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jour si favorable aux incantations mystérieuses. Le silence aussi était de rigueur, un silence de mort, çà et là interrompu par le cliquetis d'une cuiller retombant sur la soucoupe de porcelaine ou l'éclat de rire aussitôt réprimé d'un incrédule devisant dans son coin. Que diraient Eschenmayer, Kerner, ces esprits sérieux, ces hommes de conviction et d'enthousiasme, s'ils apprenaient qu'une science à laquelle ils ont voué leur vie, qu'une étude dont ils ne s'approchaient qu'avec recueillement, sert chez nous à défrayer les loisirs d'une soirée? A coup sûr, ils n'y voudraient pas croire, et cependant rien n'est plus vrai. Pourquoi le théâtre respecterait-il des choses qu'un dilettantisme imprudent a dépouillées pour nous désormais de leur prestige scientifique? Nous avons parlé de dilettantisme; à quoi n'a-t-il pas touché? N'avonsnous pas vu le dogme catholique lui-même devenir dans ses mains un objet de distraction et d'agréable passe-temps? Le roman avait eu son heure, il fallait bien que la théologie eût la sienne. Mais que nous voilà loin de notre sujet! Aussi n'aurons-nous garde d'y revenir; passons au ballet nouveau.

Si Cagliostro nous montre Mme Thillon en prophétesse, le corps disparaissant sous de longs voiles, le front ceint d'un bandeau de chêne vert, Lady Harriett nous introduit à Bedlam. Après le magnétisme, la maison des fous; l'un mène à l'autre, rien de plus simple. Que dites-vous de ces aliénés à l'oeil hagard, au sourire hébêté, de ces rois affublés de couronnes postiches, de ces poètes à longue barbe, de tant de pauvres diables, hommes et femmes en haillons, qui dansent éperdument, et pour compléter la scène finissent par s'arracher les cheveux? Un pareil spectacle vous semble-t-il de nature à vous egayer beaucoup? Or, cela s'appelle, en termes de coulisses, un ballet d'action. Qu'est-ce donc qu'un ballet d'action? Une chose qui d'ordinaire ne se met guère en peine de briller par l'originalité du sujet ou le mouvement des combinaisons. On le conçoit de reste; si cette action dont vous parlez tant avait eu pour elle la moindre chance de trouver ailleurs son emploi, vous en auriez fait bien vite un opéra, une comédie, un drame, un mélodrame, tout plutôt qu'un ballet. Ce qui ne saurait être dit, on le chante, s'écrie le Figaro de Beaumarchais; ce qui ne peut être dit ni chanté, on le mime. De là le ballet d'action. - Lady Harriet s'ennuie dans sa villa, et, pour rompre la monotonie de son existence désœuvrée, l'indolente jeune fille imagine de se faire servante, et la voilà se mêlant au groupe de paysannes qui vont S'engager au marché. Prendre un balai pour chasser l'ennui, l'expédient nous semble bien trouvé! Malheureusement on ne s'avise jamais de tout; le traité signé, le nouveau maître de lady Harriet entend qu'on s'y conforme; en quoi le drôle a bien raison, et tout le monde conviendra qu'un garçon de vingt ans auquel échoit, pour tenir son ménage, une fillette du minois et de la taille de Mlle Adèle` Dumilatre, est en droit d'y regarder à deux fois avant de rompre son contrat. Cependant la gentille alouette prise au piége se dégage et s'envole, emportant le cœur du beau fermier, qui se fait soldat, obtient un grade dans l'armée en sauvant à la chasse les jours de la reine,

et finit, après mille tribulations, par devenir fou de désespoir et d'amour. En présence d'une pareille extrémité, lady Harriet songe à réparer le mal qu'elle a causé. Elle épouserait bien le damoiseau; mais comment faire? on ne peut cependant se marier avec un fou. Qu'à cela ne tienne; les auteurs ont trouvé dans le dénouement de la Grace de Dieu un moyen efficace, et qui ne saurait manquer de remettre en état cette pauvre cervelle. On ramène Lionel à la ferme, et tout à coup, à un signal donné, lady Harriet apparaît vêtue en servante, comme au premier acte. Il n'en faut pas davantage pour rendre à la raison notre amoureux, et la meilleure douche n'eût pas mieux fait. — Je le demande, quel profit la danse et la musique peuvent-elles tirer d'une action pareille? Où est la grace, le motif, dans cet assemblage de scènes qu'on prendrait pour une de ces héroïdes du boulevard dépouillée de son jargon sentimental? Non, encore une fois, le ballet n'est point cela; le ballet vit de fantaisie et n'a que faire de ces passions dont il ne parle ni ne comprend la langue. Long-temps il eut l'Olympe pour domaine; depuis la Sylphide, de nouveaux royaumes se sont ouverts à lui : les régions vaporeuses de l'air, la grotte des ondines, la caverne des gnomes et des kobolds. Ces régions, direz-vous, il les a toutes parcourues; n'importe, l'imagination a ses ressources. Et d'ailleurs, pourquoi la légende s'épuiserait-elle si vite, quand la mythologie a fourni des siècles d'existence? Ce qui manque, avouons-le tout de suite, ce ne sont point les idées, mais les danseuses pour les rendre; ce qui manque, c'est Taglioni, c'est la Elssler. De tant de richesses passées, on n'a su conserver que la Carlotta, talent surfait sans aucun doute, mais qui, dans l'absence d'autres plus glorieux, vaut certes bien son prix; alors pourquoi s'en passe-t-on ? Est-ce à chanter dans l'opéra nouveau qu'on la destine? Vraiment, cette situation de l'Académie royale ne saurait se prolonger davantage. On éprouve je ne sais quel serrement de cœur à parler de ce noble théâtre, jadis si magnifique, si splendide, si pourvu de nombreuse et puissante clientelle, et maintenant presque abandonné. Qu'il s'agisse de musique ou de danse, d'un opéra ou d'un ballet, partout les brèches sont ouvertes, et des deux genres, menés jadis de front si vaillamment, à peine reste-t-il çà et là quelque sujet attardé, espèce d'oiseau dépareillé dont l'attitude contristée semble trahir l'isolement.

