lui coupa la tête ? »

« Les gentlemen-farmers n'avaient point encore vendu leur patrimoine pour habiler Londres; ils formaient encore dans la chambre des communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition au ministère, maintenait les idées d'ordre et de propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient Vivat au roastbeef, se plaignaient du présent, vantaient le passé, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentait le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient assurés que la gloire de la Grande-Bretagne ne périrait point tant qu'on chanterait God save the king, que les bourgs-pourris seraient maintenus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix, sous le nom de lions ou d'autruches.

'Extrait de mes Mémoires.

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