ETUDE LITTÉRAIRE SUR ALEXIS DE TOCQUEVILLE C'est une chose digne de remarque que, de tous ceux qui ont écrit sur Alexis de Tocqueville depuis qu'une mort prématurée l'a enlevé à ses amis et à la France, nul n'ait songé à faire sur son talent, comme écrivain, une étude purement littéraire. Il y a là un signe des temps où nous vivons. La mort de Tocqueville, la publication de ses œuvres inédites par M. de Beaumont, la mémorable séance académique dont le retentissement dure encore, ont offert trois occasions successives de parler de lui. Les écrivains les plus éminents les ont saisies; ils ont étudié avec autant de conscience que de talent la nature de son esprit, ses doctrines, sa vie politique, les détails attachants de sa vie privée; quelques-uns même, en appréciant le philosophe ou l'homme politique, ont émis plusieurs idées d'une vraie valeur sur l'homme de lettres; mais aucun, même parmi les plus autorisés à porter un jugement en matière littéraire, n'a paru s'attacher à ce dernier point de vue avec assez de prédilection pour en faire l'objet principal de son travail et pour vouloir aller tout à fait au fond des questions qui s'y rattachent. Deux des premiers maîtres de notre temps dans l'éloquence écrite ou parlée se rencontrent au sein de la réunion la plus littéraire de France, et dans cette arène, pleine jadis du bruit de tant de dissertations sur l'art d'écrire, on les voit échanger à peine quelques mots qui touchent ce sujet. Il faut bien qu'il y ait quelque cause profonde pour écarter ainsi les esprits les plus distingués et en même temps les plus divers d'un terrain sur lequel ils devraient être si naturellement amenés. Cette cause n'est peut-être pas si cachée ni si difficile à découvrir qu'il semblerait à première vue; il suffit, je crois, de porter quelque attention à ce qui se passe autour de nous pour reconnaître que des résultats dans lesquels on serait tenté d'abord de trouver quelque chose de bizarre sont au contraire tout à fait naturels, et, pensant démêler à quoi ils tiennent, je n'hésite pas à dire que je m'en réjouis. Je m'en réjouis, parce que cette force secrète qui nous distrait momentanément des intérêts purement littéraires n'est autre, à mes yeux, qu'un certain réveil de l'esprit public. Si l'on a signalé surtout dans Tocqueville le penseur, l'homme politique, le défenseur éclairé de toutes les libertés, c'est, si je ne me trompe, parce que chacun songe plus en soi-même à des questions de liberté et de politique qu'on n'a occasion, par le temps qui court, de le montrer à l'extérieur; c'est que le besoin de se nourrir de fortes pensées commence, comme à certaines époques de transition, à l'emporter sur celui de goûter la forme dont elles sont revêtues. Tout cela, ce sont des symptômes, et, je le répète, plus je réfléchis à leur signification, plus je me réjouis. Mais qu'il soit permis à une amitié presque aussi longue que nos deux vies, aussi profonde que le cœur de Tocqueville était capable de la ressentir, d'exprimer ici, sans vaine réticence, quelques regrets qu'il ne me semble pas défendu d'avouer. Je ne puis me faire à la pensée que, jusqu'à ce jour, au milieu des pieux devoirs rendus à une mémoire illustre, il soit resté, si je puis m'exprimer ainsi, comme une sorte de lacune, et j'aimerais à la voir remplic. J'avais espéré que quelqu'un de nos plus habiles critiques, tenté par un sujet, selon moi, plein d'intérêt, nous donnerait, à cet égard, une entière satisfaction. Je me sens très-privé de titres pour oser substituer ma voix à la leur, et cependant, soutenu par un très-grand désir de me rapprocher du but autant que mes forces me le permettront, je me hasarde au milieu de difficultés dont je crois, du moins, pouvoir dire que j'aperçois toute l'étendue. J'ai contre moi, je le sais, outre mon insuffisance, le tort même de mon amitié qui peut me rendre suspect à plusieurs de préventions trop favorables à l'auteur que j'étudie, et qui peut aussi, je l'avoue encore, rendre cette suspicion légitime et me devenir quelquefois, à mon insu, une cause effective d'erreur. J'ai pour moi, d'autre part, les possibilités exceptionnelles que m'a fournies ma vie. J'ai vécu, je puis dire, si près des productions littéraires d'Alexis de Tocqueville, j'ai