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consciences? Savez-vous quels propos un million de dupes répète journellement sans songer à mal? Sophismes impies, mais arguments commodes, qui flattent la nonchalance des esprits vulgaires, assoupissent leurs remords et leur épargnent le souci de penser et la peine d'agir? Écoutez une de ces absurdes et révoltantes objections que rencontrent à chaque pas les hommes de sens et de cœur, qui, après avoir sérieusement étudié une question tant de fois traitée et encore si mal connue, s'indignent de la voir dédaignée par la sottise, négligée par la pusillanimité ou repoussée par de ténébreuses machinations:

« L'affaire Lesurques est usée et nous en avons les oreilles >> rebattues! Lesurques est mort innocent, nul ne le conteste, > chacun le déplore, mais à quoi bon nous parler toujours de » sa réhabilitation? De deux choses l'une ou elle n'a pas été >> sérieusement tentée, parce qu'elle est impossible; ou elle est >> impossible, puisqu'après soixante-cinq ans de tentatives elle » n'a point réussi. Pareilles entreprises sont de très longue » durée, nous le voulons bien; toutefois certain laps de temps. » écoulé, il semble qu'elles ne sauraient être poursuivies sans » ridicule obstination. Voltaire, nous le savons, mit treize ans » à faire réhabiliter Calas; mais outre que nous n'apercevons

pas le moindre Voltaire parmi les avocats de Lesurques, il est » permis de supposer que Voltaire lui-même se fut lassé >> après soixante-cinq ans de zèle dépensé en pure perte! Le dé» voûment est une belle chose, mais la chevalerie a eu ses Don >> Quichotte! Ne blâmons pas les héros de cette école ; plai» gnons-les seulement, et allons savoir le cours de la Bourse! >>

Ainsi raillent autour de nous, ainsi blasphèment en chœur les ennemis acharnés et les amis indolents de la vérité. Leurs exemples et leurs discours, joints aux cent mille occupations et préoccupations de chaque existence particulière, ont lentement formé et épaississent chaque jour en France cette masse lourde et stagnante de velléités sans effets, de jugements sans conclusion, de vagues désirs et de sympathies inertes, que cherche vainement à remuer le souffle patient de quelques volontés énergiques et de quelques convictions passionnées.

IV

Nette réponse à nos adversaires de bonne
ou de mauvaise foi.

Aux objections spécieuses et aux captieux arguments que soulèvent à la fois les ardents ennemis de la justice et ses tièdes partisans, les cœurs implacables et les esprits irrésolus, nous allons ici présenter la nette réplique des faits et des dates : nous allons montrer en peu de mots par quel enchaînement de causes extraordinaires le plus noble, le plus saint travail de cet âge, commencé depuis trois quarts de siècle, demeure encore inachevé.

Quand nous aurons rapidement esquissé les phases du drame funèbre, quand nous aurons nombré les erreurs et les crimes judiciaires, suites presque logiques d'une première erreur et d'un premier crime, on comprendra la justesse de ces paroles imprimées naguère par un habile et savant avocat: (1)

« Aucun de nous ne peut affirmer qu'il ne mourra pas sur » l'échafaud. L'honnête homme ne peut que se rendre ce témoi» gnage qu'il ne méritera pas d'y mourir. Voilà tout! - Pour» quoi? - Parce que si l'honnête homme peut bien dire : « Je » ne serai jamais criminel, » il ne peut pas ajouter : « Je n'au» rai jamais les apparences d'un criminel! »

Oui, les plus honnêtes et les plus insouciants, cessant enfin de se croire à l'abri des fatales méprises, vont trembler pour eux-mêmes et leur égoïsme épouvanté s'écriera: « Certes, » l'affaire nous regarde, Lesurques nous intéresse, sa cause » est la nôtre, pourquoi tarde-t-on à le réhabiliter? »

Justifions donc, par un calcul exact, l'emploi de soixantecinq années, et une simple opération d'arithmétique vaudra, peut-être, cent plaidoyers éloquents. Chacun reconnaîtra tout à l'heure que DIX ANNÉES A PEINE, SUR SOIXANTE-CINQ, ayant pu être vraiment utilisées, - les défenseurs de Joseph Le

1) M. Frédéric Thomas, Le Siècle du 20 avril 1860.

surques ont jusqu'ici dépensé moins de temps, et par suite, doivent garder autant, sinon plus de confiance que l'immortel vengeur de Calas.

