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tandis que nous comprenons la douleur de Desdémone, c'est que les peuples ont différentes manières de rire, et qu'ils n'en ont qu'une de pleurer.

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Les poètes tragiques trouvent quelquefois le comique, les poêtes comiques s'élèvent rarement au tragique: il y a donc quelque chose de plus vaste dans le génie de Melpomène, que dans l'esprit de Thalie. Quiconque représente le côté souffrant de l'homme, peut aussi représenter le côté gai, parce que celui qui saisit le plus peut saisir le moins. Au contraire, le peintre qui s'attache aux choses plaisantes, laisse échapper les rapports sévères, parce que la faculté de distinguer les petits objets suppose presque toujours l'impossibilité d'embrasser les grands. Un seul poète comique marche l'égal de Sophocle et de Corneille, Molière: mais, chose remarquable, le comique du Tartu e du Misanthrope, par son extrême profondeur, et, si j'ose le dire, pa sa tristesse, se rapproche de la gravité tragique.

Il y a deux manières de faire rire: l'une est de présenter d'abord les défauts et de mettre ensuite en relief les qualités; ce comique mène quelquefois à l'attendrissement : l'autre manière consiste à donner d'abord des louanges, et à couvrir ensuite la personne louée de tant de ridicules, qu'on finit par perdre l'estime qu'on avait conçue pour de nobles talents ou de hautes vertus. Ce comique est le nihil mirari, qui flétrit tout.

Le caractère dominant du fondateur du théâtre anglais se forme de la nationalité, de l'éloquence, des observations, des pensées, des maximes tirées de la connaissance du cœur humain et applicables aux diverses conditions de l'homme; il se forme surtout de l'abondance de la vie. On comparait un jour le génie de Racine à l'Apollon du Belvédère, et le génie de Shakespeare à la statue équestre de Philippe IV, à Notre-Dame de Paris : « Soit, répondit Diderot:

mais que penseriez-vous si cette statue de bois, enfonçant son << casque, secouant ses gantelets, agitant son épée, se mettait à che<< vaucher dans la cathédrale? » Le poète d'Albion, doué de la puissance créatrice, anime jusqu'aux objets inanimés; décorations, planches de la scène, rameau d'arbre, brin de bruyère, ossements, tout parle rien n'est mort sous son toucher, pas même la Mort.

Shakespeare fait un grand usage des contrastes; il aime à mêler des divertissements et les acclamations de la joie à des pompes fumèbres et à des cris de douleur. Que des musiciens appelés aux noces de Juliette arrivent précisément pour accompagner son cercueil; qu'indifférents au deuil de la maison, ils se livrent à d'indécentes plaisanteries et s'entretiennent des choses les plus étrangères à la Leatastrophe qui ne reconnaît là toute la vie, qui ne sent toute l'amertume de ce tableau et qui n'a été témoin de pareilles scènes ? Cés effets ne furent point inconnus des Grecs; on retrouve dans Euripide des traces de ces naïvetés que Shakespeare mêle au plus haut ton tragique. Phèdre vient d'expirer; le choeur ne sait s'il doit entrer dans l'appartement de la princesse.

PREMIER DEMI-CHOEUR.

Compagnons, que ferons-nous? Devons-nous entrer dans le palais, pour aider à dégager la reine de ses liens étroits?

SECOND DEMI-CHOEUR.

Ce soin appartient à ses esclaves. Pourquoi ne sont-ils pas présents? Quand on se mêle de beaucoup d'affaires, il n'y a plus de sûreté dans la vie.

Dans Alceste, la Mort et Apollon échangent des plaisanterics. La Mort veut saisir Alceste tandis qu'elle est jeune, parce qu'elle ne se soucie pas d'une proie ridée. Ces contrastes touchent de près au terrible, mais aussi une seule nuance ou trop forte ou trop faible dans l'expression les rend bas ou ridicules.

QUE LA MANIÈRE DE COMPOSER DE SHAKESPEARE A CORROMPU LE GOUT. ÉCRIRE EST UN ART.

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Shakespeare joue ensemble, et au même moment, la tragédie dans le palais, la comédie à la porte; il ne peint pas une classe particulière d'individus; il mêle, comme dans le monde réel, le roi et l'esclave, le patricien et le plébéien, le guerrier et le laboureur, l'homme illustre et l'homme ignoré; il ne distingue pas les genres: il ne sépare pas le noble de l'ignoble, le sérieux du bouffon, le triste du gaí, le rire des larmes, la joie de la douleur, le bien du mal. Il met en mouvement la société entière, ainsi qu'il déroule en entier la vie d'un homme. Le poète semble persuadé que notre existence n'est pas renfermée dans un seul jour, qu'il y a unité du berceau à la tombe: quand il tient une jeune tête, s'il ne l'abat pas, il ne vous la rendra que blanchie; le temps lui a remis ses pouvoirs.

