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Si l'on ne connaissait la rage des partis, croirait-on qu'on pût jamais faire un crime à un homme d'être aveugle? Mais remercions ces abominables haines, elles nous ont valu quelques lignes admirables, Milton répond d'abord qu'il a perdu la vue à la défense de la liberté, et il ajoute ces paroles de sublimité et de tendresse:

« Dans la nuit qui m'environne, la lumière de la divine pré«sence brille pour moi d'un plus vif éclat. Dieu me regarde avec plus de tendresse et de compassion, parce que je ne puis plus voir « que lui. La loi divine non-seulement doit me servir de bouclier « contre les injures, mais me rendre plus sacré; non à cause de la << privation de la vue, mais parce que je suis à l'ombre des ailes « divines qui semblent produire en moi ces ténèbres. J'attribue à << cela les affectueuses assiduités de mes amis, leurs attentions con<< solantes, leurs bonnes visites et leurs égards respectueux. »>

On voit à quelle extrémité il était réduit pour écrire par le passage d'une de ses lettres à Pierre Heimbach:

«Celle de mes vertus, que vous appelez ma vertu politique, et que j'aimerais mieux que vous eussiez appelée mon dévouement « à ma patrie (doux nom qui me charme toujours), ne m'a pas << trop bien récompensé. En finissant ma lettre, si vous en trouvez

quelque partie tracée incorrectement, vous en imputerez la faute « au petit garçon qui écrit pour moi; il ignore absolument le latin, « et je suis forcé misérablement de lui épeler chaque lettre que je « dicte.

Les maux de Milton étaient encore aggravés par des chagrins domestiques j'ai déjà dit qu'il avait perdu sa première femme Marie Powell, morte en couches; sa seconde femme, Catherine Wood Cock de Hackeney, mourut aussi en couches au bout d'un an. Sa troisième femme, Élisabeth Minshul, lui survécut et le servit bien. Il paraît qu'il fut peu aimé ses filles, qui jouent un si beau rôle poétique dans sa vie, le trompaient et vendaient secrètement ses livres. Il s'en plaignait. Malheureusement son caractère semble avoir eu l'inflexibilité de son génie. Johnson a dit avec précision et vérité que Milton croyait la femme faite seulement pour l'obéissance et l'homme pour la rébellion.

PUBLICATION DU PARADIS PERDU.

Il touchait à l'âge de cinquante-neuf ans, lorsqu'en 1667 il songea à publier le Paradis perdu. Il en avait montré le manuscrit, alors divisé en dix livres, à Ellwood, quaker qui a laissé à la littérature anglaise l'Histoire sacrée et la Davideïde. Le manuscrit du Paradis perdu n'était pas de la main de l'auteur: Milton n'ayant pas le moyen de payer un copiste, quelques amis avaient écrit alternativement sous sa dictée. Le censeur refusait l'imprimatur à cet autre Galilée, découvreur d'astres nouveaux ; il chicanait à chaque vers; il lui semblait surtout que le crime de haute trahison ressortait du

magnifique passage où la gloire obscurcie de Satan est comparée à une éclipse, laquelle alarme les rois par la frayeur des révolutions. Mais comment le docteur Tomkyns ne s'aperçut-il pas des allusions aux mœurs de la dynastie restaurée, allusions si sensibles dans ces vers qui font partie de la belle invocation à l'amour conjugal ?

« Il n'a point ces plaisirs (l'amour) dans le sourire acheté des « prostituées, dans de rapides jouissances sans passion, sans joie, « et que rien ne rend chères; il ne les a point dans la danse des fa<< vorites ou sous le masque lascif, ou dans le bal de minuit, ou « dans la sérénade donnée par un amant famélique à sa fière beauté « qu'il serait mieux de quitter avec mépris. »

Milton peint encore plus clairement la cour de Charles dans la cour de Bacchus, lorsqu'il représente les courtisans prêts à le déchirer, lui Milton, comme les Bacchantes déchirèrent Orphée sur les monts de la Thrace :

« Chasse au loin les barbares discords de Bacchus et de ses en«fants de la joie; race de cette horde forcenée qui déchira sur le « Rhodope le chantre de la Thrace: il ravit l'oreille des bois et des « rochers, jusqu'à ce qu'une clameur sauvage noyât et la voix et «la lyre la Muse ne put défendre son fils. »

Il est probable que l'ingénieuse làcheté du censeur sauva le Paradis perdu: Tomkyns n'osa point reconnaître le roi et ses amis dans un portrait dont la ressemblance frappait tous les yeux.

