Page images
PDF
EPUB

LA

PHILOSOPHIE CATHOLIQUE

EN ITALIE.

I.

M. ROSMINI ET SES TRAVAUX.

En Italie, les sciences morales, dédaignées par les gouvernemens, proscrites dans les académies, cultivées au hasard dans les universités, tombent d'ordinaire sous la direction d'un homme éminent, qui exerce à ses risques et périls une véritable dictature intellectuelle. Depuis 1815, tout concourt à établir ces dictatures. Les princes, en poursuivant la révolution dans les idées, ont appelé les sympathies libérales sur les penseurs; on a entravé la propagation des principes, et on a ajouté à l'importance de ceux qui en sont les représentans; la politique a voulu se séparer de la science, et c'est de la science qu'on attend toutes les améliorations politiques. Au sein des pays libres, les idées marchent seules; les partis s'en emparent, les discutent, les appliquent; on oppose théorie à théorie, système à système, et chacun

peut revendiquer le droit de libre examen. La critique abaisse les hommes au profit des principes, et la science, incessamment interpellée par des partis qui se combattent, nécessairement insultée par ceux qu'elle condamne, souvent compromise par ceux qu'elle défend, perd en crédit tout ce qu'elle gagne en publicité. Les individus luttent avec courage, mais on sait les repousser; le public s'éclaire, mais il ne se livre à personne; les célébrités s'élèvent vite, mais elles tombent de même. Rien ne résiste à cette discussion permanente qui chaque jour remet en question la société tout entière. Qu'on s'occupe de psychologie: il y aura des socialistes qui dédaigneront les facultés de l'ame, parce qu'elles n'aboutissent pas à une réforme industrielle. Publiez un traité de métaphysique: on fera de Dieu une question de démocratie. Prenez place parmi les écrivains religieux ou les libres penseurs, vous serez également attaqué. Tout se divise dans la société actuelle, il n'y a pas de théorie qui ne puisse se réfugier dans un parti, pas de folie qui ne puisse trouver un interprète et des adhérens. La critique elle-même a perdu sa force, et il ne serait pas toujours téméraire de mesurer le mérite d'un écrivain par le nombre de ses ennemis. Autrefois le blâme d'un homme supérieur était un arrêt sérieux, aujourd'hui c'est un honneur, on accepte le défi. Il y a cinquante ans, quelques voix dominaient encore ce fracas de la presse; depuis, le bruit a doublé, et de nos jours l'influence dictatoriale de Voltaire serait impossible. Il n'en est pas de même en Italie: bien que dominée par l'influence française, la presse italienne conserve de gré ou de force les allures presque solennelles de la renaissance; les écrivains italiens croient encore à l'immortalité; plusieurs d'entre eux s'adressent à la postérité; tous sont illustres, incomparables, chiarissimi, egregi? Les polémiques ne manquent pas, mais une barrière infranchissable les sépare de la politique. Les réputations grandissent lentement; mais, une fois établies, elles exercent une domination qu'il est difficile d'ébranler. En France, un système s'impose avec éclat par l'enseignement officiel ou par la presse politique; en Italie, il se propage obscurément par l'autorité désintéressée de la science personnifiée dans un homme. Se présente-t-il un génie doué de ce talent calme, persévérant, réfléchi, qui sait dominer les obstacles et vaincre les difficultés, les gouvernemens sont impuissans contre son ascendant personnel; en défendant la discussion, ils se sont interdit la critique; en dédaignant les idées, ils ont déconsidéré les écrivains officiels; s'ils recourent aux persécutions, ils sont sûrs de relever la victime, ils sont sûrs qu'à la longue s'établira dans le public cette su

perstition, je dis mal, ce culte qui vénère dans le génie comme un don mystérieux, comme une puissance occulte destinée à faire revivre les grandeurs de l'Italie.

