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Constitution, toute la Constitution. Il a long-temps que je prévoyais une grande catastrophe, résultat nécessaire de cette Constitution, révisée par des égoïstes qui, comme ceux dont j'ai déjà parlé, ne travaillaient que pour eux, et surtout du caractère des intrigans qui la défendaient. Dissimulation, cupidité, et poltrorerie étaient les attributs de ces charlatans. Fanatisme, intrépidité et franchise, formaient le caractère de leurs ennemis. Il ne fallait pas des lunettes bien longues pour voir qui devait l'empor

ter. >

L'attention qu'on avait à m'écouter, et à laquelle j'avoue que je ne m'attendais pas, m'encourageait, et j'allais faire le résumé de mille raisons qui me font préférer le régime républicain à celui de la Constitution ; j'allais répéter ce que je disais tous les jours dans la boutique de M. Desenne, lorsque le concierge entra tout effaré, pour avertir qu'un prisonnier se sauvait par une cheminée. Le président lui dit de faire tirer sur lui des coups de pistolet; mais que, s'il s'échappait, le guichetier en répondait sur sa tête. C'était le malheureux Mausabré. On tira contre lui quelques coups de fusil, et le guichetier, voyant que ce moyen ne réussissait pas, alluma de la paille. La fumée le fit tomber à moitié étouffé; il fut achevé devant la porte du guichet.

Je repris mon discours, en disant: Personne, messieurs, n'a désiré plus que moi la réforme des abus... Voilà des brochures que j'ai composées avant et pendant la tenue des états-généraux ; elle prouvent ce que je dis. J'ai toujours pensé qu'on allait trop loin pour une Constitution, et pas assez pour une république. Je ne suis ni jacobin ni feuillant. Je n'aimais pas les principes des premiers, quoique bien plus conséquens et plus francs que ceux des seconds, que je détesterai jusqu'à ce qu'on ait prouvé qu'ils ne sont pas la cause de tous les maux que nous avons éprouvés. Enfin nous sommes débarrassés d'eux... >

Un juge, d'un air impatienté: « Vous nous dites toujours que vous n'êtes pas ça, ni ça : qu'êtes-vous donc ?

› — J'étais franc royaliste. »

Il s'éleva un murmure général qui fut miraculeusement apaisé

par le juge qui avait l'air de s'intéresser à moi, qui dit mot pour

mot :

Ce n'est pas pour juger les opinions que nous sommes ici; c'est pour en juger les résultats (1). »

A peine ces précieux mots furent-ils prononcés, que je m'écriai: Oui, messieurs, j'ai été franc royaliste, mais je n'ai jamais été payé pour l'être. J'étais royaliste, parce que je croyais qu'un gouvernement monarchique convenait à ma patrie ; parce que j'aimais le roi pour lui et franchement. J'ai conservé ce sentiment dans mon coeur jusqu'au 10 août.

Le murmure qui s'éleva avait un son plus flatteur que l'autre ; et pour entretenir jusqu'à la conclusion la bonne opinion qu'on avait de moi, j'ajoutai:

« Je n'ai jamais entendu parler des complots que par l'indignation publique. Toutes les fois que j'ai trouvé l'occasion de secourir un homme, je l'ai fait, sans lui demander quels étaient ses principes... Voilà des journaux (2), même patriotes, qui prou, vent ce que j'ai l'honneur de vous dire. J'ai toujours été aimé des paysans de la terre dont j'étais seigneur; car, dans le moment où l'on brûlait les châteaux de mes voisins, je fus dans le mien, à Saint-Méard; les paysans vinrent en foule me témoigner

(4) Les génies de Rousseau et de Voltaire réunis, en plaidant ma cause, auraient-ils pu mieux dire.

(2) Je leur montrai quelques jeurnaux dans lesquels il est parlé de moi favora blement.