Mais cette universalité de Shakespeare a, par l'autorité de l'exemple et l'abus de l'imitation, servi à corrompre l'art; elle a fondé l'erreur sur laquelle s'est malheureusement établie la nouvelle école dramatique. Si pour atteindre la hauteur de l'art tragique il suffit d'entasser des scènes disparates sans suite et sans liaison, de brasser ensemble le burlesque et le pathétique, de placer le porteur d'eau auprès du monarque, la marchande d'herbes auprès de la reine, qui ne peut raisonnablement se flatter d'être le rival des plus grands maîtres? Quiconque se voudra donner la peine de retracer les accidents d'une de ses journées, ses conversations avec des hommes de rangs divers, les objets variés qui ont passé sous ses yeux, le bal et le convoi, le festin du riche et la détresse du pauvre; quiconque aura écrit d'heure en heure son journal, aura fait un drame à la manière du poète anglais.

Persuadons-nous qu'écrire est un art; que cet art a des genres; que chaque genre a des règles. Le genre et les règles ne sont point arbitraires, ils sont nés de la nature même : l'art a seulement séparé

ce que la nature a confondu; il a choisi les plus beaux traits sans s'écarter de la ressemblance du modèle. La perfection ne détruit point la vérité Racine, dans toute l'exellence de son art, est plus naturel que Shakespeare, comme l'Apollon, dans toute sa divinité, a plus les formes humaines qu'un colosse égyptien.

La liberté qu'on se donne de tout dire et de tout représenter, le fracas de la scène, la multitude des personnages, imposent, mais ont au fond peu de valeur; ce sont liberté et jeux d'enfants. Rien de plus facile que de captiver l'attention et d'amuser par un conte; pas de petite fille qui, sur ce point, n'en remontre aux plus habiles. Croyezvous qu'il n'eût pas été aisé à Racine de réduire en actions les choses que son goût lui a fait rejeter en récit? Dans Phèdre, la femme de Thésée eût attenté, sous les yeux du parterre, à la pudeur d'Hippolyte; au lieu du beau récit de Théramène, on aurait eu les chevaux de Franconi et un terrible monstre de carton; dans Britannicus, Néron, au moyen de quelque stratagème de coulisse, eût violé Junie sous les yeux des spectateurs; dans Bajazet, on eût vu le combat de ce frère du sultan contre les ennuques; ainsi du reste. Racine n'a retranché de ses chefs-d'œuvre que ce que des esprits ordinaires y auraient pu mettre. Le plus méchant drame peut faire pleurer mille fois davantage que la plus sublime tragédie. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie, les larmes qui tombent au son de la lyre d'Orphée; il faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur : les anciens donnaient aux Furies mêmes un beau visage, parce qu'il y a une beauté morale dans le remords.

Cet amour du laid qui nous a saisis, cette horreur de l'idéal, cette passion pour les bancroches, les culs -de-jatte, les borgnes, les moricauds, les édentés; cette tendresse pour les verrues, les rides, les escharres, des formes triviales, sales, communes, sont une dépravation de l'esprit ; elle ne nous est pas donnée par cette nature dont on parle tant. Lors même que nous aimons une certaine laideur, c'est que nous y trouvons une certaine beauté. Nous préférons naturellement une belle femme à une femme laide, une rose à un chardon, la baie de Naples à la plaine de Mont-Rouge, le Parthénon à un toit à porc : il en est de même au figuré et au moral. Arrière donc cette école animalisée et matérialisée qui nous mènerait, dans l'effigie de l'objet, à préférer notre visage moulé avec tous ses défauts par une machine, à notre ressemblance produite par le pinceau de Raphaël.

Toutefois je ne prétends pas ôter aux temps et aux révolutions les changements forcés qu'ils apportent dans les opinions littéraires, comme dans les opinions politiques; mais ces changements ne justifient pas la corruption du goût; ils en montrent seulement une des causes. Il est tout simple que les mœurs, en changeant, fassent varier la forme de nos peines et de nos plaisirs..

