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« J'en devins passionnément amoureux; mais soudain je la perdis « de vue je n'ai jamais su qui elle était, et ne l'ai jamais retrou«vée. Je fis le serment de ne jamais aimer. »>

Si le poète tint son serment, il faudrait supposer qu'il n'aima aucune de ses trois femmes, car il se maria trois fois. En ce cas qu'aurait été la vierge si promptement évanouie? Peut-être cette compagne céleste qui visitait l'Homère anglais pendant la nuit, et lui dictait ses plus tendres vers. Dans un beau portrait de Milton, M. Pichot raconte que cette sylphide mystérieuse était Leonora, l'Italienne l'auteur du Pèlerinage à Cambridge brode là-dessus une touchante nouvelle historique. W. Bowles et M. Bulwer ont développé la même fiction.

Le comte d'Essex ayant pris Reading en 1643, le père et le frère de Milton, qui s'étaient retirés dans cette ville, retournèrent à Londres et vinrent demeurer chez le poète. Milton avait alors trentecinq ans un jour il se dérobe de sa maison, sans être accompagné de personne; son absence dura un mois, au bout duquel il rentra marié, sous le toit d'où il était sorti garçon. Il avait épousé la fille aînée de Richard Powel, juge de paix de Forest-Hill, près Shotover, dans Oxford-Shire. Richard Powel avait emprunté du père de Milton 500 liv. st. qu'il ne lui rendit jamais, et qu'il crut payer en donnant sa fille au fils de son créancier. Ces noces, aussi furtives que des amours, en eurent l'inconstance Milton ne quitta pas sa femme, comme Shakespeare: ce fut sa femme qui l'abandonna. La famille de Marie Powel était royaliste: soit que Marie ne voulût pas vivre avec un républicain, soit tout autre motif, elle retourna chez ses parents. Elle avait promis de revenir à la Saint-Michel, et elle ne revint pas : Milton écrit lettres sur lettres, point de réponse; il dépêche un messager qui perd son éloquence et son temps. Alors l'époux délaissé se résout à répudier l'épouse fugitive pour faire jouir les autres maris de l'indépendance qu'il se propose, son esprit le porte à changer en une question de liberté une question de susceptibilité personnelle; il publie son traité sur le divorce.

TRAITÉ DE MILTON SUR LE DIVORCE.

Ce traité est divisé en deux livres: The Doctrine and discipline of divorce, restaured to the good of both sexes, etc., « Doctrine et discipline du divorce, rétablies pour le bien des deux sexes. >> Il s'ouvre par une adresse au Long Parlement.

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a S'il était sérieusement demandé, ô Parlement renommé, as⚫ semblée choisie! qui de tous les docteurs et maîtres a jamais at« tiré à lui un plus grand nombre de disciples en matière de re«ligion et mœurs, on répondrait avec une apparence de vérité : « C'est la coutume. La théorie et la conscience recommandent pour • guide la vertu; cependant, que cela arrive par le secret de la vo

«<lonté divine ou par l'aveuglement originel de notre nature, la cou«tume est silencieusement reçue comme le meilleur instructeur. » L'écrivain pose ensuite divers principes qu'il ne prouve pas tous également.

L'homme est l'occasion de ses propres misères, dans la plupart « de ses maux qu'il attribue à la main de Dieu. Ce n'est pas Dieu « qui a défendu le divorce, c'est le prêtre. La loi de Moïse permet « le divorce, la loi du Christ n'a pas aboli cette loi de Moïse. La loi « canonique est ignorante et inique lorsque, en stipulant les droits « du corps, elle n'a rien fait pour la réparation des injustices et des « souffrances qui naissent de l'esprit. Le mariage n'est pas un re« mède contre les exigences de la nature; il est l'accomplissement << de l'amour conjugal et d'un aide mutuel: l'amour et la paix de la « famille font le mariage aux yeux de Dieu. Or, si l'amour et la « paix n'existent pas, il n'y a plus de mariage. Rien ne trouble et « ne désole plus un chrétien qu'un mariage où l'incompatibilité de caractère se rencontre: l'adultère corporel n'est pas la plus « grande offense faite au mariage : il y a un adultère spirituel, « une infidélité des intelligences antipathiques, plus cruelle que « l'adultère corporel. Prohiber le divorce pour cause naturelle, est contre nature. Deux personnes mal engagées dans le mariage « passent les nuits dans les discordes et les inimiliés, se réveillent « dans l'agonie et la douleur; ils traînent leur existence de mal en « mal, jusqu'à ce que le meilleur de leurs jours se soit épuisé dans l'infortune, ou que leur vie se soit évanouie dans quelque peine « soudaine. Moïse admet le divorce pour dureté de cœur; le « Christ n'a pas aboli le divorce, il l'a expliqué; saint Paul a com« menté les paroles du Christ. Le Christ ne faisait pas de longs dis« cours, souvent il parlait en monosyllabes; il semait çà et là, « comme des perles, les grains célestes de sa doctrine; ce qui de«mande de l'attention et du travail pour les recueillir. On peut dire « à celui qui renvoie sa femme pour cause d'adultère : Pardonnezlui. Vous pouvez montrer de la miséricorde; vous pouvez ga«gner une àme: ne pourriez-vous donc divorcer doucement avec • celle qui nous rend malheureux? Dieu n'aime pas à labourer de « chagrins le cœur de l'homme; il ne se plaît pas dans nos com<< bats contre des obstacles invincibles. Dieu le Fils a mis toute «< chose sous ses pieds; mais il a commandé aux hommes de mettre « tout sous les pieds de la charité. »