Le sieur Gorsas', qui avait, plus que personne; à se plaindre du Journal de la Cour et de la Ville, n'aurait pas dit, le lendemain de ma délivrance, s'il m'en avait cru le rédacteur, ce qu'il a dit dans le n. 6 de son journal (le Courrier des quatre-vingt-trois départemens ).

« Le chevalier Saint - Meard avait fourni quelques articles au Journal de la » Couret de la Ville, mais ces articles n'avaient pas le caractère de la hideuse ma» lignité. Le chevalier de Saint-Méard confesse franchement qu'il avait été roya>> liste, parce qu'il avait cru Louis XVI de bonne foi. Il ne nie point ses articles, » et le chevalier Saint-Meard est enlevé dans les bras et porté en triomphe chez » lui: on lui donna même un titre à sa décharge. Le chevalier de Saint» Méard n'était véritablement pas auteur de ces articles révoltans qu'on trouvait » souvent dans ce journal, et il a prouvé, dans quelques circonstances que nous » avons citées, qu'il était capable de bons procédés, et qu'il avait le cœur excel » lent. » (Notes de Saint-Meard. )

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le plaisir qu'ils avaient de me voir, et plantèrent un mai dans ma cour. Je sais que ces détails doivent vous paraître bien minutieux; mais, messieurs, mettez-vous à ma place, et jugez si c'est le moment de tirer parti de toutes les vérités qui peuveut m'être avantageuses. Je peux assurer que pas un soldat du régiment d'infanterie du Roi (1), dans lequel j'ai servi vingt-cinq ans, n'a eu à se plaindre de moi; je peux même me glorifier d'être un des officiers qu'ils ont le plus chéris. La dernière preuve qu'ils m'en ont donnée n'est pas équivoque, puisque deux jours avant l'affaire de Nancy, moment où leur méfiance contre les officiers était à son comble, ils me nommèrent leur général, et m'obligèrent de commander l'armée qui se porta à Lunéville pour délivrer trente cavaliers du régiment de Mestre-de-Camp, que les carabiniers avaient faits prisonniers, et pour leur enlever le général Malseigne... ›

Un des juges. Je verrai si vous avez servi au régiment du Roi. Y avez-vous connu M. Moreau?

>

Qui, monsieur : j'en ai même connu deux; l'un, trèsgrand, très-gros et très-raisonnable; l'autre, très-petit, trèsmaigre, et très..... >

Je fis un mouvement avec la main, pour désigner une tête légère,

Le même juge. C'est cela même; je vois que vous l'avez

connu..

Nous en étions là, lorsqu'on ouvrit une des portes du guichet qui donne sur l'escalier, et je vis une escorte de trois hommes. qui conduisait M. Margue...., ci-devant major, précédemment mon camarade au régiment du Roi, et mon compagnon de chambre à l'Abbaye. On le plaça, pour attendre que je fusse jugé, dans l'endroit où l'on m'avait mis quand on me conduisit dans le guichet.

Je repris mon discours.

Après la malheureuse affaire de Nancy, je suis venu à Pa

(1) Un des juges me marcha sur le pied pour m'avertir apparemment que j'allais me compromettre. J'étais sûr du contraire. (Note de Saint-Méard. )

ris, où je suis resté depuis cette époque. J'ai été arrêté dans mon appartement, il y a douze jours. Je m'attendais si peu à l'être, que je n'avais pas cessé de me montrer comme à mon ordinaire. On n'a pas mis les scellés chez moi, parce qu'on n'y a rien trouvé de suspect. Je n'ai jamais été inscrit sur la liste civile. Je n'ai signé aucune pétition. Je n'ai eu aucune correspondance répréhensible. Je ne suis pas sorti de France depuis l'époque de la révolution. Pendant mon séjour dans la capitale, j'y ai vécu tranquille; je m'y suis livré à la gaieté de mon caractère, qui, d'accord avec mes principes, ne m'a jamais permis de me mêler sérieusement des affaires publiques, et encore moins de faire du mal à qui que ce soit. Voilà, messieurs, tout ce que je peux dire de ma conduite et de mes principes. La sincérité des aveux que je viens de faire doit vous convaincre que je ne suis pas un homme dangereux. C'est ce qui me fait espérer que vous voudrez bien m'accorder la liberté que je vous demande, et à laquelle je suis attaché par besoin et par principes. >

