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voir par le Samson si Milton se croyait apprécié de ses contemporains.

Milton avait cette force d'âme qui surmonte le malheur et se sépare d'une illusion: ayant jelé tout son génie au monde dans son poëme, il continua ses travaux comme s'il n'avait rien donné aux hommes, comme si le Paradis perdu était un pamphlet tombé, un accident dont il ne fallait plus s'occuper. Il publia successivement Samson, le Paradis reconquis, une nouvelle Logique, un traité sur la vraie religion.

Le Paradis reconquis, est une œuvre de lassitude quoique calme et belle; mais la tragédie de Samson respire la force et la simplicité antique. Le poète s'est peint dans la personne de l'Israélite aveugle, prisonnier et malheureux: noble manière de se venger de son siècle.

Le jour de la fête de Dagon, Samson obtient la permission de respirer un moment à la porte de sa prison, à Gaza; là, il se lamente de ses misères :

« Je cherche ce lieu infréquenté pour donner quelque repos à mon <corps; mais je n'en trouve point à mes pensées inquiètes: comme « des frelons armés, elles ne m'ont pas plutôt rencontré seul, qu'elles « se précipitent sur moi en foule, et me tourmentent de ce que « j'étais au temps passé, et de ce que je suis à présent..... Le plus • grand de mes maux est la perte de la vue: aveugle au milieu de mes « ennemis ! Oh! cela est pire que les chaînes, les donjons, la men« dicité, la décrépitude? Le plus vil des animaux est au-dessus de « moi le vermisseau rampe, mais il voit. Mais moi, plongé dans les ténèbres au milieu de la lumière! O ténèbres! ténèbres ! té« nèbres ! en pleins rayons du midi! Ténèbres irrévocables, éclipse « totale sans aucune espérance de jour! Si la lumière est si néces<< saire à la vie, si elle est presque la vie; s'il est vrai que la lu<mière soit dans l'àme, pourquoi la vue est-elle confinée au tendre globe de l'œil, si aisé à éteindre ?...... Ah! s'il en eût été autre«ment, je n'aurais pas été exilé de la lumière pour vivre dins la « terre de la nuit, exposé à toutes les insultes de la vie, captif chez « des ennemis inhumains. »

On croit que par ces dernières paroles le poète faisait allusion à l'exécution du second Henri Vane.

Samson, mené à la fête de Gaza pour amuser les convives, prie Dieu de lui rendre sa force; il ébranle les colonnes de la salle du banquet, et périt sous les illustres ruines dont il écrase les Philistins, comme Milton en mourant a enseveli ses ennemis sous sa gloire.

Milton, dans ses derniers jours, fut obligé de vendre sa bibliothèque. Il approchait de sa fin le docteur Wright l'étant allé voir, le trouva retiré au premier étage de sa petite maison, dans une toute petite chambre: on montait à cette chambre par un escalier tapissé momentanément d'une moquette verte, afin d'assourdir le bruit des pas et de commencer le silence de l'homme qui s'avançait vers le silence éternel. L'auteur du Paradis perdu, vêtu d'un

pourpoint noir, reposait dans un fauteuil à coude: sa tête était nue; ses cheveux argentés tombaient sur ses épaules, et ses beaux yeux noirs d'aveugle brillaient sur la pàleur de son visage.

Le 10 novembre 1674, la divinité qui parlait la nuit au poète le vint chercher; il se réunit dans l'Éden céleste à ces anges au milieu desquels il avait vécu, et qu'il connaissait par leurs noms, leurs emplois et leur beauté.

Milton trépassa avec tant de douceur, qu'on ne s'aperçut pas du moment où, à l'àge de soixante-six ans moins un mois, il rendit à Dieu un des souffles les plus puissants qui animèrent jamais l'argile humaine. Cette vie du temps, ni longue ni courte, servit de base à une vie immortelle : le grand homme traîna assez de jours sur la terre pour s'ennuyer, pas assez pour épuiser son génie, qu'il posséda tout entier jusqu'à son dernier soupir. Bossuet, comme Milton, avait cinquante-neuf ans lorsqu'il composa le chef-d'œuvre de son éloquence: avec quel feu et quelle jeunesse il parle de ses cheveux blancs! Ainsi l'auteur du Paradis perdu se plaint d'être glacé par les années, en peignant les amours d'Adam et d'Eve. L'évêque de Meaux prononça l'Oraison funèbre de la reine d'Angleterre en 1669, l'année même où Milton donna quittance des secondes 5 liv. sterl. reçues pour la vente de son poëme. Ces incomparables génies, qui tous les deux, dans des rangs opposés, avaient fait le portrait de Cromwell, s'ignoraient l'un l'autre, et n'entendirent peut-être jamais prononcer leurs noms; les aigles qui sont vus de tous, vivent un à un et solitaires dans la montagne.

Milton mourut juste à moitié terme entre deux révolutions, quatorze ans après la restauration de Charles II, et quatorze ans avant l'avènement de Guillaume. Il fut enterré près de son père, dans le choeur de l'église de Saint-Gilles. Longtemps après, les curieux allaient voir une petite pierre dont l'inscription n'était plus lisible: cette pierre gardait les cendres délaissées de Milton; on ne sait si le nom de l'auteur du Paradis perdu n'avait point été effacé.

