Page images
PDF
EPUB

dats, le mouvement des armes, les cris, les rires, les chansons dévergondées des prisonniers mes voisins, les hurlements de Benoît, condamné à mort comme meurtrier de sa mère et de son obscène ami. Je distinguais ces mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir: « Ah! ma mère ! ma pauvre mère ! » Je voyais l'envers de la société, les plaies de l'humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde, si beau à regarder en face quand la toile est levée.

« Le génie de mes grandeurs passées et de ma gloire âgée de trente ans ne m'apparut point; mais ma muse d'autrefois, bien pauvre, bien ignorée, vint rayonnante m'embrasser par ma fenêtre : elle était charmée de mon gîte et tout inspirée; elle me retrouvait comme elle m'avait vu dans ma misère à Londres, lorsque les premiers songes de René flottaient dans ma tête. Qu'allions-nous faire, la solitaire du Pinde et moi? Une chanson à l'instar de Lovelace? Sur qui? Sur un roi? non! La voix d'un prisonnier eût été de mauvais augure: c'est du pied des autels qu'il faut adresser des hymnes au malheur. Et puis il faudrait être un grand poète pour être écouté en disant:

O toi, de ma pitié profonde

Reçois l'hommage solennel,
Humble objet des regards du monde,

Privé du regard paternel!

Puisses-tu, né dans la souffrance,

Et de ta mère et de la France,
Consoler la longue douleur !

« Je ne chantai donc pas la couronne tombée d'un front innocent; je me contentai de dire une autre couronne, blanche aussi, déposée sur le cercueil d'une jeune fille 2.

Tu dors, pauvre Élisa, si légère d'années!

Tu ne sens plus du jour le poids et la chaleur :
Vous avez achevé vos fraiches matinées,

Jeune fille et jeune fleur.

« M. le préfet de police, des procédés duquel je n'ai qu'à me louer, m'offrit un meilleur asile aussitôt qu'il eut connu le lieu de plaisance où les amis de la liberté de la presse avaient cu la bonté de me loger pour avoir usé de la liberté de la presse. La fenêtre de mon nouveau réduit s'ouvrait sur un joli jardin. La linotte de Lovelace n'y gazouillait pas; mais il y avait force moineaux fringants, lestes, babillards, effrontés, querelleurs on les trouve partout, à la campagne, à la ville, aux balustrades d'un château, à la gouttière d'une geôle; ils se perchent tout aussi gaiement sur l'instrument de mort que sur un rosier. A qui peut s'envoler, qu'importent lessouffrances de la terre? »

Ma chanson ne vivra pas plus que celle de Lovelace. Les jaco

> V. Hugo, Odes et Ballades.

2 Elisa Trisell.

1

bites n'ont laissé à l'Angleterre que le motet du God save the king. L'histoire de cet air est singulière: on le croit de Lulli; les jeunes filles des choeurs d'Esther charmèrent à Saint-Cyr l'oreille et l'orgueil du grand roi par les accords du Domine, salvum fac regem. Les serviteurs de Jacques emportèrent la majestueuse invocation dans leur patrie; ils l'adressaient au Dieu des armées, en allant au combat pour leur souverain banni. Les Anglais de la faction de Guillaume, frappés de la beauté du bardit des fidèles, s'en emparèrent. Il resta à l'usurpation et à la souveraineté du peuple, lesquelles ignorent aujourd'hui qu'elles chantent un air étranger, P'hymne des Stuarts, le cantique du droit divin et de la légitimité. Combien de temps l'Angleterre priera-t-elle encore le maître des hommes de sauver le roi? Comptez les révolutions entassées dans une douzaine de notes, survivantes à ces révolutions!

Le Domine salvum du rite catholique est aussi un chant admirable on l'entonnait en grec au dixième siècle, lorsque l'empereur de Constantinople paraissait dans l'hippodrome. Du spectacle il passa à l'Église autre temps fini.

PROSE.

TILLOTSON. TEMPLE. BURNET. CLARENDON. ALGERNON-SIDNEY.

Avec le règne de Charles II une révolution s'opéra dans le goût et dans la manière des écrivains anglais. Abandonnant les traditions nationales, ils commencèrent à prendre quelque chose de la régularité et du caractère de la littérature française. Charles avait retenu de ses courses un penchant aux mœurs étrangères : Madame Henriette, sœur du roi; la duchesse de Portsmouth, maîtresse de ce roi; Saint-Évremond et le chevalier de Grammont, exilés à Londres, poussèrent de plus en plus la restauration des Stuarts à l'imitation de la cour de Louis XIV: la prose gagna à ce mouvement du dehors; la poésie y perdit.