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Milton ne résout ici aucune question particulière; il n'entre point dans les difficultés touchant les enfants et les partages; son esprit large était contraire à l'esprit anglais, qui se renferme dans le cercle de la société pratique. Milton généralise les idées, les applique à la société dans son ensemble, à la nature humaine entière; il fait liberté de tout, et prêche l'indépendance de l'homme sous quelque rapport que ce soit. Et cependant cet ardent champion du divorce a divinement chanté la sainteté et les délices de l'amour conjugal :

« Salut, amour conjugal, mystérieuse loi, véritable source de l'hu« maine postérité. » (Paradis perdu, liv. IV.)

D'après ses principes sur le divorce, Milton voulut épouser une fille du docteur Dawis, jeune et spirituelle; mais elle ne se souciait pas du beau génie qui la recherchait. La première femme du poète se ressouvint de lui alors : la famille Powell, devenue moins royaliste à mesure que la cause royale devenait moins victorieuse, désirait un raccommodement. Milton étant allé chez un de ses voisins nommé Blackboroug, soudain la porte d'une chambre s'ouvre Marie Powell se jette en larmes aux pieds de son mari et confesse ses torts; Milton pardonne à la pécheresse: aventure qui nous a valu l'admirable scène entre Adam et Ève au x livre du Paradis perdu.

Soon his heart relented

Tow'rds her, his life so late and sole delight,

Now at his feet submissive in distress!

« Son cœur bientôt s'attendrit pour elle, naguère sa vie et ses seules délices, à présent à ses pieds soumise dans la douleur. La postérité a profité d'une tracasserie de ménage.

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Un mariage romanesque commencé dans le mystère, renoué dans. les larmes, eut pour résultat la naissance de trois filles, et deux de ces Antigones rouvrirent les pages de l'antiquité à leur père aveugle.

Après le triomphe des parlementaires, Milton offrit un asile à la famille de sa femme. Todd a retrouvé des papiers dans les archives publiques, par lesquels on voit que Milton prit possession du reste de la fortune de son beau-père lorsqu'il mourut, fortune qui lui revenait comme hypothèque d'une somme prêtée par le père du poète. La veuve de Powell pouvait réclamer son douaire; elle ne l'osa, « car, « dit-elle, M. Milton est un homme dur et colère; et ma fille, qu'il a épousée,serait perdue si je poursuivais ma réclamation. » Les presbytériens ayant attaqué l'écrit sur le divorce, l'auteur irascible se détacha de leur secte, et devint leur ennemi.

DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.

Milton fit bientôt paraître son Areopagitica, le meilleur ouvrage en prose anglaise qu'il ait écrit. Cette manière de s'exprimer, liberté de la presse, n'étant pas encore connue, il intitula son ouvrage: A speech for the liberty of unlicens'd printing, to the parliament of England. « Discours pour la liberté d'imprimer sans licence (permission), au parlement d'Angleterre. »

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Après avoir remarqué que la censure est inutile contre les mauvais livres, puisqu'elle ne les empêche pas de circuler, l'auteur ajoute: << Tuer un homme, c'est tuer une créature raisonnable; tuer un livre, c'est tuer la raison, c'est tuer l'immortalité plutôt que la vie. Les

« révolutions des âges souvent ne retrouvent pas une vérité rejetée, et faute de laquelle des nations entières souffrent éternellement. « Le peuple vous conjure de ne pas rétrograder, d'entrer dans « le chemin de la vérité et de la vertu. Il me semble voir dans ma • pensée une noble et puissante nation se lever, comme un homme fort après le sommeil; il me semble voir un aigle muant sa puis« sante jeunesse, allumant ses regards non éblouis au plein rayon ⚫ du soleil de midi, ôtant à la fontaine même de la lumière céleste « les écailles de ses yeux longtemps abusés, tandis que la bruyante et timide volée des oiseaux qui aiment le crépuscule fuit en désordre. Supprimerez-vous cette moisson fleurie de connaissances <«<et de lumières nouvelles qui ont grandi et qui grandissent encore « journellement dans cette cité? Etablirez-vous une oligarchie de vingt monopoleurs, pour affamer nos esprits? N'aurons-nous rien << au delà de la nourriture qui nous sera mesurée par leur boisseau? « Croyez-moi, lords et communes, je me suis assis parmi les sa• vants étrangers; ils me félicitaient d'être né sur une terre de li«berté philosophique, tandis qu'ils étaient réduits à gémir de la « servile condition où le savoir était réduit dans leur pays. J'ai visité le fameux Galilée devenu vieux, prisonnier de l'inquisition « pour avoir pensé en astronomie autrement qu'un censeur fran<< ciscain ou dominicain. La liberté est la nourrice de tous les grands « esprits : c'est elle qui éclaire nos pensées comme la lumière du « ciel. >>