Les libraires intimidés ne se pressaient pas d'acquérir le manuserit d'un auteur pauvre, presque inconnu comme poète, suspect et détesté comme prosateur. Enfin il y en eut un plus hardi que les autres: il osa se charger en tremblant de l'ouvrage fatal.

On a conservé le contrat de vente et le manuscrit du poëme souillé de l'imprimatur : le contrat porte ce titre : Milton's agreement with M.Symons for Paradise lost, dated 27th april 1667. Convention de Milton avec M. Symons pour le Paradis perdu, datée du 27 avril 1667.

Il est dit, dans cette convention, que Jean Milton, gentleman, cède à Samuel Symons, imprimeur, en propriété et pour toujours, pour la somme de 5 liv. sterl., à lui, Milton, présentement payée, tous les exemplaires, copies et manuscrits d'un poëme, intitulé: Paradis perdu, ou de quelque autre titre ou nom que ledit poëme est ou sera nommé. Clause singulière par laquelle on voit que Milton, son poëme fait et vendu, hésitait encore sur le titre qu'il lui donnerait. Samuel Symons s'engage, en considération (in consideration) de l'acquisition du Paradis perdu, à payer une autre somme de 5 liv. sterl. à la fin de la première impression, quand il aura vendu 1,300 exemplaires de l'ouvrage. Il s'engage de plus à payer à Jean Milton ou à ses héritiers, à la fin d'une seconde édition, après la vente aussi de 4,300 exemplaires, une troisième somme de 5 liv. sterl. A la suite de ce contrat on voit trois quittances, l'une datée du 26 avril 1669, et signée Jean Milton, qui reconnaît avoir reçu les secondes 5 liv.

sterl. mentionnées au contrat; l'autre signée d'Élisabeth, veuve Milton, le 21 décembre 1680, qui reconnaît avoir reçu la somme de 8 liv. sterl. en cession de tous ses droits sur l'édition en douze livres du Paradis perdu; enfin une troisième quittance, ou plutôt des espèces de lettres-patentes d'Élisabeth Milton, du 29 avril 1681, laquelle renonce à jamais à toute reprise contre Samuel Symons, à toutes réclamations qui pourraient être à faire, from the beginning of the world unto the day of these presents, a depuis le commencement du monde jusqu'au jour de ces présentes. » Faites dans la trente-troisième année du règne de notre souverain seigneur Charles, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, d'Écosse, d'Irlande et de France, et défenseur de la foi.

Ainsi Milton reçut 10 liv. sterl. pour la cession de la propriété du Paradis perdu, et sa veuve 8. Les dernières lettres de cette veuve sont datées de la trente-troisième année du règne de Charles second, c'est-à-dire que la révolution de 1649 est non avenue; que Cromwell n'a pas régné, et que Milton, secrétaire de la république et du Protecteur, n'a point écrit sous la république et le protectorat, le poëme immortel vendu pour 10 liv. sterl., payées dans l'espace de deux ans. Et c'est la veuve de Milton qui signe tout cela! Qu'importe ! il n'appartenait pas plus à Charles II d'effacer les temps dont Cromwell et Millon avaient fixé la date, qu'à Louis XVIII de rayer de son règne celui de Napoléon.

SAMSON AGONISTE. PARADIS RECONQUIS. NOUVELLE LOGIQUE. VRAIE RELIGION. MORT DE MILTON.

Le Paradis perdu, pendant toute la vie du poète, demeura enseveli au fond de la boutique du libraire aventureux. En 1667, dans toute la gloire de Louis XIV, lorsque Andromaque faisait son apparition sur la scène, John Milton était-il connu en France? Oui : peut-être de quelques gens de justice, comme un coquin d'écrivassier dont les diatribes avaient été dûment brulées par la main du bourreau à Paris et à Toulouse.

Milton survécut sept ans à la publication de son poëme, et n'en vit point le succès. Johnson, qui retranche au poète tout ce qu'il lui peut retrancher, ne lui veut pas même laisser l'amer plaisir d'avoir cru qu'il s'était trompé, d'avoir pensé qu'il avait perdu sa vie, ou qu'un âge indifférent et jaloux méconnaissait son génie. Le docteur prétend que le Paradis perdu eut un succès véritable durant la vie de l'auteur; que celui-ci« vit les progrès silencieux de son ouvrage; • qu'il ne fut point découragé, se reposant sur son propre mérité • avec une confiance intime dans son talent, attendant sans impa« tience les vicissitudes de l'opinion et l'impartialité de la généra ◄tion suivante. »

Cette supposition est contraire aux faits matériels, et l'on va

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