L'économiste Gioja fut au-delà des Alpes le représentant des idées sensualistes, et le juge souverain des réputations jusqu'en 1829. Gioja s'était fait connaître de bonne heure par des écrits politiques et par des satires violentes contre les chefs de la république cisalpine. Plus tard, il conțint son ardeur, ou plutôt il la transporta dans les questions d'économie sociale et de philosophie. Qu'on se figure Helvétius moins l'élégance, Helvétius exaspéré par la persécution, transformé en économiste, traduisant ses démonstrations en calculs d'arithmétique, et accablant ses adversaires sous mille épigrammes mêlées de chiffres tel était Gioja. Sans dépasser les théories de Say, il savait les relever par une érudition piquante, variée, pleine de verve et d'ironie. Comme écrivain, Gioja se montrait tour à tour sec et animé, logique et violent, aride et coloré. Géomètre par l'esprit, pamphlétaire par les passions, il enseignait à l'aide de raisonnemens peut-être vulgaires, mais irrésistibles; il séduisait par l'originalité de la critique et la richesse des aperçus.

A l'autorité acceptée et reconnue de Gioja succéda celle de Romagnosi. Jurisconsulte profond, Romagnosi associait les fortes théories du droit moderne aux grandes traditions de la jurisprudence italienne. En philosophie, il poursuivait la conciliation de Locke et de Leibnitz; en politique, il rêvait une constitution avec des corps savans pour discuter les affaires, de grands jurys de législation pour les décider, et un sénat conservateur pour garantir et protéger les institutions. Tant que dura le gouvernement napoléonien en Italie, il avait servi le pays sans faire naître, sans même deviner les occasions de succès et de fortune; il était resté simple à côté de l'intrigue, droit au milieu de la servilité du temps. Sous la domination autrichienne, il demeura inflexible avec la conscience de son intégrité. Dépouillé de ses emplois, accusé de haute trahison avec Pellico, relâché par défaut de preuves, et presque réduit à l'indigence, Romagnosi, dans ses dernières années, s'adressa au public, en établissant dans les recueils périodiques une sorte d'enseignement national au profit de la jeunesse. La politique lui étant interdite, il parlait d'administration, de droit, de statistique; il suivait dans les chambres d'Angleterre et de France toutes les questions administratives; la route était détournée, mais il finissait par atteindre le but. Les écrits de Romagnosi n'étaient pas de nature à le rendre populaire; ses idées se perdaient dans un labyrinthe d'abstrac

tions, sa parole était obscure, et cependant on l'accueillait avec respect; les moins instruits s'efforçaient de deviner l'intention politique qu'il cachait sous les formes de la science. Sa vie fut si triste, si traversée par les événemens, si calme pourtant par la pensée, si pleine d'espérance et en même temps de réserve; il eut besoin de tant d'énergie contre des obstacles toujours croissans; l'époque d'un triomphe rêvé par le publiciste dès la première révolution semblait à la fin si reculée, si lointaine à celui dont les amis étaient en exil ou au Spielberg, que le dernier souhait de Romagnosi mourant au milieu de la génération nouvelle fut qu'on mît sur sa tombe le mot de saint Paul Cursum consummavi, fidem servavi.