Tillotson épura la langue de la chaire sans s'élever à l'éloquence. Le chevalier Temple fut le d'Ossat de l'Angleterre; mais il est fort inférieur à notre grand diplomate, par les vues et le style de ses Observations, Mélanges et Mémoires. La philosophie compta Locke, la littérature proprement dite, Hamilton, modèle d'élégance et de grâce; Shaftesbury, élève de Locke, et fils d'un père corrompu. Voltaire vante Shaftesbury, ennemi de la religion chrétienne. Les ouvrages de cet auteur ont été réunis sous le titre de Caracteristics of men. Les idées des Caracteristics, que voile d'ailleurs une élo

[ocr errors]

cution embarrassée, sont tombées dans le domaine des lieux communs par les apports continuels des ans.

Burnet écrivit l'histoire de la réformation d'Angleterre d'une manière partiale et caustique, mais intéressante: son plus grand honneur est d'avoir été réfuté par Bossuet. Burnet était un brouillon et un factieux à la manière des frondeurs : il n'a dans ses mémoires ni la candeur révolutionnaire de Whitelocke, ni l'exaltation républicaine de Ludlow.

Le nom de Clarendon réveille le double souvenir d'une ingratitude royale et populaire. L'Histoire de la rébellion est un ouvrage où les traces du talent disparaissent sous l'empreinte de la vertu. Quelques portraits sont vivement coloriés, mais le genre des portraits est facile; les esprits les plus communs y réussissent. Clarendon luimême se réfléchit dans ses tableaux; on ne se lasse pas de retrouver son image.

Algernon Sidney créa la langue politique: ses Discours sur le gouvernement ont vieilli Sidney n'est qu'un grand nom et n'est pas une grande renommée. La mort tragique du fils du comte de Leicester est le fait saisissable qui donna un corps à des principes encore vagues dans l'opposition errante des whigs. Dalrymple, et après lui M. Mazure, ont prouvé les disparates de Sidney: il avait le malheur de recevoir l'argent de la France: Louis XIV, par un très mauvais jeu, ne croyait qu'entraver Charles, et renversait Jacques; la corruption de sa politique portait en soi son châtiment. Chez Bacon, l'intégrité n'était pas au niveau de la science; chez Sidney, le désintéressement n'égala pas la fermeté. Dieu nous garde de triompher des misères dont les natures les plus élevées ne sont point exemptes! Le ciel ne nous donne des vertus ou des talents qu'en y attachant des infirmités, expiations offertes au vice, à la sottise et à l'envie. Les faiblesses d'un homme supérieur sont ces victimes noires, NIGRÆ PECUDES, que l'antiquité sacrifiait aux dieux infernaux et pourtant ils ne se laissent jamais désarmer!

La révolution de 1688 s'éleva de l'échafaud de Sidney dans la vapeur du sang de l'holocauste: aujourd'hui la rosée sanglante retombe, et l'Angleterre de 1688 s'évanouit,

POÉSIE.

DRYDEN. PRIOR WALLER. BUCKINGHAM. ROSCOMMON.

ROCHESTER. SHAFTESBURY, ETC.

Il peut sembler paradoxal de dire que la poésie anglaise souffrit de l'invasion du goût français, au moment même où Dryden paraît

sur la scène; mais toute langue qui se dépouille de son originalité pour s'adonner à l'imitation, se gâte, même en se perfectionnant. A quelle distance Shakespeare et Milton, restés Anglais, ne laissent-ils pas Dryden derrière eux !

L'esprit de la révolution de 1649 avait été l'exaltation religieuse et l'austérité morale; la restauration de 1660 fut l'indifférence et le libertinage. « Tu es le plus mauvais sujet de mon royaume, disait « Charles II à Shaftesbury. Oui, sire, répondait celui-ci : Votre

Majesté n'est pas un sujet. »

[ocr errors]

Ces réactions sont inévitables : la corruption de la régence suivit la morosité de la fin du règne de Louis XIV. Au sortir de la Terreur, le dévergondage fut complet : les cadavres encore chauds et palpitants des pères, leur tête dans leurs bras ou à leurs pieds, regardaient danser leurs enfants.

Dryden rendit la poésie anglaise correcte à la manière de toutes les langues civilisées où l'art est venu régulariser la nature. Pope caractérise le mérite de Dryden :

Dryden taught to join

The varying verse, the full resounding line,
The long majestic march, and energy divine.

