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N'a-t-on pas cru lire un épisode de nos guerrres de l'Ouest pendant la révolution? La fidélité semble être une des vertus de l'ancienne religion chrétienne: les Pendrill gardaient le culte de leurs aïeux; ils avaient une cachette où le prêtre disait la messe; leur roi protestant y trouvait un asile inviolable au pied du vieil autel catholique. Pour achever la ressemblance, la comtesse de Derby, qui défendit si vaillamment l'ile de Man, et qui fut la dernière personne des trois royaumes à se soumettre à la république, était de la famille de la Trémoille: le prince de Talmont fut une des dernières victimes des guerres vendéennes.

PORTRAIT D'UN VENDÉEN.

Quoi qu'il en soit des bûcherons de Boscobel, près du chêne royal maintenant tombé, les Pendrill sont-ils des paysans vendéens?

« Un jour', en 1798, à Londres, je rencontrai chez le chargé d'affaires des princes français une foule de vendeurs de contre-révolutions. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-quatre ans, qu'on ne regardait point et qui lui-même ne faisait attention qu'à une gravure de la mort du général Wolf. Frappé de son air, je m'enquis de sa personne. Un de mes voisins me répondit: « Ce n'est rien; c'est un paysan vendéen porteur d'une « lettre de ses chefs. »

« Cet homme, qui n'était rien, avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui; Bonchamp, en qui revivait Bayard; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle; d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne fui permettant pas d'embrasser la mort debout; la Rochejaquelein dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires sur l'Europe. Cet homme, qui n'était rien, avait assisté aux deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, aux sept cents actions particulières et aux dixsept batailles rangées; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux; il avait aidé à enlever cinq cents pièces de canon et cent cinquante mille fusils; il avait traversé les colonnes infernales, compagnies d'incendiaires commandées par des conventionnels; il s'était trouvé au milieu de l'océan de feu qui à trois reprises roula ses vagues sur les bois de la Vendée; enfin il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.

« Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des croisades lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et d'espérances

'Mes Mémoires.

dans la France de la révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu Thurot, général des républicains, déclarait que « les Vendéens seraient placés dans l'histoire au premier rang de « peuples soldats. » Un autre général écrivait à Merlin de Thionville « Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se << flatter de vaincre tous les autres peuples. » Les légions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pères. Buonaparte appela les combats de la Vendée « des combats de géants. »

« Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à considérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l'invasion étrangère : il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l'air indifférent du Sauvage; son regard était grisâtre et inflexible comme une verge de fer; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées : ses cheveux descendaient de sa tête en serpents engourdis, mais prêts à se dresser; ses bras, pendant à ses côtés, donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poignets tailladés de coups de sabre; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire rustique, mise, par la puissance des mœurs, au service d'intérêts et d'idées contraires à cette nature; la fidélité naive du vassal, la simple foi du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée à s'estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et de l'intrépidité de son cœur. Il ne parlait pas plus qu'un lion; il se grattait comme un lion, baillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de forêts: son intelligence était du genre de celle de la mort. Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes! Mais les républicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les exilés; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la révolution à la gorge; il avait crié: « Entrez; passez dera rière moi; elle ne vous fera aucun mal, elle ne bougera pas; je la tiens.» Personne ne voulut passer : alors Jacques Bonhomme relâcha la révolution, et Charette brisa son épée. »

CROMWELL. BUONAPARTE.

Délivrée des mains rustiques, la révolution tomba dans des mains guerrières: Buonaparte se jeta sur elle, et l'enchaîna.

J'ai déjà mesuré la taille de cet homme extraordinaire à celle de Washington; il reste à dire si Napoléon trouva son pendant en Angleterre, dans le Protecteur.

Cromwell eut du prêtre, du tyran et du grand homme son génie remplaça pour son pays la liberté. Il avait trop d'énergie pour parvenir à créer une autre puissance que la sienne; il ruina les institutions qu'il rencontra ou qu'il voulut donner, comme MichelAnge brisait le marbre sous son ciseau.