Le silence intérieur régna dans la monarchie absolue sous le pouvoir de Louis XIV et sous la somnolence de Louis XV: manquant d'é

motion au dedans, les poètes en cherchaient au dehors; ils empruntaient des catastrophes à Rome et à la Grèce, pour faire pleurer une société assez malheureuse pour n'avoir que des sujets de rire. A cette société si peu accoutumée aux événements tragiques, il ne falfait pas même présenter des scènes fictives trop sanglantes; elle aurait reculé devant des horreurs, eussent-elles eu trois mille ans de date, eussent-elles été consacrées par le génie de Sophocle.

Mais aujourd'hui que le peuple n'étant plus à l'écart, a pris sa place dans notre gouvernement, comme le choeur dans la tragédie grecque; que des spectacles terribles et réels nous ont occupés depuis quarante années, le mouvement communiqué à la société tend à se communiquer au théâtre. La tragédie classique, avec ses unités et ses décorations immobiles, paraît et doit paraître froide : de la froideur à l'ennui il n'y a qu'un pas. Par là s'explique, sans l'excu ser, l'outré de la scène moderne, le fac-simile de tous les crimes, l'apparition des gibets et des bourreaux, la présence des assassinats, des viols, des incestes, la fantasmagorie des cimetières, des souterrains et des vieux châteaux.

Il n'existe ni un acteur pour jouer la tragédie classique, ni un public pour la goûter, l'entendre et da juger. L'ordre, le vrai, le beau, ne sont ni connus, ni sentis, ni appréciés. Notre esprit est si gâté par le laisser-aller et l'outrecuidance du siècle, que si l'on pouvait faire renaître la société charmante des La Fayette et des Sévigné, ou la société des Geoffrin et des philosophes, elles nous paraîtraient insipides. Avant et après la civilisation, lorsqu'on n'a pas ou qu'on n'a plus le goût des jouissances intellectuelles, on cherche la représentation des objets sensibles : les peuples commencent et finissent par des gladiateurs et des marionnettes, les enfants' et les vieillards sont puérils et cruels.

CITATIONS DE SHAKESPEARE.

S'il me fallait choisir parmi les plus beaux ouvrages de Shakespeare, je serais bien embarrassé entre Macbeth, Richard III, Roméo et Juliette, Othello, Jules César, Hamlet, non que j'estime beaucoup dans la dernière pièce le monologue tant vanté, et pour cause, de l'école voltairienne: je me demande toujours comment le prince très philosophe du Danemark pouvait avoir les doutes qu'il manifeste sur l'autre vie : après avoir causé avec la « pauvre ombre >> poor ghost du roi son père, ne devait-il pas savoir à quoi s'en tenir?

Une des plus fortes scènes qui soient au théâtre, est celle des trois reines dans Richard III, Marguerite, Élisabeth et la Duchesse. Écoutez Marguerite retraçant ses adversités pour s'endurcir aux misères de sa rivale, et finissant par ces mots : « Tu usurpes ma « place, et tu ne prendras pas la part qui te revient de mes maux? Adieu, femme d'Yorck! reine des tristes revers! Farewel, Yorck's

• wife! and queen of sad mischance! » C'est là du tragique, et du tragique au plus haut degré.

Je ne sais si jamais homme a jeté des regards plus profonds sur la nature humaine que Shakespeare.

Troisième scène du quatrième acte de Macbeth :

Qui s'avance ici?

MACDUFF.

MALCOLM.

C'est un Écossais, et cependant je ne le connais pas.

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Je le reconnais à présent. Grand Dieu, renverse les obstacles qui nous rendent étrangers les uns aux autres !

ROSSE.

Puisse votre souhait s'accomplir !

MACDUFF.

L'Écosse est-elle toujours aussi malheureuse?

ROSSE.

Hélas! déplorable patrie! elle est presque effrayée de connaître ses propres maux. Ne l'appelons plus notre mère, mais notre tombe. On n'y voit plus sourire personne, hors l'enfant qui ignore ses malheurs. Les soupirs, les gémissements, les cris frappent les airs, et ne sont point remarqués. Le plus violent chagrin semble un mat ordinaire; quand la cloche de la mort sonne on demande à peine pour qui.

O récit trop véritable!

MACDUFF.

MALCOLM.

Quel est le dernier malheur?

...

ROSSE, à Macduff.

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Votre château est surpris, votre femme et vos enfants sont inhumainement massacrés...

Mes enfants aussi?

MACDUFF.

ROSSE.

Femmes, enfants, serviteurs, tout ce qu'on a trouvé.

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MALCOLM.

la vengeance offre un remède à vos maux. Cou

Prenez courage; rons, punissons le tyran.

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