Avec Gioja 'et Romagnosi, le xvIIe siècle finit en Italie. M. GalJuppi introduit à Naples, vers 1828, les doctrines de Reid, mais sans vues d'application, sans intentions politiques, et par conséquent sans influence réelle, malgré son talent et malgré les vingt volumes de sa philosophie écossaise. A l'heure qu'il est, par une destinée que beaucoup de personnes en France pourraient trouver bizarre, la suprématie de Gioja et de Romagnosi est passée à M. Antonio RosminiSerbati, l'un des hommes les plus influens du parti ultra-catholique `italien. M. Rosmini-Serbati appartient à l'une des premières familles 'du Tyrol il est grand seigneur, et cependant il a choisi de bonne heure l'état ecclésiastique. Ses premiers travaux, imprimés en 1821, sont des livres ascétiques; depuis, il a écrit dans les Mémoires de religion, recueil publié à Modène, et dans presque tous les journaux religieux de la Haute-Italie. Attaché au saint-siége et à tous les pouvoirs établis, il n'a pas cessé de combattre pour la cause de la monarchie et de la religion; sa haine contre le XVIIe siècle éclate à chaque page de ses ouvrages; sa vie tout entière est consacrée au culte de sa foi. Jeune encore, il refusa une haute dignité qui lui ouvrait la voie du cardinalat; plus tard, quand sa réputation avait grandi, on lui offrit la place de curé dans sa ville natale: il l'a acceptée. Dans le Tyrol, on l'a vu assister des condamnés sur l'échafaud: une bulle du pape témoigne des services qu'il a rendus à l'église; en Piémont, il a fondé un nouvel ordre religieux, l'ordre des pères de la charité chrétienne. Certes ses actes de dévouement, sa carrière ecclésiastique, n'expliquent pas son influence; la philosophie italienne n'a pas renoncé au voltairianisme, encore moins aux tendances révolutionnaires. Cependant il y a des écrivains, des historiens, des poètes, qui se sont ralliés aux doctrines de M. Rosmini: ces doctrines sont admises ou discutées sur tous les points de l'Italie; des patriotes ont travaillé avec ardeur à

la propagation du rosminianisme, tandis qu'on l'introduisait dans les écoles du Piémont et dans plusieurs séminaires italiens. Cette contradiction apparente d'un prêtre absolutiste qui domine le mouvement d'une littérature libérale ne s'explique qu'à la lecture des livres de M. Rosmini. Là l'homme disparaît complètement devant le penseur, attachons-nous donc à l'histoire de ses idées.

I.

Nous devons nous arrêter d'abord aux Opuscules philosophiques que M. Rosmini recueillit en un volume imprimé à Milan en 1827. Dès la première page, on y reconnaît le prêtre de la restauration: M. Rosmini croit marcher avec la grande majorité européenne vers l'unité spirituelle de l'avenir. La Providence, l'éducation, l'art, voilà les trois sujets qu'il aborde avec un égal enthousiasme.

M. Rosmini se demande au début s'il faut justifier la Providence par la raison, et il répond que la raison doit céder à la foi, comme le sophisme à la vérité, comme l'illusion à la réalité. La raison, dit-il, ne nous offre que des données incertaines, ses moyens se réduisent à la sensation et à l'abstraction, sa portée expire aux confins du monde matériel; il faut donc se soumettre à la foi. D'un autre côté, douteronsnous de la raison? Non, répond M. Rosmini, les théologiens qui doutent de la raison détruisent toute certitude, et la religion elle-même se trouve enveloppée dans cette ruine universelle. Donc nous avons deux facultés, la foi et la raison, in parte cognoscimus, in parte prophetamus. Le rôle de la raison est de chercher à deviner Dieu dans la nature; la sagesse des anciens se développait par la voie des énigmes; de même la sagesse chrétienne doit grandir en s'exerçant sur l'énigme de la révélation. Ce n'est donc pas à une raison athée, ce n'est pas non plus à une foi aveugle qu'il appartient de défendre la Providence. M. Rosmini s'éloigne également de Leibnitz et de Bonald; il croit que les sophismes sur l'origine du mal disparaissent aussitôt que la raison se borne à deviner la révélation. Sommes-nous malheureux? Dieu ne doit rien à sa créature, nous ne pouvons pas l'accuser d'injustice, et si aujourd'hui les philosophes attendent tout de lui, c'est que par illusion ils confondent sa bonté naturelle avec cette bonté qui a été naturalisée en nous par les promesses explicites de la révélation. M. Rosmini part de là pour examiner le plan de la Providence dans la distribution du bien et du mal. Au commencement du monde, l'homme,

« PreviousContinue »