La famille du poète s'enfonça vite dans l'obscurité. Trente ans s'étaient écoulés depuis la mort de Milton, lorsque Déborah, voyant pour la première fois le portrait du poète, alors devenu célèbre, s'écria: «O mon père, mon cher père! » Déborah avait épousé Abraham Clarke, tisserand dans Spithfields; elle mourut, âgée de soixante-seize ans, au mois d'août 1727. Une de ses filles se maria à Thomas Foster, tisserand aussi. Réduite à la misère, un critique proposa une souscription en sa faveur : « Cette proposition, dit-il,

doit être bien reçue, puisqu'elle est faite par moi, qu'on pourrait • regarder comme le Zoïle de l'Homère anglais. » Zoïle n'eut pas le plaisir de nourrir la petite-fille d'Homère des outrages qu'il avait prodigués au père de l'épopée biblique. Le parterre anglais devint le tuteur de l'orpheline; elle eut à son bénéfice une représentation du Masque, dont Samuel Johnson, d'ailleurs assez dur dans son jugement sur Milton, fit le prologue.

Déborah fut connue du professeur Ward, et de Richardson, à qui nous devons une vie de Milton. Addison se fit le patron de Déborah, et obtint pour elle, de la reine Caroline, cinquante guinées.

Un fils de Déborah, Caleb Clarke, passa aux Indes dans les premières années du dix-huitième siècle. On a su, par sir James Mackintosh, que ce petit-fils de Milton avait été clerc de paroisse à Madras. Caleb Clarke eut de sa femme Marie trois enfants: Abraham, Marie, morte en 1706, et Isaac. Abraham, arrière-petit-fils de Milton, épousa au mois de septembre 1725, Anna Clarke; il en eut une fille, Marie Clarke, portée sur les registres de naissance, à Madras, 2 avril 1727. Là disparaît toute trace de la famille de Milton. On ne sait ce que sont devenus Abrabam et Isaac, qui ne moururent point à Madras, et dont jusqu'à présent on n'a point fait vérifier le décès sur les registres de Calcutta et de Bombay. S'ils étaient retournés en Angleterre, ils n'auraient point échappé aux admirateurs et biographes de Milton: ils se sont donc perdus dans les vastes régions de l'Inde, au berceau du monde chanté par leur aïeul. Peutêtre quelques gouttes inconnues du sang libre de Milton animent aujourd'hui le cœur d'un esclave; peut-être aussi coulent-elles dans les veines d'un prètre de Buddha, ou dans celles d'un de ces bergers indiens, qui se retire au frais sous un figuier, et surveille ses troupeaux à travers les entaillures coupées dans le feuillage ⚫ le plus épais.

Shelters in cool, end tends his pasturing herds
At loopholes cut thro' thickest shade.

Paradise lost.

Rien de plus naturel que la curiosité qui nous porte à nous enquérir de la familie des hommes illustres celle de Buonaparte n'a point péri, parce qu'il a laissé après lui les reines et les rois qu'il fit avec son épée. J'ai recherché ailleurs ce qu'étaient devenus les descendants de ce Cromwell, dont le nom se trouve inséparablement uni dans la gloire à celui de Milton.

« Il est possible, ai-je dit, qu'un héritier direct d'Olivier Cromwell, par Henri, soit maintenant quelque paysan irlandais, inconnu, catholique peut-être, vivant de pommes de terre dans les « tourbières d'Ulster, attaquant la nuit les orangistes, et se débattant contre les lois atroces du Protecteur. Il est possible encore que «ce descendant inconnu de Cromwell ait été un Franklin ou un << Washington en Amérique'.

PARADIS PERDU.

DE QUELQUES IMPERFECTIONS DE CE POEME.

Le comte de Dorset, cherchant des livres, entra chez le libraire de 'Les Quatre Stuarts.

Milton et mit par hasard la main sur le Paradis perdu. Le libraire pria humblement sa seigneurie de le lire et de lui procurer des acheteurs. Le comte l'emporta, le lut, le fit passer à Dryden, qui le lui renvoya avec ces mots : Cet homme nous efface, nous et les anciens.

Cependant la renommée du Paradis perdu ne marcha qu'avec lenteur des mœurs frivoles et corrompues, l'aversion qu'on portait à des sectes religieuses dont les excès avaient fait naître l'esprit d'incrédulité, s'opposaient au succès d'un poëme aussi sévère par le sujet, le style et la pensée : ni le duc de Buckingham, ni le comte de Rochester, ni le chevalier Temple, ne s'occupent de Milton. Mais, en 1688, une édition in-folio du Paradis perdu, sous le patronage de lord Sommers, fit du bruit on cût dit que la gloire de l'ennemi des Stuarts, par eux opprimée, avait attendu l'année de leur chute pour éclater. Si Milton eût vécu, comme son frère, jusqu'à l'époque de la révolution de 1688, eût-il trouvé grâce devant le gouvernement nouveau? J'en doute; on ne fit que changer de roi. Le vieux régicide Ludlow, accouru de Lausanne, se trouva aussi étranger sous Guillaume III qu'il l'eût été sous Jacques II: homme d'un autre temps, il retourna mourir dans sa solitude.