HUW

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

14 mars 1844.

Un vote inattendu est venu tromper les prévisions publiques : il faut le comprendre et en mesurer la portée véritable. Les interpellations relatives à Taïti avaient soulevé un débat dont l'issue n'était pas douteuse, si la question ministérielle posée par M. Ducos à la fin de la première séance n'avait eu pour résultat d'en changer brusquement le cours. La chambre, associée au sentiment public, déplorait l'acte consommé par le cabinet en l'absence de renseignemens suffisans; elle était vivement blessée de l'empressement mis à condamner des hommes envoyés sans instructions à quatre mille lieues de la patrie, dans une situation délicate et difficile; son équité ne lui permettait pas de comprendre qu'on leur refusât le droit de constater les faits et de se justifier devant le gouvernement qui les avait récemment déclarés dignes de la plus entière confiance. Comment son sens intime n'aurait-il pas été froissé par un désaveu qui ne portait pas seulement sur les actes, mais qui infirmait le droit même en vertu duquel MM. Dupetit-Thouars et Bruat avaient agi? La chambre eût compris la clémence et se révoltait contre la faiblesse. Elle était disposée à admettre que les réparations dues à la France avaient peut-être été poussées trop loin pour le parlement comme pour le pays, quelques faits restaient obscurs, quelques circonstances avaient besoin d'être éclaircies. On eût donc compris et approuvé l'envoi d'un agent supérieur chargé de compléter l'instruction et muni de pleins pouvoirs pour aviser sur les lieux mêmes personne n'aurait condamné des concessions faites à Taïti en parfaite connaissance de cause, en dehors de l'action de tout cabinet étranger; mais le parlement s'est ému avec la France tout entière d'un désaveu jeté, dans les formes les plus acerbes, à des marins qui ont agi sous l'inspiration de vives et légitimes susceptibilités.

Lorsqu'on engage son pays dans une entreprise lointaine et difficile, et qu'on aspire au rôle de colonisateur, il n'y a, pour un pouvoir intelligent, qu'une seule alternative. Il faut prévoir toutes les éventualités et donner des instructions applicables à toutes les circonstances, en interdisant rigoureu sement de les dépasser, ou bien on doit se montrer décidé à couvrir d'une

approbation générale les actes des hommes investis de la confiance de l'administration.

Telle est la méthode invariable de l'Angleterre. Il n'y a guère plus d'un siècle que le fort William n'était qu'un point isolé sur le vaste continent asiatique : aujourd'hui cette forteresse est le centre d'un empire de soixante millions d'hommes. Ces progrès successifs sont l'œuvre, à bien dire, individuelle des personnages éminens auxquels la Grande-Bretagne a confié le soin de sa fortune dans le monde nouveau vers lequel la portait une glorieuse fatalité. Depuis lord Clives jusqu'à lord Cornwallis, presque tous ont agi sans instructions, et souvent même, dans des circonstances décisives, contrairement aux projets bien connus du gouvernement et du bureau de la compagnie des Indes. Il n'est pourtant pas une conquête qui n'ait été acceptée, pas un progrès de la puissance anglaise dans ces vastes régions qui ait été répudié par le parlement ou le cabinet. Au moment où un vaisseau cinglait peut-être du hâvre de Portsmouth pour porter dans l'Océan Pacifique l'annonce du châtiment (castigation) infligé par le gouvernement français aux chefs d'une division navale, la malle des Indes annonçait à l'Europe que le gouverneur-général venait de s'emparer de Gwalior, et l'Angleterre acceptait sans hésiter ce nouveau triomphe, quelque sanglant qu'en fût le prix. Or, le maharajah qui paie aujourd'hui par la perte de son royaume sa résistance aux ordres de lord Ellenborough était assurément plus fondé dans son droit que ne l'était la reine Pomaré dans ses bizarres et capricieuses prétentions. Le gouverneur-général exigeait péremptoirement que la régence fût confiée à une créature de l'Angleterre, et que les ennemis de cette puissance lui fussent livrés : il réclamait de Scindiah des parties considérables de territoire pour l'amélioration des lignes frontières, le licenciement d'une portion notable de son armée, et même, selon les journaux de Bombay, la remise d'un parc complet d'artillerie créé depuis un demi-siècle.