tellement assisté, dans ses principales œuvres, au travail progressif de la création, que mon at tention a été peut-être plus captivée que celle d'un autre par l'étude de sa manière de faire. Aussi, en parlant librement de son talent d'homme de lettres, tel que je le comprends, n'ai-je aucunement la prétention d'émettre des idées générales en matière de critique, mais simplement la volonté plus modeste de me former une opinion propre sur un certain écrivain en particulier. Je suis d'ailleurs soutenu par cette conviction qu'étudier aussi à fond que possible la forme littéraire d'un auteur, c'est contribuer pour sa part, et après que d'autres l'ont jugé d'un point de vue peut-être plus élevé, à entrer plus avant dans l'homme même et dans le plus intime secret de ses pensées. On peut dire d'Alexis de Tocqueville, considéré au point de vue littéraire, qu'il a aimé la forme avec autant de passion que ceux qui la préfèrent au fond, et qu'il a cependant préféré toujours le fond à la forme, car il n'a jamais pris la plume qu'obsédé par des pensées qu'il éprouvait le besoin de livrer au public. Cette passion de la forme était déjà née en lui avant qu'il en eût lui-même conscience, et c'est ce qu'on voit bien, pour peu qu'on veuille feuilleter ses premiers essais de jeunesse ou que l'on jette les yeux sur ses lettres les plus intimes, écrites parfois à des camarades encore presque enfants. Ceux qui ont étudié de préférence le fonds même de ses idées et ses doctrines ont signalé, comme un trait caractéristique de cet esprit consciencieux, la persévérance avec laquelle il réagit sur sa propre pensée plutôt que d'y tolérer quelque chose d'inachevé. On le retrouve, dans les plus petits détails de son style, aussi fidèle à cette habitude que dans ses méditations les plus profondes. Aussi, point de ces négligences, de ces mots de remplissage, de ces passages ébauchés que se permettent, de nos jours, les écrivains même les plus célèbres; partout une grande pureté de langage, une recherche assidue de la perfection; il semble voir un ciseleur, attaché à son œuvre, qui en travaille chaque contour avec une industrieuse habileté. pen Son expression est constamment noble, même lorsqu'elle parait tout unie. Chaque mot a une valeur; chaque terme est d'une propriété admirable et semble sortir, par la force des choses, de la sée même qui l'engendre. On ne sent jamais l'effort pour atteindre à l'énergie. Nulle trace de ces expressions ambitieuses et vagues où la pensée nage entre divers sens; aucune tendance à emprunter des mots au langage spécial d'une profession ou d'une classe pour les transporter dans l'usage général, aucun néologisme stérile, aucune vaine hardiesse, vices littéraires des époques d'égalité sociale si finement signalés dans un chapitre de la Démocratie. Lorsqu'une expression appartient à la fois au style familier et aut grand style, elle a pour Tocqueville un attrait particulier. Ce sont pour lui des occasions de tempérer la dignité habituelle de son langage par une heureuse nuance de naturel et d'aisance; il trouve ainsi parfois, avec une grâce charmante, la facilité de glisser une légère teinte d'ironie sous les formes les plus nobles et en conservant à sa phrase cette physionomie sérieuse qui lui sied si bien. Dans le choix de ses mots, il a quelquefois de l'éclat, quoique jamais il n'y vise, mais plus généralement une force calme et qui se possède; certaines expressions ont, par leur modération même, quelque chose d'accablant. Il a de commun avec les grands maîtres l'accord parfait des mots qui se commandent les uns les autres. Essayez, dans l'une de ses phrases, de faire certains échanges d'épithètes entre les mots auxquels elles s'appliquent, de modifier des qualifications, d'altérer, même très-légèrement, la relation qui lie ensemble les parties élémentaires du discours, et vous verrez si une telle entreprise est exécutable. Plus vous persévérerez dans vos essais, et plus vous sentirez la difficulté grandir, ce qui est le cachet de la vraie perfection. Cette qualité si rare et si précieuse de la rectitude irréprochable dans les assemblages de mots fait d'autant plus ressortir certaines associations hardies d'expressions. Tocqueville possède à fond cet art suprême de pousser