• Dryden apprit à unir le mètre varié, le vers plein d'harmonie, la longue et majestueuse période, et l'énergie divine. »>

Ce jugement fait sentir qu'on n'est plus au siècle libre de l'auteur de Macbeth, et qu'on est arrivé au siècle académique de Boileau.

Dryden est lui-même le fondateur de la critique parmi ses compatriotes ses dialogues sur la poésie dramatique sont encore lus. Il travailla trente ans pour le théâtre sans atteindre à la vie de Shakespeare et au pathétique d'Otway. « Dryden, qui d'ailleurs était « un très grand génie, dit Voltaire, met dans la bouche de ses hé<< ros amoureux ou des hyberboles de rhétorique, ou des indé«< cences, deux choses également opposées à la tendresse. »

Shirley, Davenant, Otway, Congrève, Farquhar, Cibber, Stteele, Colman, Foote, Rowe, Addison, Moore, Aron-Hill, Sheridan, Coleridge, etc., offrent la succession des poètes dramatiques anglais jusqu'à nos jours. Tobin, Johanna Baillie, et quelques autres, ont essayé de ressusciter l'ancien style et l'ancienne forme du théâtre.

L'homme chez Dryden était misérable; Prior, jeune orangiste, attaqua le vieux poète devenu catholique et resté fidèle à ses anciens maîtres. Le duc de Buckingham, aidé de ses amis, composa la jolie comédie the Rehearsal (la Répétition): l'auteur de Don Sébastien et de l'ode la Fête d'Alexandre était attaqué dans cette pièce.

Buckingham se félicitait d'avoir nui à la réputation de Dryden. C'est donc un grand bonheur que d'affliger le génie et de lui ravir une part de sa gloire acquise au prix de tant de travaux, de dégoûts et de sacrifices?

Waller, Buckingham, Roscommon, Rochester, Shaftesbury, et

quelques autres poètes licencieux et satiriques, ne furent pas les premiers hommes de lettres de leur époque, mais ils donnèrent le ton à la littérature, à la mode, pendant le règne de Charles II. Le fils de Charles Ier fut un de ces hommes légers, spirituels, insouciants, égoïstes, sans attachement de cœur, sans conviction d'esprit, qui se placent assez souvent entre deux périodes historiques pour finir l'une et commencer l'autre; un de ces princes dont le règne sert de passage aux grands changements d'institutions, de mœurs et d'idées, chez les peuples; un de ces princes tout exprès créés pour remplir les espaces vides qui, dans l'ordre politique, disjoignent souvent la cause de l'effet. Des exhumations et des exécutions ouvrirent un règne que des exécutions devaient clore. Vingt-deux années de débauche passèrent sous des fourches patibulaires, dernières années de joie à la façon des Stuarts, et qui avaient l'air d'une orgie funèbre.

La liberté, méconnue sous Jacques Ier, ensanglantée sous Charles Ier, déshonorée sous Charles II, attaquée sous Jacques II, avait pourtant été conservée dans les formes constitutionnelles, et ces formes la transmirent à la nation qui continua de féconder le sol natal après l'expulsion des Stuarts. Ces princes ne purent jamais pardonner au peuple anglais les maux qu'il leur avait faits; le peuple ne put jamais oublier que ces princes avaient essayé de lui ravir ses droits il y avait de part et d'autre trop de ressentiments et trop d'offenses. Toute confiance réciproque étant détruite, on se regarda en silence pendant quelques années. Les générations qui avaient souffert ensemble, également fatiguées, consentirent à achever leurs jours ensemble, mais les générations nouvelles, qui n'éprouvaient pas cette lassitude, ne nourrissant plus d'inimitiés, n'avaient pas besoin d'entrer dans ces compromis du malheur; elles revendiquèrent les fruits du sang et des larmes de leurs pères: il fallut dire adieu aux choses du passé.

Les écrivains ci-dessus nommés avaient tout ce qu'il fallait pour briller au bivouac d'une halte de nuit entre le règne populaire de Cromwell et le règne des parlements de Guillaume et de ses successeurs. La servile chambre des communes n'existait plus que pour tuer les hommes de liberté qui naguère avaient fait sa puissance; la monarchie de son côté laissait mourir ses plus dévoués serviteurs. Le peuple et le roi semblaient s'abandonner mutuellement pour faire place à l'aristocratie: l'échafaud de Charles Ier les séparait à jamais.

BUTLER. ÉCRIVAINS ABANDONNÉS.

Butler se présente en première ligne, comme témoin à charge dans le procès d'ingratitude intenté à la mémoire de Charles II: Charles savait par cœur les vers d'Hudibras, Don Quichotte politique. Cette

« PreviousContinue »