V

Brève histoire de soixante-cinq années.

1796

30 octobre.

Quand la victime du juge Gohier et du député Siméon, (1) quand Lesurques INNOCENT mourut de la mort des assassins, sa famille se composait d'une vieille mère, d'une jeune femme, et de trois petits enfants.

La mère devint folle le jour du supplice, et mourut deux ans après, sans avoir recouvré la raison.

La veuve resta folle pendant sept ans.

Des trois orphelins, l'aîné avait quatre ans.

Une première erreur venait de ravir à ces cinq personnes, un fils, un mari, un père, l'ami commun, le commun protecteur. Aussitôt une seconde erreur étrange, absolument inexplicable, et telle qu'à toute autre place on la nommerait une bévue, dépouilla ces cinq délaissés de la fortune qui leur appartenait, comme mère, veuve et enfants du mort.

(1) L. Jérôme Gohier, né en 1746, mort en 1830, avocat avant 1789, depuis député à l'Assemblée législative, ministre et directeur de la République française, présidait en 1796 le Tribunal criminel de Paris, lorsque Lesurques y comparut avec ses co-accusés. Il montra dans l'exercice de ses redoutables fonctions une légèreté, un enlêtement, un aveuglement, une brutalité, une passion sans exemple et sans excuse. Rudoyant et menaçant les témoins à décharge, il admit sans contrôle les assertions contradictoires des témoins à charge, et quand la maîtresse d'un des scélérats, la fille Bréban, se présenta pour faire les révélations les plus graves et les plus complètes, le jury étant déjà en délibération, Gohler osa dire à cette heure décisive: « — Les débats sont fermés; il n'est plus temps! — » IL N'EST PLUS TEMPS !!! Mots exécrables, qui trahissent une impatience furieuse, une prévention poussée jusqu'à la démence, et qui équivalent à un homicide. Siméon acheva celui que Gohier avait d'abord frappé ! Après le jugement du Tribunal criminel, le condamné s'était pourvu en Cassation, mais son pourvoi avait été rejelé. Une seule ressource restait demander que le Directoire fit, selon son droit, surseoir à l'exécution de la sentence. Sur la requête de M. Guinier, le courageux défenseur de Le

JOSEPH LESURQUES POSSÉDAIT AU MOINS 11 A 12,000 LIVRES DE REVENU. APRÈS SA CONDAMNATION, TOUT CET HÉRITAGE FUT SEQUESTRÉ. Mesure trois fois inique :

1o Parce que le sequestre était aboli depuis 1793 !

2o Parce que Lesurques était innocent.

30 Parce que, Lesurques eût-il été coupable, on ne pouvait confisquer, sur la totalité de ses biens, que 54,525 fr. 35 c, montant de la somme volée au Courrier de Lyon, et que l'innocent, seul solvable parmi les accusés, payait pour tous les coupables.

Si le Trésor se fût contenté de la confiscation, même inique, de ces 54,525 fr. sur un capital produisant 12,000 livres de rente, on voit que veuve et orphelins auraient gardé assez d'aisance, d'abord pour suffire à leurs besoins matériels, ensuite pour se pourvoir en justice contre la fatale méprise et solliciter la révision du procès.

Deux femmes folles, trois enfants en bas âge, cinq malheureux dans le deuil et le dénùment, voilà les représentants que la victime laissait sur terre pour réhabiliter sa mémoire. Ils ne firent rien, ils ne pouvaient rien faire.