Le président, après avoir ôlé son chapeau, dit : « Je ne vois rien qui doive faire suspecter monsieur ; je lui accorde la liberté. Est-ce votre avis? >

Tous les juges. Oui! oui! c'est juste. ›

A peine ces mots divins furent-ils prononcés, que tous ceux qui étaient dans le guichet m'embrassèrent. J'entendis au-dessus de moi applaudir et crier bravo! Je levai les yeux, et j'aperçus plusieurs têtes groupées contre les barreaux du soupirail du guichet; et comme elles avaient les yeux ouverts et mobiles, je compris que le bourdonnement sourd et inquiétant, que j'avais entendu pendant mon interrogatoire, venait de cet endroit.

Le président chargea trois personnes d'aller en députation annoncer au peuple le jugement qu'on venait de rendre. Pendant cette proclamation, je demandai à mes juges un résumé de ce qu'ils venaient de prononcer en ma faveur ; ils me le promirent. Le président me demanda pourquoi je ne portais pas la croix de Saint-Louis, qu'il savait que j'avais. Je lui répondis que mes camarades prisonniers m'avaient invité à l'ôter. Il me dit que

l'as

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semblée nationale n'ayant pas défendu encore de la porter, on paraissait suspect en faisant le contraire. Les trois députés rentrèrent, et me firent mettre mon chapeau sur la tête; ils me conduisirent hors du guichet. Aussitôt que je parus dans la rue, un d'eux s'écria: Chapeau bas..... citoyens, voilà celui pour lequel vos juges demandent aide et secours. Ces paroles prononcées, le pouvoir exécutif m'enleva, et, placé au milieu de quatre torches, je fus embrassé de tous ceux qui m'entouraient. Tous les spectateurs crièrent: Vive la nation! Ces honneurs, auxquels je fus très-sensible, me mirent sous la sauvegarde du peuple, qui, en applaudissant, me laissa passer, suivi des trois députés que le président avait chargés de m'escorter jusque chez moi. Un d'eux me dit qu'il était maçon, et établi dans le faubourg Saint-Germain; l'autre, né à Bourges, et apprenti perruquier. Le troisième, vêtu de l'uniforme de garde national, me dit qu'il était fédéré. Chemin faisant, le maçon me demanda si j'avais peur. Pas plus que vous, lui répondis-je. Vous devez vous être aperçu que je n'ai pas été intimidé dans le guichet; je ne tremblerai pas dans la rue. Vous auriez tort d'avoir peur, me dit-il, car açtuellement vous êtes sacré pour le peuple; et si quelqu'un vous frappait, il perirait sur-le-champ. Je voyais bien que vous n'étiez pas une de ces chenilles de la liste civile; mais j'ai tremblé pour vous, quand vous avez dit que vous étiez officier du roi. Vous rappelez-vous que je vous ai marché sur le pied? Qui; mais j'ai cru que c'était un des juges.-C'était parbleu bien moi ; je croyais que vous alliez vous fourrer dans le haria, et j'aurais été faché de vous voir faire mourir, mais vous vous en êtes bien tiré; j'en suis bien aise, parce que j'aime les gens qui ne boudent pas. Arrivés dans la rue Saint-Benoît, nous montâmes dans un fiacre qui nous porta chez moi. Le premier mouvement de mon hôte, de mon ami, fut, en me voyant, d'offrir son portefeuille à mes conducteurs qui le refusèrent, et qui lui dirent, en propres termes Nous ne faisons pas ce métier pour de l'argent. Voilà votre ami; il nous a promis un verre d'eau-de-vie; nous le boirons et nous retournerons à notre poste. » Ils me demandè

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T. XVIII.

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