Transporté sur le théâtre de Napoléon, le vainqueur des Irlandais et des Écossais aurait-il été le vainqueur des Autrichiens, des Prussiens et des Russes? Cromwell n'a pas créé des institutions comme Buonaparte; il n'a pas laissé un code et une administration par qui la France et une partie de l'Europe sont encore régies. Napoléon réagit avec une force outrée, mais il avait pour excuse la nécessité de tuer le désordre son bras vigoureux enfonça trop avant son épée, et il perça la liberté qui se trouvait derrière l'anarchie.

« Les peuples vaincus ont appelé Napoléon un fléau1 : les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l'éternité et de la grandeur du courroux dont ils émanent: Ossa arida... dabo vobis spiritum, et vivelis: «Ossements arides, je vous donnerai mon souffle et vous < vivrez. » Ce souffle ou cette force s'est manifesté dans Buonaparte tant qu'il a vécu. Né dans une île pour aller mourir dans une île aux limites de trois continents; jeté au milieu des mers où Camoëns sembla le prophétiser en y plaçant le génie des tempètes, Buonaparte ne se pouvait remuer sur son rocher que nous n'en fussions avertis par une secousse; un pas du nouvel Adamastor à l'autre pôle se faisait sentir à celui-ci. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers, se fût retiré aux États-Unis, ses regards, attachés sur l'Océan, auraient suffi pour troubler les peuples de l'ancien monde. Sa seule présence sur le rivage américain de l'Atlantique eût forcé PEurope à camper sur le rivage opposé.

Quand Napoléon quitta la France une seconde fois, on prétendit qu'il aurait dû s'ensevelir sous les ruines de sa dernière bataille. Lord Byron, dans son ode satirique contre Napoléon, disait :

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Mourir prince ou vivre esclave, ton choix est ignoblement brave. » C'était mal juger la force de l'espérance dans une âme accoutumée à la domination et brûlante d'avenir. Lord Byron crut que le dictateur des rois avait abdiqué sa renommée avec son glaive, qu'il allait s'éteindre oublié : lord Byron aurait dû savoir que la destinée de Napoléon était une muse, comme toutes les grandes destinées; cette muse sut changer un dénoûment avorté dans une péripétie qui renouvelait et rajeunissait son héros. La solitude de l'exil et de la tombe de Napoléon a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige. Alexandre ne mourut point sous les yeux de la Grèce; il disparut dans les lointains pompeux de Babylone. Buonaparte n'est point mort sous les yeux de la France; il s'est perdu I Mes Mémoires.

dans les fastueux horizons des zones torrides. L'homme d'une réalité si puissante s'est évaporé à la manière d'un songe; sa vie, qui appartenait à l'histoire, s'est exhalée dans la poésie de sa mort. Il dort à jamais, comme un ermite ou comme un paria, sous un saule, dans un étroit vallon entouré de rochers escarpés, au bout d'un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l'immensité du bruit qui l'environna. Les nations sont absentes; leur foule s'est retirée. L'oiseau des tropiques, altelé, dit magnifiquement Buffon, au char du soleil, se précipite de l'astre de la lumière, et se repose seul un moment sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.

<< Buonaparte traversa l'océan pour se rendre à son dernier exil; il s'embarrassait peu de ce beau ciel qui ravit Christophe Colomb, Vasco et Camoëns. Couché à la poupe du vaisseau, il ne s'apercevait pas qu'au-dessus de sa tète étincelaient des constellations inconnues; leurs rayons rencontraient pour la première fois ses puissants regards. Que lui faisaient des astres qu'il ne vit jamais de ses bivouacs, et qui n'avaient pas brillé sur son empire! Et néanmoins aucune étoile n'a manqué à sa destinée : la moitié du firmament éclaira son berceau; l'autre était réservée pour illuminer sa tombe.»

LOVELACE.

MA DÉTENTION A LA PRÉFECTURE DE POLICE.