Au défaut de la famille impuissante, terrassée, anéantie, un témoin ne tarda guère à se lever pour déposer en faveur de

surques, le Directoire (le 18 octobre 1796) adressa au conseil des Cinq-Cents un message où on lit : « Lesurques, s'il est innocent, doit-il périr sur l'échafaud, parce qu'il ressemble à un coupable? Citoyens représentants, le Directoire appelle votre attention sur cet objet, et vous fait observer qu'il n'y a pas un moment à perdre, puisque DEMAIN MATIN le jugement à mort doit être exécuté. »

Aussitôt, deux députés, Bailleul et Guérin, firent adopter la proposition d'un sursis et la nomination d'une commission de trois membres pour étudier l'affaire. Organc de cette commission, le citoyen Siméon, dans un rapport d'une partialité et d'une perfidie révoltantes, conclut au bien jugé et proposa tout simplement l'ordre du jour, qui fut adopté, malgré les incidents nouveaux, les nouvelles déclarations, les nouveaux mémoires qui arrivaient en foule pour démontrer l'innocence de Lesurques. Le jury nouveau-né, était menacé d'un fâcheux discrédit par la démonstration de son erreur. A l'autorité du jury fut sacrifiée la tête de Lesurques. « Périsse le monde plutôt qu'un principe! » Telle était sans doute la règle de conduite de M. Siméon; nous allons voir par la suite qu'il s'y conforma jusqu'à sa mort avec une opiniâtreté inexorable.

1796

8 novembre.

Lesurques, témoin désintéressé, s'il en fut, témoin suscité par la Providence ! Sa voix aurait dû éclater dans le monde comme un coup de tonnerre: elle fut étouffée sur-le-champ, et l'erreur ici va se perpétuer par le CRIME!

NEUF JOURS après la sanglante exécution, arrivait de Besançon à Paris une longue lettre, qui commençait ainsi :

« Je viens de lire votre rapport sur l'affaire du malheureux Lesurques, condamné pour l'assassinat du Courrier de Lyon. Mon cœur est navré. IL EST INNOCENT! »

A la fin de cette lettre, l'auteur, après avoir démontré jusqu'à la dernière évidence que l'on avait pris et tué Lesurques au lieu de Dubosc, exprimait ainsi sa douleur et sa conviction profondes :

« Le sort de Lesurques m'arrache des larmes. Quelle victime des erreurs de l'humanité! MAIS, S'IL SE PEUT, TRAVAILLEZ A LA RÉHABILITATION DE SA MÉMOIRE; ce sera la stérile consolation de sa famille...

L'honnête homme qui écrivit cette lettre se nommait M. Jarry, ancien juge de paix à Besançon. L'homme à qui cette lettre était adressée était le citoyen Siméon, député aux Cinq-Cents, magistrat déjà célèbre, qui venait de demander, de décider, de précipiter la mort de l'innocent, qui venait de sacrifier la tête de Lesurques à la réputation en péril du jury, institution naissante et fragile encore, unique objet de sa tendresse jalouse et de ses soins paternels.

« IL EST INNOCENT!...... TRAVAILLEZ A LA RÉHABILITATION DE SA MÉMOIRE!...

Ce que M. Siméon éprouva en lisant ces mots, et ce qui se passa dans son âme, Dieu seul le sait; mais ce que nul n'ignore, le voici :

LE CHALEUREUX APPEL DE M. JARRY NE TROUVA POINT D'ÉCHO, ET SA LETTRE, SA TERRIBLE ET PRÉCIEUSE LETTRE RESTA ABSOLUMENT INCONNUE PENDANT TRENTE-SEPT ANS. ELLE NE FUT TIRÉE QU'EN 1833 DES CARTONS DU MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR PAR M. LE COMTE DE MONTALIVET, QUI LA TRANSMIT ALORS AU GARDE DES SCEAUX.

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