A cet énergique langage on reconnaît l'auteur du Paradis perdu. Milton est un aussi grand écrivain en prose qu'en vers; les révolutions l'ont rapproché de nous; ses idées politiques en font un homme de notre époque il se plaint dans ses vers d'ètre venu un siècle trop tard; il aurait pu se plaindre dans sa prose d'ètre venu un siècle trop tôt. Maintenant l'heure de sa résurrection est arrivée; je serais heureux d'avoir donné la main à Milton pour sortir de sa tombe comme prosateur; depuis longtemps la gloire lui a dit comme poèle: « Lève-toi! » Il s'est levé et ne se recouchera plus.

La liberté de la presse doit tenir à grand honneur d'avoir pour patron l'auteur du Paradis perdu; c'est lui qui le premier l'a nettement et formellement réclamée. Avec quel art pathétique le poète ne rappelle-t-il pas qu'il a vu Galilée, sous le poids de l'àge et des infirmités, près d'expirer dans les fers de la censure, pour avoir osé affirmer le mouvement de la terre! C'était un exemple pris à la hauteur de Milton. Où irions-nous aujourd'hui si nous tenions un pareil langage?

Regardez, regardez, peuples du Nouveau-Monde!
N'apercevez-vous rien sur votre mer profonde?
Ne vient-il pas à vous du fond de l'horizon
Un cétacée informe au triple pavillon?

Vous ne devinez pas ce qui se meut sur l'onde •
C'est la première fois qu'on lance une prison.

Loi de la presse. M. A. Musset.

MORT DU PÈRE DE MILTON. ÉVÉNEMENTS HISTORIQUES. TRAITÉ SUR L'ÉTAT DES ROIS ET DES MAGISTRATS.

En 1645 Milton recueillit les poëmes latins et anglais de sa jeunesse. Les chansons furent mises en musique par Henri Lawes, attaché à la chapelle de Charles Ier: la voix de l'apologiste allait bientôt se faire entendre au cercueil du monarque à la chapelle de Windsor.

Le père de Milton mourut; les parents de la femme du poète retournèrent chez eux, et sa maison, dit Philips, redevint encore une fois le temple des Muses. A cette époque, Milton fut au moment d'être employé en qualité d'adjudant dans les troupes de sir Willian Waler, général du parti presbytérien, dont nous avons des Mémoires.

Lorsque, au mois d'avril 1647, Fairfax et Cromwell se furent emparés de Londres, Milton, pour continuer plus tranquillement ses études, quitta son grand établissement de Berbicane, et se retira dans une petite maison de High Holborne, près de laquelle j'ai longtemps demeuré. Et c'est ici le lieu de rappeler une observation que j'ai faite au commencement de cet Essai : « Une vue de la littérature, isolée de l'histoire des nations, ai-je dit, créerait un prodigieux mensonge; en entendant des poètes successifs chanter imperturbablement leurs amours et leurs moutons, on se figurerait l'existence non interrompue de l'âge d'or sur la terre. Il y a toujours chez une nation, au moment des catastrophes et parmi les plus grands événements, un prêtre qui prie, un poète qui chante, etc. » Nous voyons Milton se marier, s'occuper de l'étude des langues, élever des enfants, publier des opuscules en prose et en vers, comme si l'Angleterre jouissait de la plus profonde paix : et la guerre civile était allumée, et mille partis se déchiraient, et l'on marchait dans le sang parmi des ruines.

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En 1644 les batailles de Marstonmoor et de Newbury avaient été livrées; la tête du vieil archevêque Laud était tombée sous le fer du bourreau. Les années 1645 et 1646 virent le combat de Naseby, la prise de Bristol, la défaite de Montross, la retraite de Charles 1er à l'armée écossaise qui livra aux Anglais leur monarque pour 400,000 livres sterling.

Les années 1647, 1648, 1649, furent plus tragiques encore; elles renferment dans leur période fatale le soulèvement de l'armée, l'enlèvement du roi par Joyce, l'oppression du parlement par les soldats, la seconde guerre civile, l'évasion du roi, la seconde arrestation de ce monarque, l'épuration violente du parlement, le jugement et la mort de Charles 1er.

Qu'on se reporte à ces dates, et l'on y placera successivement ces ouvrages de Milton dont je viens de parler. Milton assista peut-être comme spectateur à la décapitation de son souverain; il revint peut

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