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pourrait plier son éloquence jusqu'à prononcer l'éloge d'un régicide..>> Tout cela est raconté au long dans les Mémoires de M. de Châteaubriand, et puisqu'une illustre et précieuse bienveillance nous a laissé dérober ces pages, nous prendrons sur nous de les citer. Comment avoir le courage de poursuivre quand on peut laisser la parole à l'auteur de René? Notre indiscrétion trouvera son excuse dans notre insuffisance :

:

« Mon discours étant prêt, je fus appelé à le lire devant une commission nommée pour l'entendre il fut repoussé. A l'exception de deux ou trois membres (1), il fallait voir la terreur des fiers républicains qui m'écoutaient et que l'indépendance de mes opinions épouvantait; ils frémissaient d'indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que, s'il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l'Institut, et m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie (2).

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« J'ai l'honneur de prévenir monsieur de Châteaubriand que, lorsqu'il aura le temps ou l'occasion de venir à Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le dis- cours qu'il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour lui reanouveler l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur de le saluer.

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« DARU. »

« J'allai à Saint-Cloud : M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte; l'ongle du lion était enfoncé partout, et j'avais une espèce de plaisir d'irritation à croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colère de Napoléon (3), mais il me dit qu'en conservant la péroraison, sauf une douzaine de mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissemens. On avait copié le discours au château en en supprimant quelques phrases et en en interpolant quelques autres. Peu de temps après, il parut dans les provinces imprimé de la sorte.

(1) M. de Châteaubriand ne dit pas le nom de ces membres; mais je trouve dans Bourrienne que ceux qui se prononcèrent pour le discours furent Suard, Ségur et Fontanes.

(2) Bourrienne confirme le mot de Napoléon que M. de Châteaubriand rapporte. Ce mot fut dit devant Duroc. (Mémoires de Bourrienne, 1829, in-8o, t. V, p. 246.) (3) M. Fiévée entre dans plus de détails que M. de Châteaubriand sur la colère de Napoléon : « Les cris de la faction philosophique sur les conséquences que pouvait avoir ce discours ont été si violens, que l'empereur en a été étourdi. » M. Fié21

ТОМЕ У.

« Ce discours est un des meilleurs titres de l'indépendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que ce discours-là, en pleine académie, aurait fait crouler les voûtes de la salle sous un tonnerre d'applaudissemens. Se figure-t-on, en effet, le chaleureux éloge de la liberté prononcé au milieu de la servilité de l'empire?

« J'avais conservé ce discours avec un soin religieux; le malheur a voulu que tout dernièrement, en quittant l'Infirmerie de Marie-Thérèse, on a brûlé une foule de papiers parmi lesquels le discours a péri. Je le regrette, non pour ce que peut valoir un discours académique, mais pour la singularité du monument. J'y avais placé le nom de mes confrères dont les ouvrages m'avaient fourni le prétexte de manifester des sentimens honorables.

« Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d'un bout à l'autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma réclamation contre l'isolement des affaires, dans lequel on voudrait tenir la littérature, était également stigmatisée au crayon. L'éloge de l'abbé Delille, qui rappelait l'émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d'exil, était mis entre parenthèses; l'éloge de M. de Fontanes avait une croix. Presque tout ce que je disais sur M. de Chénier, sur son frère, sur le mien, sur les autels expiatoires que l'on préparait à Saint-Denis, était haché de traits. Le paragraphe commençant par ces mots : « M. de Chénier adora la liberté, etc.,» avait une double rature longitudinale. Je suis encore à comprendre comment le texte de ce discours corrompu, publié par les agens de l'empire, a conservé assez correctement ce paragraphe :

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« M. de Chénier adora la liberté pourrait-on lui en faire un crime? Les « chevaliers même, s'ils sortaient aujourd'hui de leurs tombeaux, suivraient « les lumières de notre siècle. On verrait se former une illustre alliance << entre l'honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grace infinie, dans nos monumens, les ordres empruntés de la Grèce. »

« La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des be<< soins de l'homme? Elle enflamme le génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l'ami des muses autant que l'air qu'il respire. Les arts peuvent, « jusqu'à un certain point, vivre dans la dépendance, parce qu'ils se servent << d'une langue à part qui n'est pas entendue de la foule; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent dans les fers. Comment trace

vée, plus loin, donne ainsi son opinion à l'empereur :.« M. de Châteaubriand s'est fort bien conduit. Puisqu'il ne pouvait éviter de prononcer l'éloge de M. de Chénier, que voulait-on qu'il fit? Sans y être contraint, si l'orateur avait gardé le silence sur le procès de Louis XVI, c'est dans le discours de M. de Châteaubriand ce que le public aurait spécialement remarqué; le crime n'en aurait pas moins été flétri, et M. de Châteaubriand perdait beaucoup de la considération qu'il s'était acquise.» (Fiévée, Correspondance avec Bonaparte, t. III, p. 184.)