God save the king.

En revenant à travers ces incidences politiques à la littérature, reprenant celle-ci au commencement de la restauration de Charles II, sous lequel nous avons vu Milton mourir, une observation se présente d'abord.

Dans le combat que se livrèrent la royauté et le peuple, le principe républicain eut Milton pour son poète, le principe monarchique, Lovelace pour son barde: tirez de là la conséquence de l'énergie relative des deux principes.

Enfermé dans Gat-House à Westminster, sur un mandat des communes, Lovelace composa une élégante et loyale chanson, longtemps redite par les cavaliers.

Quand, semblable à la linotte, je suis renfermé, je chante d'une voix plus perçante la mansuétude, la douceur, la majesté et la « gloire de mon roi. Quand je proclame de toute ma force combien « il est bon, combien il est grand, les larges vents qui roulent la << mer ne sont pas aussi libres que moi.

« Des murs de pierre ne font pas une prison, des barreaux de « fer, une cage; un esprit innocent et tranquille compose de tout cela une solitude. Si je suis libre en mon amour, si dans mon âme je suis libre, les anges seuls, qui prennent leur essor dans les cieux, jouissent d'une liberté semblable à la mienne. »

Nobles et généreux sentiments! pourtant ils n'ont point fait vivre Lovelace, tandis que l'apologiste du meurtre de Charles Ier s'est placé à côté d'Homère. D'abord, Lovelace n'avait pas le génie de Milton; ensuite il appartenait par sa nature à des idées mortes. La fidélité est toujours admirable; mais les récentes générations conçoivent à peine ce dévouement à un individu, cette verlu resserrée dans les limites d'un système ou d'un attachement particulier; elles sont peu touchées de l'honneur, soit qu'elles manquent de cet honneur même nécessaire pour le comprendre, soit qu'elles n'aient de sympathie qu'avec l'humanité prise dans le sens général, ce qui, du reste, justifie toutes les làchetés. Montrose n'était point un personnage de Plutarque, comme l'a dit le cardinal de Retz; c'était un de ces hommes restés d'un siècle qui finit dans un siècle qui commence; leurs anciennes vertus sont aussi belles que les vertus nouvelles, mais elles sont stériles: plantées dans un sol épuisé, les mœurs nationales ne les fécondent plus.

Le colonel Richard Lovelace, rempli de mille séductions, et dont peut-être Richardson emprunta le nom en souvenir de ses gràces, mourut abandonné dans l'obscurité et la misère.

Sans être jeune et beau comme le colonel Lovelace, j'ai été comme lui enfermé. Les gouvernements qui depuis 1800 jusqu'à 1830 ont dominé la France avaient usé de quelque ménagement envers le serviteur des Muses: Buonaparte, que j'avais violemment attaqué dans le Mercure, eut envie de me tuer; il leva l'épée, et ne frappa pas. Une généreuse et libérale administration toute lettrée, toute composée de poètes, d'écrivains, de rédacteurs de feuilles publiques, n'a pas fait tant de façons avec un vieux camarade.

«Ma souricière, un peu plus longue que large, était haute de sept à huit pieds. La prose et les vers de mes devanciers barbouillaient les cloisons tachées et nues. Un grabat à draps sales remplissait les trois quarts de ma loge; une planche supportée par deux tasseaux, placée à deux pieds au-dessus du lit contre le mur, servait d'armoire au linge, bottes et souliers des détenus. Une chaise, une table et un petit tonneau, meuble infame, composaient le reste de l'ameublement. Une fenêtre grillée s'ouvrait fort haut; j'étais obligé de monter sur la table pour respirer l'air et jouir de la lumière. A travers les barreaux de ma cage à voleur, je n'apercevais qu'une cour sombre, étroite, des bâtiments noirs autour desquels tremblotaient des chauves-souris. J'entendais le cliquetis des clefs et des chaînes, le bruit des sergents de ville et des espions, le pas des sol

1 Mes Mémoires.

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