aussi loin que le goût peut le permettre des rapprochements de mots qui sembleraient s'exclure et qui saisissent l'esprit par un imprévu savamment combiné, aussi habile d'ailleurs à sauver ces dissonances par l'exquise justesse du sens général où elles sont encadrées qu'il s'est montré entreprenant à les oser. Sa phrase est étudiée avec une application sévère et un scrupule bien rares en ce siècle. Son déploiement ne fait qu'un avec le déploiement de la penséc. Tocqueville n'aimait pas à découper en phrases successives les diverses idées secondaires qui se rattachent à une même idée principale. C'était, selon lui, courir le risque de rendre moins étroit, aux yeux du lecteur, le lien qui les unit; mais il était surtout frappé des inconvénients de cette méthode, lorsqu'il s'agissait simplement des nuances d'une même idée, car il sentait que les dégradations de teintes sont ainsi bien moins fondues et que des facettes à reflets variés remplacent toujours mal une période unique et complète où l'image entière vient se former. Guidé par un sentiment si délicat des effets du langage, il aborda de front, dès son début dans la carrière, les difficultés qu'une pareille méthode lui créait. On sent encore, dans certaines phrases de la Démocratie, quelques vestiges d'efforts et de la complication; mais il devint de jour en jour plus maître de sa plume, et l'Ancien Régime offre fréquemment d'admirables exemples de longues périodes aux formes les plus variées, pleines de souplesse dans chacun de leurs mouvements et de liberté dans l'allure, où la place de chaque mot est calculée avec une science profonde, pour graduer, dans un ordre prévu, les impressions successives que devra recevoir l'esprit du lecteur : « Cependant la Révolution suit son cours à mesure que l'on voit apparaître la tête du monstre, que sa physionomie singulière et terrible se découvre; qu'après avoir détruit les institutions politiques elle abolit les institutions civiles, après les lois change les mœurs, les usages, et jusqu'à la langue; quand, après avoir ruiné la fabrique du gouvernement, elle remue les fondements de la société et semble enfin vouloir s'en prendre à Dieu luimême; lorsque bientôt cette même Révolution déborde au dehors, avec des procédés inconnus jusqu'à elle, une tactique nouvelle, des maximes meurtrières, des opinions armées, comme disait Pitt, une puissance inouïe qui abat les barrières des empires, brise les couronnes, foule les peuples, et, chose étrange! les gagne en même temps à sa cause; à mesure que toutes ces choses éclatent, le point de vue change. » (Ancien Régime et Révolution.) Une période de ce genre dispenserait presque d'en citer d'autres. En voici une seconde du même ouvrage : « Les hommes du dix-huitième siècle ne connaissaient guère cette espèce de passion du bien-être qui est comme la mère de la servitude, passion molle et pourtant tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et pour ainsi dire s'entrelace à plusieurs vertus privées, à l'amour de la famille, à la rẻgularité des mœurs, au respect des croyances religieuses, et même à la pratique tiède et assidue du culte établi, qui permet l'honnêteté et défend l'héroïsme, et excelle à faire des hommes rangés et de lâches citoyens. Ils étaient meilleurs et pires. » La phrase de Tocqueville exige des esprits superficiels et légers un certain degré d'attention qui parfois les met à la gêne, parce qu'elle les contraint à sortir de leurs habitudes distraites; aux esprits sérieux, elle paraît un modèle exceptionnel de clarté ; plus on la relit, plus cette clarté vous illumine, et, si vous y revenez après un long espace de temps, vous vous retrouvez incontinent au même point de lumière où vous étiez resté. On a fait la même remarque sur le nombre limité d'écrivains qui ont laissé une vraie trace dans la carrière des lettres. Quelques écrivains se sont plu à guider l'esprit du lecteur par les mêmes voies où ils avaient passé eux-mêmes et à lui faire découvrir progressivement les aperçus de détail à travers lesquels ils s'étaient élevés à des conclusions générales. Voltaire commence par une anecdote, la Bruyère par un petit trait; puis il s'en présente un autre; le point de vue s'étend insensiblement; votre esprit s'ouvre, soupçonne |