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rait-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire, en écrivant, tout « sentiment magnanime, toute pensée forte et grande? La liberté est si na<< turellement l'amie des sciences et des lettres, qu'elle se réfugie auprès a d'elles, lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples. C'est vous, mes sieurs, qu'elle charge d'écrire ses annales, de la venger de ses ennemis, ⚫ de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité. »

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« Je n'invente, je ne change rien; on peut lire le passage imprimé dans l'édition furtive. L'objurgation contre la tyrannie qui suivait ce morceau sur la liberté, et qui en faisait le pendant, est supprimée en entier dans cette édition de police. La péroraison est conservée; seulement l'éloge de nos triomphes, dont je faisais honneur à la France, est tourné tout entier au profit de Napoléon.

Tout ne fut pas fini. Quand on eut déclaré que je ne serais pas reçu à l'Académie, et qu'on m'eut rendu mon discours, on voulait me contraindre à en écrire un second; je déclarai que je m'en tenais au premier, et que je n'en ferais pas d'autre. Des personnes pleines de grace, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s'intéressèrent à moi. Mme Lindsey, qui m'avait ramené de Calais, parla à Mme Gay, laquelle s'adressa à Mme Regnaud de Saint-Jean-d'Angely: elles parvinrent à remonter jusqu'au duc de Rovigo et l'invitèrent à me laisser à l'écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et l'infortune.

« Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l'année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit pourtant demander à l'Académie, à propos de ces prix, pourquoi elle n'avait point mis sur les rangs le Génie du Christianisme? L'Académie s'expliqua; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage. J'aurais pu leur dire ce qu'un poète grec dit à un oiseau : « Fille de l'Attique, nourrie de miel, toi qui chantes « si bien, tu enlèves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes - pour nourriture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces « lieux, toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu « pas la liberté? Il n'est pas juste qu'une chanteuse périsse du bec d'une de <ses semblables. »

L'édition furtive du Discours dont parle M. de Châteaubriand a entièrement disparu. On serait pourtant curieux de savoir comment l'auteur des Martyrs parlait de l'auteur de Tibère. Un exemplaire rétrouvé par hasard et des copies du temps me permettent de détacher

ce passage:

Je ne troublerai point la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis : il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez malheureux pour trouver un écueil? car, en portant aux cendres

de M. de Chénier le tribut du respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres! Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu'un puissant monarque élève aux mânes de nos rois et de leurs dynasties outragées. « Ah! qu'il eût été plus heureux pour M. de Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques qui retombent enfin sur sa tête! Il a su, comme moi, ce que c'est que de perdre, dans les orages populaires, un frère tendrement aimé! Qu'auraient dit nos malheureux frères, si Dieu les eût appelés dans le même jour à son tribunal? S'ils s'étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute: « Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentimens d'amour et de paix. La mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions « nous coûtent la jeunesse et la vie. » Tels auraient été leurs cris fraternels. « Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles, qui me consolent plus que son ombre, il serait sensible à l'hommage que je rends à son frère, car il était naturellement généreux. Ce fut même cette générosité de caractère qui l'entraîna vers des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu'elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius; mais bientôt, trompé dans ses espérances, son humeur s'aigrit, son talent se dénature. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentimens affectueux qui font le charme de la vie? Heureux s'il n'eût vu d'autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né! s'il n'eût contemplé d'autres ruines que celles de Sparte et d'Athènes! Je l'aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse; ou bien, puisqu'il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus porté par nos tempêtes? Le silence des forêts aurait calmé cette ame troublée, et les cabanes des sauvages l'eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vains souhaits! M. de Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d'une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s'incliner lentement sur la tombe.... »

J'ai laissé volontiers la parole à M. de Châteaubriand, mais je n'oserais pas la reprendre après lui.

CHARLES LABITTE.

DU

MOUVEMENT CATHOLIQUE.

SECONDE PARTIE.'

V. LES MAÎTRES ÈS-ARTS DE L'enseignement.

Une polémique fort vive s'est engagée, dans ces derniers temps, entre l'Université et le clergé à l'occasion de la liberté de l'enseignement : la bataille dure encore. Disputes, pamphlets, rien n'a manqué; c'est une croisade qui demanderait une histoire : il suffira d'en indiquer les principaux accidens pour faire juger des prétentions toujours exagérées du parti ultra-catholique. La question de la liberté de l'enseignement fut agitée, pour la première fois après 1830, par le journal l'Avenir. Le public et le clergé même restèrent alors indifférens. En 1837, un projet de loi fut discuté à la chambre, mais sans amener de résultat; enfin, la discussion ayant été reprise en 1840, il y eut cette fois une certaine rumeur dans les partis. Au moment des débats parlementaires, les évêques protestèrent contre la législation qui régit les ecoles secondaires ecclésiastiques désignées sous le nom de petits séminaires, et il est bon de rappeler, en passant, que cette législation est l'œuvre de la restauration, et d'un évêque, M. Feutrier, qu'on a du reste damné depuis

1 Voyez la livraison du 1er janvier.

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