Ce sont ces étranges prétentions qui ont été consacrées par la double victoire de Gwalior et de Punnaïr; c'est pour cela que mille Anglais et plus de quatre mille Mahrattes sont morts dans une lutte acharnée. Soit, ne nous plaignons pas de ce succès, et subissons sans mot dire cette nouvelle extension de la puissance britannique. La conquête de l'Asie indienne, telle est l'œuvre, telle est la mission de l'Angleterre. Mais de semblables précédens ne nous donnent-ils donc pas le droit d'appliquer les lois de la guerre et les conséquences nécessaires de tout protectorat, dans les îles sans importance et sans valeur où notre gouvernement est allé placer le pavillon de la France, par une initiative toute spontanée, en faisant même une question de cabinet du maintien d'une œuvre à laquelle l'année dernière la chambre hésitait fort à s'associer? Qui osera dire qu'après le blâme solennel infligé à l'amiral Dupetit-Thouars, nous nous retrouverons à Taïti dans la position déterminée par le traité du 9 septembre? Qui ne voit que, si nous conservons encore pour quelque temps le protectorat matériel de cet archipel, le protectorat moral est désormais dévolu à l'Angleterre ? Ignore-t-on d'ailleurs que le parti religieux qui a poussé dans cette affaire le cabinet anglais, parfaitement

indifférent sur la question même, ne considère pas son travail comme terminé, et que, de concert avec certains coréligionnaires français, il ne se reposera pas avant d'avoir assuré la pleine sécurité des missionnaires méthodistes, c'est-à-dire avant d'avoir obtenu l'évacuation des îles de la Société par les forces militaires de la France? Alors notre entreprise dans le grand Océan Pacifique sera ramenée aux modestes proportions qui lui avaient d'abord été assignées : la possession de quelques rochers aux Marquises, › sans terre végétale et quelquefois sans eau potable, avec l'obligation ruineuse d'y transporter des rations de bord pour faire vivre la garnison.

En appréciant la question qui lui était soumise, la conscience publique n'a pu d'ailleurs l'isoler de l'ensemble de notre situation politique. C'est cette situation tout entière que l'évènement de Taïti a révélée avec toutes ses exigences, et qu'il a mise en quelque sorte en relief pour le vulgaire.

Lorsque l'esprit public est excité et qu'une idée fixe s'est emparée d'un grand peuple, il n'y a plus de question isolée; tous les faits revêtent à ses yeux la couleur dominante; il y retrouve toujours la manifestation symptomatique du mal permanent qu'il redoute et qu'il poursuit. C'est en cela que l'affaire de Taïti a été si funeste, et qu'elle a contribué peut-être plus › que toute autre à pousser l'opinion sur la pente dangereuse vers laquelle elle est invinciblement entraînée depuis plusieurs années. La France est convaincue que sa politique n'est pas libre, et qu'elle est fatalement condamnée à une seule alliance. Cette alliance même la blesse beaucoup moins dans ses intérêts que cette sorte de contrainte ne la blesse dans ses plus ardentes susceptibilités. C'est là ce qu'on n'a malheureusement pas paru comprendre; c'est ce sentiment de défiance qu'on a eu parfois l'imprudence d'exciter, alors qu'il eût fallu tout faire pour l'empêcher de naître. On ne s'est pas contenté, depuis trois ans, de recueillir les bénéfices de l'alliance anglaise dans l'intérêt de la paix générale et de la consolidation de notre régime intérieur; on s'est complu à étaler cette alliance aux yeux de l'Europe, on a voulu la faire accepter au pays comme une sorte de religion politique, et l'imprudence de cette tentative a provoqué une réaction dont il est difficile de mesurer les conséquences.

La France aspirait à se rapprocher du continent: on l'a jetée violemment dans les bras de l'Angleterre, en déclarant cette union nécessaire à sa sécurité, en même temps qu'on la proclamait la plus glorieuse et la plus féconde qui se pût imaginer. On ne l'a pas présentée seulement comme une néces›sité actuelle et transitoire, on l'a élevée à la hauteur d'une théorie permanente et fondamentale; on en a fait plus qu'une question ministérielle, on a quelquefois semblé la poser comme une question de dynastie.

Outragée par le brusque abandon de l'Angleterre en 1840, la France crut que, dans un isolement puissant et fier, elle pourrait être respectée de l'Europe et préparer elle-même ses destinées. Elle aimait à penser qu'il existait un milieu pour elle entre l'état de guerre et la soumission aux projets des puissances signataires de la convention du 15 juillet. Interprète des sentimens nationaux à la tribune nationale, le cabinet du 29 octobre parut un moment

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