Peu à peu les éditions du Paradis perdu se multiplièrent. Addison lui consacra dix-huit articles du Spectateur. Alors il n'y eut plus assez d'autels pour le dieu; Milton prit, dans le culte public, sa place à côté de Shakespeare.

Quelques voix opposantes se firent entendre pourtant; aucune grande renommée ne s'élève sans contradicteurs. On prétendit que Milton avait imité Masénius, Ramsay, Vida, Sannazar, Romous, Fletcher, Staforst, Taubman, Andreini, Quintianus, Malapert, Fox: on aurait pu ajouter à cette liste Saint-Avite, Dubartas et le Tasse: Saint-Avite a de très belles scènes dans Eden. Il est probable que Milton, à Naples, dans la compagnie de Manso, avait lu les Sette giornate del mondo creato du Tasse. Le chantre de la Jérusalem fait sortir Eve du sein d'Adam, tandis que Dieu arrosait d'un sommeil paisible les membres de notre premier père assoupi :

Ed irrigò di placida quiete

Tutte le membra al sonnacchioso...

Le Tasse amollit l'image biblique, et dans ses douces créations la femme n'est plus que le premier songe de l'homme.

Que fait tout cela à la gloire de Milton? Ces prétendus originaux ont-ils ouvert leurs ouvrages par le réveil de Satan dans l'enfer? ont-ils traversé le chaos avec l'ange rebelle, aperçu la création du seuil de l empyrée, apostrophé le soleil, contemplé le bonheur de l'homme dans sa primitive innocence, deviné les majestueuses amours d'Eve et d'Adam?

Soit qu'en traduisant Milton, l'habitude d'une société intime m'ait accoutumé à ses défauts; soit qu'élargissant la critique, je juge le

poète d'après les idées qu'il devait avoir, je ne suis plus blessé des choses qui me choquaient autrefois. La découverte de l'artillerie dans le ciel me semble aujourd'hui découler d'une idée fort naturelle Milton fait inventer par Satan ce qu'il trouve de pire parmi les hommes. Il revient souvent sur cette invention à propos de la conspiration des poudres; il a cinq pièces latines, in Proditionem bombardicam; in Inventorem bombarda.

Les railleries des démons sont une imitation des railleries des héros d'Homère. J'aime à voir l'Iliade apparaître au travers du Paradis perdu.

Les démons changés en serpents qui sifflent leur chef, lorsqu'il vient se vanter d'avoir (sous la figure d'un serpent) perdu la race humaine, sont les caprices, d'ailleurs étonnamment bien exprimés, d'une imagination surabondante. Dans les critiques que l'on a faites de ce passage, on n'a pas vu, ou on n'a pas voulu voir l'explication que le poète lui-même donne de la métamorphose: elle est conforme au sujet de l'ouvrage et aux traditions les plus populaires du christianisme. C'est pour la dernière fois que l'on aperçoit Satan : le prince des ténèbres, superbe intelligence au commencement du poëme, avant la séduction d'Adam, devient hideux reptile à la fin du poëme, après la chute de l'homme au lieu de l'esprit qui brillait encore à l'égal du soleil éclipsé, il ne vous reste plus que l'ancien serpent, que le vieux dragon de l'abîme.

Il serait moins injuste de reprocher à Milton quelques traits de mauvais goût : « ce dîner (de fruits) qui ne refroidit pas,» par exemple. J'aurais voulu pouvoir supprimer les vers où Adam dit à Eve qu'elle est une côte tortueuse que lui, Adam, avait de trop; et malheureusement cette injure se trouvait placée dans un morceau dramatique d'une beauté achevée.

Le poète abuse un peu de son érudition; mais après tout, mieux vaut être trop instruit que de ne l'être pas assez : Milton a tiré plus de beautés de son savoir que Shakespeare de son ignorance. N'estil pas surprenant qu'au milieu de la mauvaise physique de son temps il annonce l'attraction, démontrée depuis par Newton! Keppler, Boullian et Hook, il est vrai, avaient mis sur la voie de la découverte, et Milton aurait pu connaître ce qu'on appelait alors la force tractoire. Dans l'antiquité, Aristarque fait du soleil le centre unique de l'univers.

Des nuances et des lumières manquent, de fois à autre, dans les tableaux du poète; on devine que le peintre ne voit plus, comme en musique on reconnaît le jeu d'un aveugle à l'indéfini de certaines notes. Les descriptions du Paradis perdu ont quelque chose de doux, de velouté, de vaporeux, d'idéal, comme des souvenirs : les soleils couchants de Milton, en rapport avec son age, la nuit de ses paupières et la nuit approchante de sa tombe, ont un caractère de mélancolie qu'on ne retrouve nulle part. Lui demanderez-vous rien de plus, lorsqu'en peignant une nuit dans Eden, il vous dit : « Le

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